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philosophes, depuis Platon, ou avant lui, jusqu'à Malebranche et Hartley, ont tenté d'expliquer les phénomènes de la mémoire, les prétendues traces des esprits animaux plus ou moins profondes dans le cerveau, les vibrations plus ou moins rapides ou étendues de cet organe, ou de l'organe nerveux, en général, et de leurs parties*, non seulement sont des hypothèses gratuites qu'aucune observation directe ne peut justifier; mais, quand ces faits seraient aussi rigoureusement constatés qu'ils le sont peu, ils n'expliqueraient réellement rien. Je ne parle point des écrivains qui ont considéré la mémoire comme un dépôt, un réservoir, un magasin, ou même comme un meuble à tiroirs, etc. Ces figures, dont on a abusé dans toutes les langues, ne présentent que des hypothèses tout-à-fait fausses, si l'on veut y voir autre chose que des expressions purement métaphoriques. Il faut donc regarder la mémoire comme une faculté primitive, dont les phénomènes sont entièrement originaux et sui generis.

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La croyance que nous donnons à la réalité des faits qui nous sont attestés par la mémoire n'est pas moins mystérieuse sans doute que celle que nous donnons à la réalité des existences qui nous sont attestées par notre faculté de percep

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Hartley, Observations on man, etc., part. 1, ch. III, sect. 4.

tion, mais l'une et l'autre sont également invincibles, s'il le faut ainsi dire, également inévitables. L'une est souvent l'unique fondement sur lequel on décide de la liberté, de l'honneur et de la vie des hommes, dans les tribunaux; l'autre est aussi constamment l'unique cause des actions et des déterminations par lesquelles chaque individu pourvoit à la conservation et à la sûreté de sa vie.

Mais si nous ignorons complètement quelles sont les causes de nos souvenirs, si ces phénomènes sont pour nous tout-à-fait inexplicables, en sorte que nous ne voyons pas plus pourquoi certaines modifications de notre pensée nous attestent l'existence d'événements ou de faits arrivés depuis long-temps, que nous ne concevons pourquoi il ne pourrait pas y avoir d'autres modifications de cette même faculté de penser qui nous attesteraient l'existence de faits à venir, nous ne saurions néanmoins douter qu'un certain état de l'organisation, et particulièrement du cerveau, ne soit une condition nécessaire à l'exercice constant et régulier de la mémoire. Malheureusement on ne sait pas, à beaucoup près, quel est, l'état du cerveau ou de ses parties qui constitue l'aptitude aux opérations de cette faculté. De graves lésions à la tête, des maladies longues ou dangereuses, ont produit, à cet égard, des résultats tout opposés; elles ont quelquefois donné à la mémoire un degré de facilité ou d'énergie tout nouveau, et

quelquefois elles l'ont tout-à-fait affaiblie; elles ont produit chez quelques individus, ou des altérations, ou des disparates singulières dans les souvenirs, occasionné ou la perte presque entière de la mémoire, ou son absence presque totale pendant des intervalles de temps plus ou moins longs *.

Les différences d'individu à individu, sous le rapport de la mémoire, sont quelquefois prodigieuses: il y a des hommes chez lesquels elle a une étendue, une fidélité, une facilité tout-à-fait merveilleuse **, tandis que d'autres en paraissent presque

* Le célèbre Ménage, qui dut en partie ses talents et sa célébrité à la prodigieuse étendue de sa mémoire, paraît avoir éprouvé une diminution sensible de cette faculté, lorsqu'il était déjà avancé en âge, ce qui est fort ordinaire, et en avoir recouvré et conservé l'usage, jusqu'à la fin de sa vie, ce qui est extrêmement rare. On trouve dans l'ouvrage du docteur Pinel, surt' Aliénation mentale, des exemples singuliers des altérations de la mémoire occasionnées par cette cause, et plusieurs médecins ont remarqué que l'abus des plaisirs des sens, et notamment l'excès des voluptés, produit assez souvent la perte de la mémoire, et quelquefois une complète imbécillité.

**

On cite entre autres, parmi les anciens, l'orateur Hortensius (Voyez Cicer. Brut., chap. 88, et Senec. controv. præfat. ); parmi les modernes, Ménage, dont j'ai parlé dans la note précédente, Calvin et beaucoup d'autres. On peut voir, dans les Variæ lectiones de Muret (lib. III, chap. I), le récit des tours de force vraiment incroyables

dépourvus; mais le défaut absolu de mémoire est l'indice d'un idiotisme complet*. Chez tous les hommes, la mémoire semble avoir des moments ou des alternatives de force et de faiblesse : quelquefois elle nous fournit à souhait tous les souvenirs que nous lui demandons, d'autres fois elle nous les refuse obstinément, ou nous les offre au moment où nous n'en avons plus besoin. Il y a des circonstances où les faits les plus récents semblent tout-a-fait oubliés, tandis que d'autres faits, plus ou moins anciens, s'offrent inopinément à notre esprit : c'est le cas de ce qu'on nomme plus spécialement ressouvenir. Enfin, il arrive aussi que nous prenons pour une idée ou une pensée nouvelle, celles que nous avons déjà eues, ou que d'autres ont eues avant nous, que nous avons retenues de nos lectures, ou reçues dans la conversation, et c'est ce qu'on appelle réminiscence.

Il y a aussi des classes d'idées ou de faits qui sont plus faciles à retenir, ou qui ont plus de persistance dans la mémoire que d'autres. Parmi les sensations, par exemple, celles qu'on nomme internes, celles de l'odorat, du goût et même du toucher, sont plus difficiles à rappeler distinctement que celles de

que faisait, en ce genre, un jeune Corse avec lequel il passa quelque temps à Padoue.

*

Voyez le Traité de l'aliénation mentale du docteur Pinel, p. 91.

la vue ou de l'ouïe. Ces dernières, surtout pour les sons appréciables et articulés, sont sans doute le plus à notre disposition, et c'est pour cette raison, et aussi à cause de l'usage continuel que nous en faisons, que les mots et les systèmes d'idées qu'ils représentent, s'offrent si facilement à notre mémoire. C'est probablement aussi par cette raison que les sentiments et les perceptions acquises de la vue et de l'ouïe, s'offrent si souvent dans nos songes ou dans nos rêves, tandis que les sensations de l'odorat et du goût n'y entrent presque jamais pour rien, parce qu'elles ne laissent par elles-mêmes que des souvenirs vagues, tout-à-fait analogues à la nature des perceptions qui les accompagnent, et des impressions dont elles sont le résultat.

En général, l'enfance et l'adolescence sont le temps où la mémoire a le plus d'activité et d'énergie. On peut dire, ce me semble, avec vérité, qu'il est déja entré plus d'idées réellement neuves et importantes dans l'entendement d'un enfant à l'âge de sept à huit ans, qu'il n'y en entrera dans tout le reste de sa vie, quelque longue qu'elle soit, fût-il destiné à être un Voltaire ou un Newton. C'est pour cela que cette première période jusqu'à quinze ou vingt ans est celle où nos facultés, s'étant dévelop pées et fortifiées, peuvent s'agrandir et s'enrichir d'une foule d'acquisitions précieuses.

Cette vérité, bien commune sans doute, mais

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