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vague, pour éveiller ni l'imagination ni la raison (1); dans la poésie, au contraire, le sentiment, loin d'être exclusif, n'est que l'auxiliaire de la pensée (2). Le but musical de la versification est atteint dès qu'un concours désagréable de sons ne désunit point des mots que lient leurs idées, et que l'on croit à l'énergie des sentiments, en leur reconnaissant plus d'influence sur les formes du langage qu'ils n'ent ont dans la prose (3). Car, à ce degré de puissance, le sentiment s'exprime naturellement par des modulations rhythmiques; il évite les dissonnances inutiles (4), allonge et abrége les syllabes, élève et abaisse la voix, et, en sentant son action, l'intelligence s'y associe et le partage. A cet effet purement musical et dépendant de la nature de la langue et des habitudes de l'oreille, la versification en réunit un autre plus esthétique en appliquant à la parole les principes absolus de la musique. L'unité du poëme n'est pas seulement nécessaire pour em

Iside et Osiride, ch. LXXXI, et Dissen, Göttinger gelehrte Anzeigen, 1827, p. 85); cela vient probablement de la mesure mathématique qu'ils lui donnaient et de la valeur philosophique qu'ils re¬ connaissaient aux nombres.

(1) Voilà pourquoi les Grecs voulaient limiter ses moyens d'action; Platon bannissait de sa république la flûte et tous les instruments qui avaient trop de tons différents, et les Spartiates punissaient Terpandre pour avoir ajouté une corde à la lyre.

(2) Pour donner une grande puis sance à un ressort quelconque, il ne faut point rapprocher son action d'aucun autre. Cette théorie si évidente est également méconnue par quelques compositeurs distingués et beaucoup de littérateurs. Ceux-ci veulent sacrifier la musique d'un opéra au poëme; ils se plaignent que leur esprit ne soit pas assez complétement satisfait par la logique des situations et la beauté littéraire des expressions. Pour être conséquents, ils devraient exiger que le rhythme fut subordonné à la prononciation habituelle et à l'accent oratoire. Les autres ont l'ambition de faire exprimer à la musique, non pas seulement

des situations de l'âme, mais de véritables idées; ils veulent avoir tant d'imagination, qu'ils n'ont plus de sentiment musical et manquent de mélodie. L'auteur de la magnifique symphonie de Harold est un esprit trop convaincu et un logicien trop rigoureux pour ne pas tomber dans les cacophonies de Benvenuto Cellini.

(3) Aussi, dans la plupart des langues, la poésie a-t-elle une prononcia→ tion différente de la prose. Presque d'abord que c'est de la poésie que l'on toujours, en arabe, pour indiquer tout récite, les deux hémistiches du premier vers riment ensemble, et ont une mesure exactement semblable.

(4) Quelquefois on les recherche pour des effets d'harmonie imitative; ainsi, par exemple, les efforts s'expriment naturellement par des sons d'une prononciation difficile, comme dans ce vers de Virgile:

Illi inter sese magna vi brachia tollunt. C'est une conséquence de la contraction des nerfs; les mots que l'on prononce alors exigent un effort, et l'on juge de la cause par l'effet.

pêcher les idées secondaires de détourner l'attention de la pensée dominante et de l'amoindrir; elle manifeste l'unité du poëte (1). Son enthousiasme ne s'arrête qu'après l'expression complète de la beauté qui l'inspire; si le sentiment venait à changer, toute l'influence qu'il aurait acquise sur les imaginations serait détruite, et l'uniformité de la versification en montre la persistance à travers la diversité des idées; il lui faut, en donnant à toutes les parties une mesure exacte, faire sentir les rapports qui existent entre elles, et la liaison de chacune avec l'ensemble (2).

(1) Pour la rendre encore plus sensible, en arabe, tous les vers d'un même poëme riment ensemble, et la plupart de nos vieilles épopées sont écrites en stances monorimes; cette intention se montre déjà dans la poésie hébraïque, où les lettres initiales de tous les versets suivent quelquefois l'ordre alphabétique.

