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pouvoir qui se rapporte à des faits qui ne sont pas simples ou primitifs, mais composés ou dérivés, et en effet ceux que nous considérons ici sont toujours accompagnés d'intuitions de rapport, qui supposent un certain développement de toutes les facultés primitives et secondaires, que nous avons reconnues dans l'analyse que nous avons faite de l'entendement; qui supposent de plus l'emploi convenable et régulier de l'ensemble de ces facultés ou de la raison.

3o Enfin l'expression faculté de perception morale, indique l'espèce particulière de faits de notre sensibilité qui sont l'objet de la perception, dans la question qui nous occupe, et par conséquent détermine, ce me semble, d'une manière plus précise, l'étendue et les limites du sujet de notre étude.

Toutefois nous savons d'avance que cette étendue et ces limites sont, sous un certain rapport, purement fictives, et pour ainsi dire hypothétiques, parce que nous sommes convaincus par tout ce que nous avons observé dans les précédentes recherches que nous avons faites sur les diverses parties de notre constitution intellectuelle, que tout y présente un sujet un et indivisible; puisque le moi, dans toute la variété des phénomènes successifs qu'il présente à notre observation, ne cesse pas de conserver sa simplicité et son identité.

§ 7. Analyse du phénomène de la perception morale. Le motif déterminant de toute action moralement

bonne ou mauvaise, n'est jamais et ne peut jamais être que le sentiment d'un plus grand bien ou d'un moindre mal, ou, si l'on veut, d'un plus grand plaisir ou d'une moindre peine morale pour nous-mêmes*. Ce sentiment au reste, n'est, à proprement parler, ni intéressé, ni désintéressé : il est ce qu'il peut et doit être dans la circonstance donnée; et, quel qu'il soit, il ne dépend pas de celui qui l'éprouve, d'en éprouver un autre dans ce moment-là. Mais si les sentiments moraux ne sont eux-mêmes ni intéressés, ni désintéressés, les actions qui en sont la suite, et la conduite morale qu'ils déterminent, peuvent évidemment avoir un résultat avantageux ou nuisible, soit à nous-mêmes, soit à d'autres. Or, c'est de cette action et de cette conduite que l'on peut dire avec raison qu'elles sont intéressées ou désintéressées. Mais, comme je l'ai fait observer précédemment (§ 5), le sentiment que fait naître en nous le tacle ou la pensée de toute action de ce genre, introduit immédiatement dans notre esprit la perception

id

spec

* C'est la pensée de saint Augustin, cité par Malebranche (Voy. les Éclaircissements sur le premier livre de la Recherche de la Vérité): Quod magis nos delectat, secundùm operemur necesse est. Le même Père de l'Église dit aussi que << le plaisir est comme un poids qui entraîne l'âme, et qui en règle les mouvements. » Delectatio quippe est quasi pondus animæ. Delectatio ergo ordinat animam.

(AUGUSTIN, De Musica, 1. VI, c. XI.)

de sa qualité bonne ou mauvaise, et le jugement du mérite ou du démérite de l'agent. Or, cette circonstance nous fait juger, à son tour, le sentiment qui a déterminé l'action comme bon ou mauvais à éprou

ver.

Il y a donc ici deux sortes de sentiments qu'il est important de bien distinguer: les uns qui déterminent l'action, et que l'on désigne ordinairement par les mêmes noms qu'elle, aussi bien que les personnes ou les caractères auxquels elle est imputable. Ainsi des sentiments généreux, justes, vertueux, ou, au contraire, des sentiments vils, injustes, criminels, donnent lieu à des actions et appartiennent à des personnes à qui nous appliquons précisément ces mêmes noms. Les sentiments de l'autre espèce sont ceux qui nous donnent la perception de la qualité des actions, et du mérite ou du démérite des agents; et ces sentiments, comme on l'a vu dans le chapitre précédent, sont exprimés, suivant les circonstances, par les mots estime, respect, admiration, aversion, mépris, indignation, etc. En un mot, toute action qui nous semble moralement bonne ou mauvaise, est le produit de sentiments bons ou mauvais, et appartient à des caractères que nous appelons pareillement bons ou mauvais. Mais les sentiments que nous éprouvons, dans l'un ou dans l'autre cas, quoique étant de même nature, et pouvant avoir, sous ce rapport, les mêmes noms (puisqu'ils sont agréables ou

pénibles), ne sont pourtant pas de même espèce. Car l'estime ou l'admiration que m'inspirent des actes de générosité ou de vertu sublime, ne sont assurément point en moi des sentiments généreux ou sublimes; ils ne sont que les signes sensibles qui servent à introduire dans mon esprit la perception de ces qualités des actions, et le jugement du mérite de ceux qui les ont faites.

Toutefois ces deux sortes de sentiments sont nécessairement variables dans leurs degrés d'intensité ou d'énergie, non seulement chez les divers individus qui ont occasion de les éprouver, mais dans le même individu, en différents temps et dans des circonstances diverses. Qu'y a-t-il donc d'immuable, d'invariable, d'absolu dans cet ordre de phénomènes et de considérations? il y a la notion et la conception de l'esprit représentée par le terme général qui est le signe de tous les faits d'un même genre et de toutes les nuances diverses d'une même sorte de sentiments. Mais, si les mots courage, justice, vertu, etc., ne peuvent en effet jamais s'appliquer à aucune action qui ne serait pas ou qu'on ne croirait pas courageuse, juste, vertueuse, etc., les sentiments propres à déterminer de pareilles actions, quoiqu'ils soient également d'une même nature pour chaque espèce d'actions, peuvent, comme je l'ai dit, varier prodigieusement dans leurs degrés d'énergie. D'ailleurs n'est

il

pas évident que ces notions elles-mêmes, ou plutôt

les mots qui les expriment, ne seraient que de vains sons, qu'un bruit confus et inutile, si, outre les notions purement abstraites dont ils sont les signes, ils ne réveillaient pas dans l'ame de celui qui sait les entendre, les deux sortes de sentiments dont j'ai parlé, c'est-à-dire ceux qui sont de nature à déterminer les actions, et ceux que ces actions doivent inspirer à tout témoin équitable et non prévenu? On ne sait que trop qu'il y a, en effet, des hommes dont ces mots frappent inutilement les oreilles; qu'il y en a qui les prononcent sans y attacher aucun sens, et uniquement parce qu'ils connaissent l'effet qu'ils peuvent produire sur les autres; qu'il y en a enfin chez qui ces mots produisent, dans certaines circonstances, des effets tout contraires à ceux qu'ils sont naturellement destinés à produire.

Concluons donc de tout ceci, que chacun des termes généraux le plus communément usités dans les considérations morales a une valeur qu'on peut appeler absolue, en ce sens qu'il exprime une notion ou une conception intellectuelle également générale, et par conséquent invariable et immuable de sa nature. Mais il a en même temps une valeur relative, comme exprimant, dans chaque cas particulier et pour chaque individu, deux sortes de sentiments, dont les degrés et les nuances peuvent être singulièrement variables, quoique la manière dont il affecte notre sensibilité soit à-peu-près constante,

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