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ce seront ces rapports qu'il nous importera essentiellement de connaître, afin d'y conformer, autant qu'il dépend de nous, non seulement nos actions et notre conduite, mais aussi nos penchants, nos désirs, nos pensées, nos opinions, et surtout nos habitudes. Quant au rapport qui existe nécessairement entre le bonheur et la vertu, peut-on affirmer qu'il suffise d'être vertueux pour être heureux? Il est évident que, dans bien des cas, l'accomplissement de nos devoirs exige des travaux assidus, des efforts pénibles, des sacrifices douloureux, et il est malheureusement trop vrai que quelquefois les actions les plus généreuses peuvent nous exposer à des persécutions cruelles ou à de longues infortunes. Mais on peut dire aussi avec vérité que l'homme qui a bravé tous ces maux pour remplir son devoir, a dû sentir qu'il aurait souffert davantage, s'il y avait manqué ; qu'en un mot il aurait été plus malheureux encore, en agissant autrement qu'il a fait. Ainsi, il y a dans le malheur même qui est le résultat d'une conduite vertueuse, une consolation, un degré de satisfaction, qui non seulement en diminue l'amertume, mais qui lui donne une véritable dignité, et qui l'élève, aux yeux de toute ame noble et généreuse, audessus des prospérités les plus éclatantes, quand elles sont le résultat d'actions injustes ou coupables. Cellesci ne peuvent donc jamais procurer un bonheur réel. Que l'on parcoure toutes les histoires, que l'on

observe, avec une attention suivie, avec un esprit exempt de prévention et de préjugés, les situations en apparence les plus dignes d'envie, et l'on reconnaîtra combien ceux qui y sont parvenus par des moyens que la conscience réprouve, sont loin d'être aussi heureux qu'ils le paraissent; et l'on se convaincra de cette vérité confirmée par l'expérience de tous les siècles s'il est possible que l'on soit quelquefois malheureux en pratiquant la vertu, ou même pour l'avoir pratiquée, au moins est-il tout-à-fait impossible de trouver un bonheur véritable hors de la vertu.

Enfin, plus on observe les hommes, plus on acquiert l'expérience du monde et de la société, plus on a lieu de reconnaître que le bonheur de chaque individu dépend essentiellement, 1o de son caractère, c'est-à-dire de sa manière de sentir, soit naturelle, soit acquise; 2° du degré de lumière de son esprit, et de la juste appréciation qu'il sait faire des maux et des biens; 3° des habitudes raisonnables qu'il a contractées. D'où il est naturel de conclure que c'est en nous-mêmes et dans une continuelle attention sur toutes les parties de notre constitution physique, morale et intellectuelle, en un mot dans la direction que nous saurons donner à nos facultés, beaucoup plus que dans aucune circonstance extérieure, de rang, de fortune, de profession, etc., que nous pouvons trouver les moyens d'être heureux.

13. De la Liberté morale et du Libre arbitre. Opinions contradictoires sur ce sujet.

Mais si tout homme désire le bonheur, et si l'on ne peut le trouver que dans la vertu, dépend-il toujours de nous de suivre un système de conduite conforme au devoir, en prenant ce mot dans toute l'étendue de son acception? Sommes-nous toujours maîtres de faire le bien autant que nous le voudrions? En un mot, l'homme est-il libre, jouit-il constamment de la plénitude de la liberté qu'on peut appeler morale, ou du moins à quelles conditions et jusqu'à quel point en jouit-il?,

On ne saurait s'empêcher d'être surpris de l'extrême opposition que l'on trouve dans les opinions des philosophes et des moralistes sur cette question, et du peu d'accord que l'on remarque non seulement entre ceux qui professent des doctrines différentes, mais aussi entre ceux qui adoptent un même système. Enfin, les plus illustres d'entre eux n'ont pas craint d'énoncer à cet égard des opinions tout-à-fait contradictoires. Les stoïciens, par exemple, regardaient, d'une part, tous les événements de l'univers comme produits et enchaînés les uns aux autres par une invincible nécessité. Dieu lui-même, suivant eux, ne pouvait s'en affranchir, bien qu'elle fût son ouvrage. << Sans doute, dit Sénèque, le maître et le créateur de

<«< l'univers a fait les lois qui le régissent, mais lui« même y est assujetti. Il a ordonné une fois, il obéit « dans toute la suite des temps *. » D'un autre côté, ces mêmes stoïciens admettaient, dans leur doctrine morale, la pleine et entière liberté de l'homme, le pouvoir de se décider, dans toutes les circonstances, à agir ou à n'agir pas d'une manière conforme aux règles du devoir et de la vertu, ce qu'on a appelé, depuis, le libre arbitre dans toute son étendue. Le même Sénèque va jusqu'à dire que, sous ce rapport, le sage a quelque avantage sur Dieu même : car, ditil, Dieu n'est sage que par le privilége de sa nature, sage l'est par un privilége qu'il ne doit qu'à lui

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Si, sans nous arrêter à ces extravagances de l'orgueil en délire, nous cherchons dans les écrivains modernes les plus renommés par leur sagesse, par l'étendue de leur génie et de leur savoir, une doctrine qui, par sa conformité avec les faits dont nous avons incessamment la conscience distincte, puisse obtenir l'assentiment de notre raison, nous n'y trouverons que doute, incertitude, et enfin contradic

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Est aliquid quo sapiens antecedat Deum : ille naturæ beneficio, hic suo sapiens est. ( SENEC., Epist. 53. ). C'est précisément le contraire qu'il fallait dire, en supposant qu'il ne fût pas absurde d'établir aucune comparaison entre les

avantages respectifs de la créature èt du créateur.

tions presque aussi frappantes que celles que nous venons de remarquer dans les opinions des stoïciens. Ce sera encore ici, d'une part, le système de la liberté d'indifférence ou du libre arbitre, et de l'autre la conviction que tout est réglé d'avance et pour toujours par la puissance et la sagesse infinies du créateur et du maître de l'univers.

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« Je suis libre et je n'en puis douter, dit Fénélon; j'ai une conviction intime et inébranlable, que je puis vouloir et ne vouloir pas, qu'il y a en moi une << élection, non seulement entre le vouloir et le non<«< vouloir, mais encore entre mes diverses volontés, << sur la variété des objets qui se présentent. Je sens, «< comme dit l'Écriture, que je suis dans la main de << mon conseil *.... Outre l'exemption de toute con<< trainte, j'ai encore l'exemption de toute nécessité. « Je sens que j'ai un vouloir, pour ainsi dire, à « deux tranchants, qui peut se tourner à son choix << vers le oui ou vers le non, vers un objet ou vers « un autre; je veux une chose parce que je veux « bien la vouloir..... Les objets peuvent me sollici« ter par tout ce qu'ils ont d'agréable à les vouloir; « les raisons de vouloir peuvent se présenter à moi << avec ce qu'elles ont de plus vif et de plus touchant;

*

Ecclesiastic., c. XV, v. 14. Sans doute, je suis dans la main de mon conseil; l'auteur de l'Ecclésiastique a raison : mais ici la question est de savoir si mon conseil est dans ma main, c'est-à-dire s'il dépend de ma volonté.

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