(2) Cependant la versification tient moins encore à un rhythme uniforme qu'à une mesure quelconque, qui distingue la poésie de la prose. Horace disait du dithyrambe, I. IV, ode 2:

Seu per audaces nova dithyrambos
Verba devolvit numerisque fertur
Lege solutis.

Pendant le moyen âge, où le sentiment musical était cependant si développé, on ne craignait même pas d'écrire en plusieurs langues des chansons

(voyez les Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. XXIV, p. 671; Crescimbeni, Istoria della volgar poesia, p. 17; Warton, History of english poetry, t. 1, p. 90, note; Docen, Miscellaneen zur Geschichte der teutschen Literatur, t. II, p. 207, et Hoffmann von Fallersleben, Fundgruben, t. I, p. 340, etc.)', des poëmes (Des fames, des dez et de la taverne, ap. Méon, t. IV, p. 485; ap. Sharon-Turner, History of the Anglo-Saxons, ch. 3; ap. Scott, Sir Tristrem, p. 37), des drames ( Myslerium fatuarum virginum, ap. Fr. Michel, Théatre français pendant le moyen age, p. 3; Hilarius, Ludi et versus, p. 24 et 34; plusieurs comédies de Ruzzante; Il pantalone imberlonao, de Briccio; Í poeti rivali, de Ricci, etc.). Voilà pourquoi on peut changer de rime et varier la position des accents.

CHAPITRE II.

DU RHYTHME.

Avant de s'être précisées par des formes, les idées flottent dans l'esprit indécis comme dans un chaos; l'attention ne peut s'en saisir, et elles disparaissent sans laisser aucune trace dans la mémoire. Les mots ne sont donc pas seulement leur expression sensible, ils sont le complément essentiel de leur perception; sans un langage qui serve de base et d'appui à sa pensée, l'homme vieillirait dans une éternelle enfance. Privé de toute communication intellectuelle avec ses semblables, les développements isolés qu'ébaucheraient son expérience personnelle et ses instincts de perfectionnement périraient avec lui; et, sans pouvoir jamais hériter du passé ni profiter à l'avenir, l'histoire de l'Humanité se passerait tout entière entre le berceau d'un homme et sa tombe. Les langues ne sont donc point des acquisitions fortuites, dont les éléments se soient lentement amassés pendant une longue suite de générations: si l'homme n'est point né pour se matérialiser dans une existence de brute, sans un progrès à atteindre ni un devoir à remplir; si la création ne fut point le caprice désordonné d'une intelligence irréfléchie, ou l'œuvre manquée d'une volonté impuissante, la parole est naturelle à l'homme, parce qu'elle est nécessaire à la destination que Dieu lui a donnée.

Quoique les besoins de l'homme aient d'abord été bien restreints, ses premiers rapports avec la Nature étaient continus; il lui fallait lutter avec elle pour toutes les né

cessités de l'existence, sans aucune des ressources que les progrès de la civilisation ont accumulées entre ses mains; et les souffrances du passé, les difficultés du présent, les inquiétudes de l'avenir, le préoccupaient trop constamment pour permettre à son intelligence des développements étrangers au cercle habituel de ses sensations. La parole était alors la manifestation instinctive d'un sentiment plutôt que l'expression volontaire d'une idée. En agissant d'une manière différente sur les organes de la voix, chaque sentiment en modifiait les sons (1); si les forces naturelles de l'intelligence n'en eussent point compris la signification, on l'aurait bientôt retrouvée dans les souvenirs de l'expérience. Mais bientôt les anciens mots se corrompirent; des mots nouveaux, sans aucune valeur naturelle, s'y mêlèrent, et la langue primitive disparut si complètement sous ces additions et ces altérations successives, qu'une étude approfondie des différents vocabulaires en distingue à peine la trace(2).

