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Le premier fait dont l'intelligence soit frappée quand l'étude d'une poésie quelconque force à étudier toutes les autres, c'est la variété, non seulement de leurs formes mais des principes qui leur servent de base. Avant de rechercher sous quelles influences littéraires l'imagination d'un peuple a grandi, et quelle action elle exerce à son tour sur le développement des nations étrangères, on sent donc la nécessité d'examiner quel rôle appartient à la versification dans l'histoire comparée des littératures. Il faut savoir si les nombreuses différences qui en caractérisent les systèmes divers tiennent à la nature même de la poésie, ou se rattachent à des circonstances particulières à chaque peuple, qui sont étrangères à sa vie poétique, et restent indifférentes à ses tendances.

Ces recherches avaient été annoncées sous un titre différent. Les formes de la versification n'ont d'importance réelle que par les causes qui les produisent et les conséquences qui en sortent; pour être philosophiques, de semblables études s'appuient nécessairement sur l'histoire. Mais dans un tel sujet, plus encore que dans les autres investigations du passé, l'histoire ne peut prétendre à quelque valeur qu'à la condition d'expliquer les faits par les idées, et de démontrer l'influence de la succession des uns sur le développement des autres. Quand cette action réciproque ne se manifeste pas clairement à la pensée, les faits ne paraissent que des accidents sans cause; on ne voit dans les idées que des fantaisies individuelles, et les enseignements qui résultaient de leurs rapports demeurent inaperçus. Une

histoire des formes de la versification en Europe ne saurait donc avoir un caractère philosophique, car elle serait nécessairement incomplète des renseignements essentiels lui manquent.

La métrique grecque ne nous est parvenue que dans un état de perfection qui suppose de nombreux changements (1), et nous ne savons point quelles causes les ont successivement produits; nous ignorons même si le besoin d'harmonie qui perfectionna si promptement la langue agit seul sur la versification, ou si l'imitation. de quelque poésie étrangère (2) exerça aussi de l'influence sur ses développements. Sa nature elle-même ne nous est pas entièrement connue, ainsi que le prouvent les différentes explications des savants, et l'on pourrait ajouter que l'insuffisance des données ne permettait pas de l'approfondir. Chez les Grecs, comme chez tous les peuples aux premiers temps de leur histoi la musique était inséparable de la poésie (3); la

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(1) Il est au moins fort probable qu'une versification naturelle basée sur l'accent précéda la poésie mesurée d'après une prosodie factice; peut-être même ne serait-il pas impossible de retrouver quelques restes de cette versification aécentuée dans les chœurs d'Aristophanes et dans les chansons populaires qui nous ont été conservées par Athénée, 1. VII, p. 319; 1. VIII, p. 359 et 360.

(2) Les Pheniciens avaient sans doute une poésie, puisqu'on ne connaît aucun peuple qui en ait été entièrement dépour. vu; mais des témoignages positifs nous apprennent que les Persans la cultivaient (Plutarque, De Iside et Osiride, ch. 24; Xénophon, Cyropaedia, l. I, ch. 2; Eustathios ad Dionysios, Heptos pixgumens, v. 1059); leur goût pour la musique autorise même à croire qu'ils en avaient perfectionné la forme (Ils avaient inventé le nablium; Athénée, Deipnosophistae, liv. IV, p. 175; et Pipes ans était une expression proverbiale; Stephanos de Bysance, sub yo Exx); mais elle nous est entièrement inconnue. Nous sommes dans la même

ignorance sur la versification des Égyptiens, quoique le nom et le sujet de plusieurs poemes soient parvenus jusqu'à nous: lhymne de Maneros (ap. Hérodote, I. II, ch. 79), le cantique en l'hon neur d'Isis (Platon, De legibus, 1. II, p. 657), et le chant sur Sésostris (Plutarque, De Iside et Osiride, ch. 24).

(3) En hébreu, un poëme s'appelle or dinairement, chant, et le nom des poë tes,, en est dérivé. On a trouvé dans les peintures de plusieurs tombeaux égyptiens un chanteur qui bat la mesure, et un joueur d'instruments qui l'accompa¬ gne (Wilkinson, Manners and customs of the ancient Egyptians, ch. VI). Cette union des deux arts a lieu aussi en Chine (voyez le Chi King, 1. III, f. 26; ap. Jahrbücher der Literatur, t. LX, p. 264). Il y a chez les Arabes une exception apparente, mais le développement de leur métrique et l'enfance de leur musique ne prouvent rien contre les rapports naturels de la versification et du chant; cette différence tient à un caractère na→ tional trop sérieux pour ne pas être opposé à la musique, et aux prescriptions

