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surtout aux peuples qui les ramenaient presque toutes à un même élément vocal, modifié par une seule consonne initiale: leur existence propre et le rapport d'égalité que leur articulation séparée établit entre elles étaient encore plus faciles à reconnaître (1). Mais en se développant, souvent même en se corrompant, les langues augmentèrent leurs sons primitifs; elles inventèrent des voyelles plus brèves (2), qui n'avaient pas la même mesure réelle que les autres et rendaient l'harmonie du vers impossible. Dans quelques idiomes on les retranchait (3) lorsqu'en se réunissant à la voyelle suivante

ne pouvons nous rendre compte, puisque le marquis de Santillana disait, dans sa lettre au connétable de Portugal, ap. Sanchez, Coleccion de poesias anteriores al siglo XV, t. I, p. LV: Aunque en algunos (versos), así de las unas (maneras) como de las otras, hay algunos pies truncados que nosotros llamamos medios pes, è los Lemosís, Franceses, è aun Catalanes, bioqs. Le principe de la numération des syllabes était quelquefois porté si loin, que la versification irlandaise fixa la longueur que devait avoir le dernier mot de chaque vers; c'était un monosyllabe dans le rannoigheacht mhor, un dissyllabe dans le rannoigheacht bheag, un trissyllabe dans le casbhairn; dans le seadna, les vers impairs se terminaient par des dissyllabes, et les autres par des monosyllabes. : (1) Aussi est-ce en Orient, où les voyelles étaient si peu variées, que l'on trouve la versification syllabique dans toute sa pureté. Nous citerons pour exemple la plus ancienne poésie sanscrite, celle des Véda (dont le principe se conserva dans le Varna-vritta après l'adoption de la quantité métrique) et la poésie syriaque; voyez Hahn, Bardasenes Gnosticus, Syrorum primus hymnologus, et Ewald, Die poetischen Bücher des allen Bundes, p. 64. Ce principe n'était pas étranger à la poésie hébraïque; chaque partie du verset y a communément sept ou huit syllabes. L'ancien vers hexamètre chanté après la victoire d'Apollon sur le serpent Py.thon :

ap. Athénée, I. XV, p. 701, semble même prouver que dans l'ancienne poésie grecque les syllabes n'étaient que comptées; voyez Santen, ap. Terentianus Maurus, Notae, p. 142.

(2) La voyelle primitive est l'A; c'est la plus facile à prononcer, comme le prouvent les plus anciennes langues et les premiers mots que les enfants balbutient. Sa longueur tient le milieu entre les autres. La gamme ascendante de la voix est: U, O, A, E, I.

(3) Cette contraction devait ainsi frapper des voyelles dont une consonne fimale n'allongeait point le son naturel ou celles qui en précédaient immédiatement une autre. Quelquefois les deux voyelles sont réunies en diphthongue, comme en grec, Intxdew, Iliadis 1. I, v. 1; pex, 1. XIII, v. 144; 'eσoeαc, Odysseae 1. VI, v. 33; en latin, isdem, di; en français, fouet, hier, etc. Mais le plus souvent on supprimait entièrement la première voyelle, ce qui arrivait surtout en grec pour l'e de la seconde syllabe d'un dactyle. On y trouve aussi retranché l'a d'acetos ( Eschyles, Eumenides, v. 568), I'v d'Epivvvv (Euripides, Iphigenia in Tauride, v. 931 et 970), et même l' (Eschyles, Septem contra Thebas, v. 294; Supplices, v. 75; Euripides, Bacchides, v. 996; etc.). Malgré l'évidente raison de ces règles, l'anglais ne les a point adoptées; on y supprime moins bien une voyelle finale que celle qui précède une consonne, et, lorsque deux voyelles se suivaient dans uu même mot, c'était souvent autrefois la seconde qui étaït retranchée! voyez

les consonnes qui formaient une syllabe avec elles ne produisaient pas des sons trop durs ou trop contraires aux habi