(1) Ainsi, par exemple, le son de l'O est ouvert par la joie et fermé par la douleur. Ces modifications instinctives ont lieu même chez les animaux : la poule qui a trouvé du grain n'appelle pas ses poussins comme elle le fait à la vue d'un oiseau de proie. Pour expliquer ces phénomènes, il faudrait que la physiologie des organes de la voix fût achevée, et nous u'en possédons encore que l'anatomie; on peut seulement comprendre la cause physique qui les produit. Sans doute l'action de chaque espèce de sentiment sur les organes de la voix est différente; il en tend ou détend les cordes, il les allonge ou les raccourcit, il dilate la trachée-artère (l'organe qui pousse et conduit l'air dans le larynx) ou la resserre, etc. Quand nous parlons des cordes de la voix, nous ne voulons pas dire, avec Ferrein, que le larynx soit un instrument à cordes: nous le croyons plutôt un instrument à vent à anche; mais les cordes vocales n'en sont pas moins une expression consacrée dont nous nous servons, parce qu'elle rend notre pensée plus fa

cile à saisir.

(2) On a cru en retrouver au moins les éléments dans les premiers mots que prononcent les enfants; mais, en admettant que la parole qui s'apprend au milieu d'un langage factice doive reproduire celle qui s'était développée naturellement sans aucune influence, il faudrait encore supposer que l'homme avait été créé enfant avec un indispensable besoin de soins qu'il était impossible de lui donner, et il n'est homme que lorsqu'il est devenu adulte. Ainsi, par exemple, l'enfant émet d'abord le son de l'A, qui lui demande le moins d'efforts; il prononce les consonnes labiales les premières, parce que, en suçant le sein de sa mère, ses lèvres ont acquis une plus grande faculté de mouvement que les autres organes extérieurs de la voix, et la difficulté qu'il éprouve à passer d'un son à un autre l'engage à le redoubler: il est donc fort naturel que papa et mama soient les premiers mots qu'il prononce, mais on n'en pent rien induire pour la langue primitive.

Quelque variées que soient les langues, leurs dissemblances ne prouvent point l'indépendance de leur origine; ce sont les conséquences inévitables des modifications que l'histoire apporte chaque jour dans l'intelligence de l'homme. Tant que ses sentiments furent peu nombreux (1) et restèrent assez passionnés pour que leurs nuances s'effacassent, une expression générale, sans signification bien précise, pouvait leur suffire; mais lorsqu'ils se multiplièrent, lorsqu'ils devinrent plus civilisés, et, pour ainsi dire, factices, il fallut modifier les sons primitifs qui ne distinguaient pas leurs différences; et aucun principe naturel ne réglait ces modifications: elles étaient arbitraires et fortuites, parce que les sentiments eux-mêmes étaient individuels et ne se produisaient que sous l'empire de circonstances locales. Le nom des choses n'avait rien d'absolu qui tînt à leur nature; il était relatif aux sentiments qu'elles excitaient, et devait changer quand un autre climat ou des conditions nouvelles rendaient les impressions différentes (2). Il est peu d'objets qu'on ne puisse envisager sous plusieurs points de vue; on les distinguait par la propriété dont on était le plus frappé, et cette prédominance varie suivant le moment et les circonstances où ils tombent sous les sens. Toutes les langues n'associaient pas les mêmes idées à leurs noms (3). Ceux qui désignaient les choses, en reproduisant leur bruit, n'étaient pas eux-mêmes à l'abri de tout changement; l'imitation n'était point parfaite, et l'on suppléait à son exactitude par des associations qui dé

(1) Dans la crainte de rendre plus flamme; celui qui brille en parcelle, obscures ces considérations sur la mé- étincelle; celui qui détruit, incendie. taphysique du langage, nous nous servons des expressions habituelles senti- l'éclair (dpa); l'hébreu, le latin, son (3) Le grec exprime la vitesse de ments et idées; il serait plus philoso-éclat (718, fulgur); l'allemand, sa phique de dire conceptions et perceptions.

(2) Il n'est pas même de langue qui ne finisse par donner plusieurs noms à une seule chose; le feu qui éclaire s'ap pelle lumière; celui qui brùle avec éclat,

marche en zigzag (Blitz); on est frappé de la force de l'arbre (5), de sa dureté (arbor), de sa croissance (Baum), de sa roideur (tree), etc.

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