déclamation était un chant (1), qui fit pendant longtemps la différence la plus saillante entre les vers et la prose (2); et, lorsque la profession du poëte et celle du musicien se furent séparées (3), on leur donnait encore le même nom (4). La connaissance de la musique est ainsi nécessaire à la science de la versification ancienne (5), et les documents que le temps ne nous a point enviés sont trop peu nombreux (6) et paraissent trop contradic

de la loi religieuse qui ajoutent encore à cette antipathie; la liaison n'y a pas moins existé voyez l'article sur l'Azzat-el-Maila ap. Kosegarten, Chrestoma thia Arabica, p. 130.

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(1) Aodos, poëte, vient d'decdet, chanter, et Plutarque dit dans son livre sur la musique: Toyxp xxλacov... cuu6eΈγκει τους αύλητας παρά των ποιητών λαμβάνειν τους μισθούς, πρωταγωνιστούσης δηλονότι της ποιήσεως, των δ' αὐλητων υπηρεTOURTY TOLS FLOXOXxhots. Un passage d'Athénée (1. XIV, p. 620) n'est pas moins positif : Χαμαιλέων, δ' ἐν τῷ περὶ Στησιχορου, και μελωδηθηναι φησιν οὐ μόνον τα Όμηρον, άλλα και τα Ησιόδου, και Αρχι λόγου, έτι και Μιμνέρμου, και Φωκυλίδου. Voilà sans doute pourquoi l'on attribuait l'invention des deux arts Apollon; Plutarque, De musica, ch. XIV, p. 644, éd. de Wyttenbach. La liaison était si étroite, que Lasos d'Hermione, l'auteur du premier ouvrage sur la musique, améliora la poésie dithyrambique; Plutarque, De musica, ch. XXIX; Meibom, ap. Aristoxenes, Αρμονικών στοιχείων, p. 79, et Suidas, s. vo Axsos.

(2) Strabon, 1. 1, p. 18, appelle la poésie λayos μeμedioμevos (nous devons cependant reconnaître que cette expression ne se trouve pas ailleurs, et que MEMEPIGREvos serait peut-être une meilleure leçon), et Platon, De republica, 1. III, definit le Μέλος, λογος αδυμένος.

(3) Terpandre fut, suivant saint Clément d'Alexandrie, le premier qui resta exclusivement musicien: pelos ce αὖ πρώτος περιέθηκε τοις ποιήμασι.

(4) On les appelait également cop Gra; Eschyles ap. Athénée, 1. XIV, p. 632, et Cratinos ap. Vossius, De artis poeticae natura, p. 4. Térence donnait

encore au poëte le nom de musicus, ap. Heautontimorumenos, Prol., v. 25.

(5) Une preuve évidente que la versification était subordonnée à la musique, c'est que, lorsque la deuxième syllabe d'an vers glyconien était brève, on pouvait la considérer comme longue (voyez Burney, Tentamen de metris ab AEschylo in choricis cantibus adhibilis); la musique changeait sa quantité naturelle. D'autres changements moins systématiques avaient lieu, surtout dans les vers lyriques; on y substituait quelquefois des trochées et des spondées à des iambes : Tata ap. Pindare, Olympica, ΙΧ, ν. 26; καπον, Ibid., v. 29; ματερ ap. Eschyles, Eumenides, v. 322; uvlov, ap. Aristophanes, Lysistrata, v. 781, etc. Il est d'ailleurs certain que la musique avait eu la plus grande influence sur le rhythme de chaque espèce de vers puisque les pieds des moins lyriques étaient beaucoup plus libres que les autres.

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(6) Il ne nous reste de l'ancienne musique grecque que la mélodie des huit (cinq dans l'édition de Böckh) premiers vers de la première pythique de Pindare (ap. Kircher, Mesurgia universalis, t. I, p. 542), et de trois hymnes adressés à Calliope, à Apollon et à Némésis; nous devons même ajouter que l'authenticité de ces differents morceaux n'est pas incontestable, et que la manière de les lire n'est rien moins que certaine. Maximes de Tyr se plaignait déjà de l'oubli où l'ancienne musique était tombée; de là cette plainte qui revient si souvent: ¿xxɛxop0'à' μovoix; voyez aussi Aristophanes, Nubes, v. 964 et suiv.

toires (1) pour que nous en puissions rien conclure (2). Si, comme la musique (3), la poésie finit par avoir une