Guest, History of english Rhythms, t, I, p. 41. Le gaël avait adopté une règle beaucoup plus simple: toutes les fois que deux voyelles se suivaient sans être séparées par un trait qui annonçait un mot composé, elles appartenaient à la méme syllabe. Nous ne connaissons que trois exceptions: dee, mnai et lai; et probablement elles s'expliquent par des contractions antérieures, puisque la forme régulière serait diathan, mnathan, et lathan ou lathacan. En italien, les diphthongues en EA (dea, dicea, polea, et leurs composés), pouvaient, ainsi que les pronoms mei, sei, lui, noi et voi, devenir dissyllabiques à la fin d'un vers; L. Dolce, Osservazioni nella volgar lingua, p. 190. Dante a donné deux sylla

bes à io :

Vid' i-o scritto al sommo d'una porta. et Pétrarque a séparé en deux la première syllabe de faustina:

Pur fa-ustina il fa qui stare a segno. Reine, qui avait ordinairement trois syllabes, n'en a que deux dans le Tristan, t. II, p. 137, et Eustache Deschamps ne lui en donne jamais davantage; obeir n'a que deux syllabes dans le Romans de Rou (v. 828), et meismes en a trois (v. 854); fléau, dont la première syllabe est si accentuée, était autrefois un monosyllabe (il y en a encore des exemples dans Saint-Amand), et l'on donne indifféremment deux ou trois syllabes à zéphir et à encore. Le même arbitraire a lieu en anglais pour heaven et pour seven; Spencer les faisait toujours dissyllabiques, et Gabriel Harvey lui en faisait déjà un reproche du temps d'Elisabeth. Dans son Elegy on Dr. Whitaker, Hall a fait deux syllabes de heath, et Churchyard, ainsi que Shakspeare (Lear, act. IV, sc. 4), n'en donne pas plus à enemy. En portugais, quoique la réunion des voyelles en diphthongues soit déterminée par l'usage, les poëtes peuvent les réunir ou les séparer presque indifféremment; Camoëns disait fort bien :

D'Africa as terras e d'Ori-ente os mares. Il résulte même d'un passage de Dante, qui n'avait pas encore été remarqué, que

l'on sous-entendait des voyelles qui augmentaient le nombre des syllabes: Ut Gerardus de Bornello (Girart de Borneil)

Ara ausirez enca balitz cantarz;

Quod carmen (il n'a pas été publié par M. Raynouard), licet decasyllabum videtur, secundum rei veritatem endecasyllabum est: nam duae consonantes extremae non sunt de syllaba praecedente, et licet propriam vocalem non amittunt: De vulgari eloquio, I. II, p. habeant, virtutem syllabae non tameu 45. Les Latins faisaient toujours un monosyllabe de deest (Heinsius, Adversariorum 1. II, ch. xvu, p. 548); ils supde quelques substantitifs terminés en primaient aussi quelquefois le premier

ulum, et l'on trouve dans Lucrèce postus pour positus, dans Virgile aspris, etc.; les comiques contractaient mème ejus, cujus, diu, fuit, novo, et l'accent disparaissait puisque le mot devenait monosyllabique. Otfrid a supprimé l'e d'irkenatim, et les Allemands disent drunter (darunter), andre (andere), ewger (ewiger), etc.; mais ils ne peuvent contracter deux voyelles en une que lorsque la première est un I suivi d'un qui devient une consonne, comme dans Lilje. Les Anglais pouvaient même retrancher des syllabes longues; ainsi Shakspeare a dit :

The heart-ach, and a thousand natʼral shoks.

Hamlet, act. III, sc. I, monol. v. 7. et l'on peut encore maintenant supprimer la pénultième des participes en owing, qui, à deux exceptions près, est toujours accentuée. Quelquefois les consonnes étaient aussi contractées; on en trouve de fréquents exemples en flamand pour le D we'er, ne'er (etc.), et en anglais pour le V: ainsi Pope a dit, dans son élégie à la Mémoire d'une Infortunée :

Nor hallow'd dirge be mutter'd o'er thy

tomb.

