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évident, en effet, que les plus sublimes découvertes dans les sciences, comme les plus admirables productions dans les arts, ou l'exécution des plus vastes desseins et des plus grandes entreprises, n'ont pu être que le résultat d'une force extraordinaire d'attention, c'est-à-dire d'une volonté énergique et constante, appliquant à chacun de ces objets l'attention, sous toutes les formes diverses que nous venons de décrire.

Il n'y a guère que ceux qui y ont sérieusement pensé, qui puissent comprendre que c'est par une suite continuelle d'efforts, ou d'actes d'attention, que l'homme apprend à se servir de ses sens et de ses membres; et que chacun de nous a appris à voir et à entendre, comme il a appris à marcher. Cependant, si nous voulons prendre garde à ce qui se passe en nous, lorsque nous entreprenons d'exécuter une suite de mouvements volontaires, tels que ceux qui sont nécessaires dans la pratique d'un art, comme la danse, le dessin, la musique, l'escrime, etc., il nous sera facile de reconnaître combien il nous a fallu faire d'actes particuliers d'attention, résultats d'autant de volontés singulières, combien il nous a fallu y mettre d'ordre et de méthode, en analysant les mouvements un peu compliqués, et les décom

naturelle, par laquelle nous obtenons que la raison nous « éclaire. » Ibid., chap. V, § 4.

posant, pour ainsi dire, en mouvements plus simples et plus élémentaires, avant que nous fussions parvenus à exécuter, sans y penser et presque sans le sentir, ces longues suites de mouvements qui paraissent toujours si merveilleux, par leur justesse et leur précision, à ceux qui n'y sont pas exercés. Dans ce cas, à la vérité, ce n'est pas nous ordinairement qui faisons les analyses et les décompositions dont viens de parler : c'est le maître que nous choisissons pour nous enseigner l'art que nous voulons apprendre. Au lieu que, quand nous avons appris à voir, à toucher, à comprendre et à parler notre langue maternelle, nous faisions nous-mêmes ce travail de maître, ou plutôt, nous étions sous la direction du premier et du plus habile des maîtres. La nature, en limitant nos moyens d'action et d'exécution, et en appelant, par le besoin, notre attention, tantôt sur un objet, tantôt sur un autre, sur quelque partie d'un même objet, ou sur quelqu'autre, nous apprenait à les connaître séparément, et à les réunir ensuite par un seul et même acte d'attention.

Et remarquons ici que chaque acte de la faculté d'agir est accompagné d'un acte de la faculté intellectuelle, qui dirige les mouvements; c'est la condition indispensable pour qu'ils s'exécutent avec ordre et avec régularité. Ni le musicien qui joue un concerto de violon ou de clavecin, ni le danseur qui figure dans un ballet, ne pourraient charmer notre

oreille ou nos yeux par ces longues suites de mouvements qui nous causent quelquefois de si vifs plaisirs, si leur intelligence, appliquée d'abord à diriger l'exécution de chaque mouvement élémentaire, pour ainsi dire, ne la surveillait encore, à l'insu même de l'artiste, malgré la promptitude souvent inconcevable avec laquelle tous se succèdent. Tel est, pour le dire en passant, le pouvoir de l'habitude sur nos mouvements volontaires : la fréquente répétition les rend infiniment plus faciles et plus rapides; et quoique cette rapidité même nous en ôte souvent la conscience distincte, néanmoins l'habitude nous met à même d'en disposer plus sûrement et plus librement. Or, dans ce cas, l'habitude est évidemment le résultat de la volonté et du mode particulier d'action de cette faculté dont nous parlons en ce moment, c'est-à-dire de l'attention. La même observation peut s'appliquer, comme nous l'allons voir, aux autres modes de la volonté, sur lesquels l'habitude à une influence du même genre.

§ 4. De la Mémoire.

La mémoire n'est pas exclusivement un mode d'action de la volonté, mais dans bien des cas ses opérations sont dans la dépendance de cette faculté, et l'on ne saurait nier qu'il n'y ait une infinité de souvenirs volontaires, quoiqu'il y en ait aussi beau

coup de purement spontanés. Quintilien observe avec beaucoup de raison que la mémoire est, en quelque sorte, l'ame ou la vie de toutes nos autres facultés, et le lien qui en unit toutes les opérations *. Que seraient, en effet, les divers modes de l'attention dont nous avons parlé tout-à-l'heure, considération, méditation, réflexion, si la mémoire n'en représentait à chaque instant les matériaux, s'il le faut ainsi dire, à notre esprit, suivant le besoin qu'il en peut avoir, c'est-à-dire au gré de sa volonté? De plus, on a vu précédemment qu'il nous serait tout-à-fait impossible d'avoir aucune idée d'espace, d'étendue ni de temps, sans le secours de la mémoire **.

Sans doute nous n'avons pas conscience des opérations de cette faculté à l'époque où elle fait naître d'abord en nous ces idées, mais il n'en paraît pas moins indubitable que c'est à elle que nous les devons.

*

Dans l'avant-dernier livre de ses Institutions oratoires, après avoir décrit en détail toute la suite des études nécessaires pour former un orateur parfait, cet excellent auteur, traitant plus particulièrement de la mémoire, dont il a déjà parlé en plusieurs endroits de son ouvrage, s'exprime ainsi : Totus de quo diximus adhuc inanis est labor, nisi cæteræ partes hoc veluti spiritu continentur. (Quinctil. inst. orat. liv. XI, c. 2. 2.)

**

Voyez le tome I de cet ouvrage, sect. I, chap. III, § 8, et sect. II, chap. IX, § 8.

Nous pouvons même remarquer, dans ce premier service que nous en tirons, un des caractères propres à tous les faits ou à toutes les idées que nous fournit la mémoire, et qui ne sont autres que les faits ou idées de tout genre que nous fournit l'exercice de toutes nos autres facultés. Ce caractère, c'est la persistance, la continuation et comme le retentissement de chacun de ces faits dans l'entendement, pendant les premiers instants qui suivent celui où la cause qui les a produits a entièrement cessé d'agir. Cela a lieu, en effet, pour la sensation, pour la perception, pour les intuitions de rapport et les sentiments. Il semble qu'il y ait dans la faculté intellectuelle, et apparemment dans l'organisation ou dans l'appareil sensitif, un reste d'oscillation ou de vibration auquel est due cette persistance des idées *.

Au reste, toutes les théories par lesquelles les

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« Il faut convenir, dit Leibnitz ( Nouveaux Essais, " p. 97), qu'il y a des dispositions qui sont des restes des « impressions passées, dans l'ame aussi bien que dans le « corps, mais dont on ne s'aperçoit que lorsque la mé«moire en trouve quelques occasions. Et, si rien ne res<«<tait des pensées passées aussitôt qu'on n'y pense plus, il « ne serait point possible d'expliquer comment on en peut garder le souvenir. » Cela n'est pas plus possible avec cette observation; mais elle est importante, d'abord parce qu'elle est vraie et ensuite parce qu'elle rend plus sensible le phénomène des liaisons ou associations d'idées.

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