(1) Nous ne parlons pas seulement de l'opposition entre les jugements des savants sur la musique des anciens (Voyez entre autres les ouvrages de Burney, Burette et Forkel), mais de contradictions positives, que ne peuvent expliquer ni l'obscurité, ni l'inintelligence des textes; ainsi, d'après Lucien (In Appovedns), il y aurait eu quatre modes differents: l'ionique, le dorique, le lydique et le phrygique, et Apulée (Florida, 1. 5) en compte cinq, où ce dernier ne figure plus; il est remplacé par l'éolique et le jasique. L'idée que nous nous faisons du dithyrambe s'appuie sur le témoignage formel de Denys d'Halicarnasse, dans son IIept ovyoεGews ονοματων : Οἱ δε διθυραμβοποιοι και τους τρόπους μετέβαλλον, δώριους τε, και φρυγιους, και λυδίους ἐν τῷ ἀσματι ποιούντες, hal tas pedwdias est; et un passage non moins exprès de la Chrestomathie de Proclus le contredit positivement: Ó διθυραμβος ἁπλούστεροις κέχρηται την λέξησιν· δε νόμος διπλασίοις.

(2) On est arrêté à chaque instant par des difficultés qui semblent insofubles; comment, par exemple, s'expliquer d'une manière satisfaisante le mélange arbitraire, dans le drame (An dria, act. I, scén. 2, etc.), des vers iambiques et trochaïques? L'explication de Hermann, qui les assimile en donnant une anacrouse aux premiers, et en les considérant comme des vers trochaïques catalectiques, atténue la difficulté, mais ne la résout pas. On ne peut admettre qu'une syllabe de plus au commencement du vers et de moins à la fin fùt indifférente, quand Cicéron nous dit (De oratore) que tout l'auditoire en était révolté. Peut-être la quantité différente de la première et de la dernière syllabe était-elle cachée par l'accompagnement qui donnait le ton au vers et marquait la fin du rhythme: c'est au moins la manière dont les rhapsodes égyptiens récitent encore les vers (Lane, The modern Egyptians, t. II; p. 116); mais aucun témoignage positif n'autorise cette explication, au moins pour le drame, et plusieurs semblent le contredire; tel est, par exemple, ce passage de Donatus ou plutôt d'Evanthius dans les

Prolégomènes de Térence : Diverbia histriones pronunciabant; cantica vero temperabantur modis. La raison qu'en donne Aristote, De poetica, ch. IV (Voyez page suivante, note 3), est encore moins satisfaisante; et quoique l'existence d'un rhythme quelconque importe beaucoup plus à la poésie que son mode, il est difficile de croire qu'un peuple aussi sensible à l'harmonie que les Grecs ne fût pas choqué par des différences musicales qui semblent avoir été si marquées. Nous ignorons même la nature de l'ancienne musique_grecque; comme en Égypte (Platon, De legibus, 1. VII, p. 799; cf. 1. II, p. 657) et en Chine (Amyot, Mémoires concer nant les Chinois, t. VI, p. 101), elle avait une valeur politique et religieuse (Voyez Platon, De legibus, I. VIII, p. 829), que nous sommes loin de comprendre. Il est même fort possible que nous nous exagérions son influence sur la métrique, car elle était étroitement liée avec la grammaire (Voyez Aristophanes, Equites, v. 188; Nubes, v. 964; Quintilianus, 1. 1, c. 10, et Theodosios, P. 11, éd. de Göttling, et la correction graeca, t. Ill, p. 1168) et la rhétorique; de son passage ap. Bekker, Anecdota Platon appelle même l'art du sophiste post; Protagoras, p. 540. D'ailleurs, la prosodie se serait appliquée à la prose comme à la poésie, si nous nous en rapportions à la définition qu'en donne Placentinus Epitome graecae palaeographiae, ch. II: dvovos πpos dÿ ádoμer al Lascaris, qui écrivait d'après les anciens τους λόγους ποιούμεθα ), et que confirme grammairiens (JEIWY RHYTH TO Jecipava των παλαιων γραμματικών) ; il dit au commencement de son Octo partes: προσωδια ἐστι τονος φωνῆς ἐγγραμματου.

(3) Το μελος ἐκ τριων ἐστι συγκειμενον, λογον τε και ἁρμονιας και ρυθμού; Platon, De republica, I. III, p. 398, et p. 400: τρια άττα ἐστιν εἶδη, ἐξ ὧν αἱ έασεις πλεxa. A la vérité, Aristote, De poelica, ch. 1, par. 4 et 5, semble reconnaître la musique instrumentale comme un art particulier; mais il résulte de l'ensemble du passage et de l'expression restrictive decoy qu'il vient d'employer dans

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