Il y a même quelques exemples de syllabes entières supprimées, comme jusso dans Virgile (Aeneidos 1. XI, v. 467) pour jussero, et dans le Nibelunge Not, st. 2:

tudes de la langue (1). Dans d'autres on ne comptait pas les syllabes muettes dans la mesure des vers (2); mais cet expédient ne donnait point à la versification un rhythme plus sensible. Toute régularité manquait également, soit que l'on considérât comme nulles des syllabes dont la prononciation était fort distincte, soit qu'on attribuât aux syllabes muettes la même valeur qu'à celles qui étaient accentuées (3). D'ail

Dar umbe muosen degene vil verliesen den lip. L'espagnol est peut-être la seule langue où les mots conservent, en vers, toutes les syllabes et toutes les lettres qu'ils ont dans la prose.

(1) Ainsi, en anglais, l'E du participe passé et de la 2 personne de l'indicatif ne pouvait être contracté quand il était précédé d'un T ou d'un D, tandis qu'en allemand la contraction de l'E à la fin des hémistiches était impossible lorsqu'il était suivi d'un T, ou de deux consonnes, comme dans ce vers iambique :

Und ausgeblut et hat das arme Herz. Presque toutes les langues ont, d'ailleurs, des lettres antipathiques, qui ne se suivent jamais immédiatement dans la mème syllabe, et ne pourraient ainsi être rapprochées par une contraction : tels sont en français le N et les autres liquides, en islandais le N et le K, en valaque le C et le T, etc.

(2) En anglais, l'E muet ne compte pas dans la mesure du vers, quelle que soit la place qu'il occupe:

Who saw his fires here rise, and there

descend.

Pope, Essay on Man, ép. II. Il comptait autrefois dans une foule de mots: thries (Chaucer, Canterbury tales, prologue), countenance (ibidem, The Clerkes tale), maladies (ib., The Knightes tale, large (Fletcher, Propheless), etc.; mais lorsque le rhythme se base sur l'accent, on ne peut admet tre de syllabes moins accentuées que celles qui ne le sont pas; on est obligé de ne tenir aucun compte de celles qui sont sourdes. Au contraire, en allemand et en français, l'E muet compte toujours, excepté à la fin de l'hémistiche. La raison de cette différence est dans la forte

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Ich hab' mein Sach' auf nichts gestellt. Mais nous croyons cette licence contraire à l'esprit et aux habitudes de la langue. Le provençal ne comptait pas non plus l'A à la fin de l'hémistiche, parce que c'était sa voyelle muette qui ne terminait que des féminins, excepté caresma et legista, dont la désinence était accentuée, et entrait, comme les autres syllabes, dans la mesure prosodique. En italien, comme l'accent tombe presque toujours sur la penultième, la dernière syllabe est relativement muette, et l'on peut n'en point tenir compte dans la mesure lorsque la voyelle est précédée d'une liquide dont le son se réunit à la syllabe suivante; voyez Salviati, Degli avvertimenti 'della lingua sopra il Decamerone, t. I, p. 212.

(5) Aussi, comme en anglais les monosyllabes ne sont point accentués, les

leurs, de nouvelles voyelles plus longues que les premières s'introduisirent aussi dans les langues; des contractions ou des sons moins simples multiplièrent les consonnes, et, pour les articuler toutes, la voix fut obligée de prolonger l'émission des voyelles qui les groupaient autour d'elles. L'égalité de mesure de toutes les syllabes devint une pure fiction de l'esprit, que le jugement de l'oreille démentait à chaque instant (1).

poëtes suppriment d'une manière ou d'une autre tous ceux qui ne sont pas rigoureusement nécessaires au sens. Tantôt ils les réunissent au mot précédent (is et a après many) ou suivant (th'eternal, l'accept), ou même à un autre monosyllabe terminé par une voyelle, ainsi que dans ce vers de Cowley:

'K tocht, ynne wyde wrâd iz nimmen mij allyck, etc. D'ailleurs, il y a dans presque toutes les langues des mots terminés par une consonne sonore; lorsqu'ils ne sont point suivis d'une voyelle, on ne peut les prononcer sans faire entendre le son d'un E muet, qui ajoute réellement une sorte de syllabe au vers et altère profondément le rhythme, basé exclusivement sur l'égalité des syllabes. Les exemples en sont innombrables dans les idiomes fortement articulés. Nous n'en citerons qu'un seul, tiré de l'Épitre au Roi de Boileau :

N'est point le prix tardif d'une lente vieil-
lesse.

On entend 'distinctement quatorze syl-
labes: si le rhythme n'est pas entière-
ment brisé, c'est que tardif est à l'hé-
tolérer un E muet.
mistiche, où la pause faisait autrefois

Gan he to a friend, to a son so bloody grow; tantôt ils ne les expriment même pas : Your voices, Lords, 'beseech you let her will. Othello, act. I, sc. 3. C'est probablement la même raison qui engageait si souvent les troubadours à supprimer la voyelle des pronoms me, mi, te, ti, se, si, nos, vos, et à les réunir au verbe suivant lorsqu'il commençait par une voyelle; mais nous sommes loin d'y voir une règle aussi importante et aussi générale que l'a prétendu M. Raynouard; Journal des Savants, 1831, p. 348. Quand l'élision n'avait pas lieu, cette réunion était insignifiante, à moins d'un changement dans l'accentuation, dont rien n'autorise à préjuger l'existence ni les conséquences; et l'incorrection des textes, ainsi que notre ignorance de l'ancienne Fluvjorum rex Eridanus, camposque per prononciation, laissent même en doute si la voyelle du pronom était élidée toutes les fois que son concours avec une autre rendait l'élision possible. Quelques unes de ces contractions avaient lieu aussi en vieux français :

Prierent l'en que 's meint od sei; (Légende de saint Brandan, ap. Fr. Michel, Rapports, p. 183.) et en frison, comme dans les premiers vers d'une des Pastorales de Gysber Japicx:

(1) Plusieurs lettres pouvaient aussi
être également voyelles ou consonnes, et
leur nature:
les poëtes changeaient arbitrairement

Tenvia nec lanae per coelum vellera ferri.
Georgica, I. I, v. 397.

omnis. Georgica, I. I, v. 482. Cette licence avait lieu aussi dans les anciens poëtes italiens pour les mots finissant par un I entre deux voyelles :

Nello stato primajo non si rinselva.

Dante, Purgatorio, ch. XIV, v. 66. Si nous distinguons aisément ces changements dans les poésies dont le rhythme nous est parfaitement connu, nous en sommes réduits à les deviner dans les autres, et la versification n'y résulte plus Da wier ick yn myn schik, je Feynten! 'k de la nature des pensées et de la forwierso ryck; me de leur expression, mais d'une pro

L'harmonie en eût-elle été frappante, un pareil rhythme ne pouvait satisfaire à la première condition de la versification, distinguer la poésie de la prose. La clarté de toutes les deux exigeait également que tous les mots fussent distinctement articulés. Le vers n'était donc plus qu'une juxta-position de syllabes sans valeur rhythmique, et cette réunion ne dépendait même ni de l'imagination ni de l'oreille; elle était déterminée par le sens. Pour ne pas être brisé par une pause grammaticale, le vers devait se renfermer dans un membre de phrase; sa mesure n'aurait pu être sensible que s'il s'était confondu avec la prose: il lui fallait opter entre deux négations (1).

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Le rhythme basé sur le nombre de syllabes ne pouvait ainsi être marqué par son principe; quand il le parut suffisamment, c'est qu'un rhythme secondaire, d'origine entièrement distincte, lui communiquait une force étrangère à sa nature. La déclamation du vers était, surtout dans les premiers temps de la poésie, une sorte de chant passionné qui le divisait en plusieurs pieds par une accentuation différente; quelle que fût la prononciation réelle, la voix augmentait et diminuait alternativement jusqu'à la fin, et cette mélodie toute musicale donnait de l'harmonie à la versification. Mais la durée naturelle de la

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cra, p. 269, les poëtes hébreux pouvaient également y ajouter un jod et un vau; si ce fait était vrai, il prouverait évidemment que la numération des syllabes était un principe de la versification hébraïque.

(1) L'habitude aurait pu seule donner quelque harmonie à un pareil rhythme, et il n'avait aucune régularité, même dans la poésie sanscrite. La stance y est de quatre vers, qui peuvent être tous inégaux; le nombre des syllabes varie dans chacun de six à trente-six, et il y a des poëmes, par exemple le Raghava pandaviya, où chaque chant contient une immense quantité de mètres différents.

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