Page images
PDF
EPUB

Quand pour rendre la langue plus usuelle des contractions ont insensiblement supprimé les flexions, il faut exprimer le rapport des mots par des particules qui les précèdent ou les suivent immédiatement, par l'arrangement de la phrase; la construction n'est plus assez libre pour permettre au poëte d'adopter un rhythme où le concours invariable de toutes les syllabes serait nécessaire. D'ailleurs, si tous les idiomes ont une certaine prosodie, si la prononciation de toutes les syllabes n'a point la même durée, les différences devraient, pour servir de base à un système de versification, avoir une précision, une régularité et une fréquence qui leur manquent presque toujours. Souvent, par suite des contractions qui se multiplient de plus en plus, les brèves ne sont plus assez nombreuses pour contraster suffisamment avec les longues et donner une harmonie véritable au vers. Quelquefois aussi la prononciation des syllabes auxquelles la prosodie reconnaît la même quantité est essentiellement différente, et, soit que la mesure ne fasse aucune distinction entre toutes les longues, soit qu'elle considère comme brèves les syllabes dont le son se prolonge réellement moins que celui des autres, la différence de la quantité n'est plus assez frappante pour devenir un principe rhythmique (1). Dans les langues dont la prononciation est inégale, les vers ne peuvent se mesurer par la durée mathématique des éléments dont ils se composent, mais par les perceptions qu'ils provoquent, par une harmonie musicale assez marquée pour que l'oreille s'y

Toutes les syllabes qui ont une valeur grammaticale indépendante de l'idée qu'expriment les mots feraient également de mauvaises rimes; ainsi, par exemple, en mandschou, où les substantifs ont généralement une désinence particulière qui les distingue des autres mots (Xylander, Die Sprachen der Tilanen, p. 28), la versification ne doit point se baser sur la rime. Au reste, fes langues qui, comme le grec et le latin, reunissent la quantité et l'accent, ne sauraient avoir une versification aussi simple que celles dont les modula

[blocks in formation]

complaise et que l'esprit y rattache des idées d'unité. Ces langues basent leur versification sur des consonnances d'autant plus significatives qu'elles ne sont plus une symétrie accidentelle de sons, mais la conséquence de quelque rapport essentiel entre les idées.

Tous les idiomes analytiques ne peuvent cependant adopter la rime, du moins comme principe fondamental : car elle exige, surtout lorsque les terminaisons sont variées, une abondance de synonymes qui empêche la pensée d'être subordonnée aux ressources du vocabulaire (1). Si la langue était trop pauvre et qu'elle fût assez fixée pour ne plus admettre de nouveaux mots, la versification rendrait de jour en jour la poésie moins énergique que la prose, ce ne serait plus que l'élaboration puérile d'un bel esprit sans inspiration et sans force (2). La rime convient encore moins aux langues dont les désinences sont généralement surchargées de consonnes ou fortement articulées; l'oreille en est trop désagréablement frappée pour associer aucune idée d'harmonie à ces consonnances (3). La rime ne peut d'ailleurs produire d'effet durable que lorsque la pensée s'y repose aussi avec plaisir, lorsque le sens concourt avec elle à dessiner la fin du

(1) A plus forte raison l'uniformité de la rime dans les plus longs poemes arabes n'eût pas été possible sans une synonymie extrêmement riche; ainsi, suivant Chardin, il y a mille mots différents pour exprimer un chameau et une épée, cinq cents pour un lion, quatre cents pour une calamilé; Voyage en Perse, t. V, ch. 11.

(2) Toutes les versifications dont le principe est matériel subissent la mèine nécessité. Aussi l'allitération, qui exige encore plus de rapports de mots que la rime, n'était-elle possible qu'avec une langue poétique fort étendue. Dans les idiomes modernes, où les mots ont des terminaisons très variées et suivent un ordre grammatical presque invariable, les poëtes ont dù, comme en espagnol, choisir un principe moins gênant que la rime, ou, malgré

la puissance de l'habitude, chercher à la remplacer par un système différent de versification; telle est certainement la cause première des efforts si souvent renouvelés en Angleterre, en Allemagne et même en France pour trouver un autre rhythme.

(3) Il faut cependant reconnaître que l'harmonie tient beaucoup plus à l'habitude qu'on ne l'admet généralement, et que les sons qui nous blessent dans une langue étrangère n'empêchent pas le peuple qui la parle de la trouver harmonieuse et d'être fort sensible à la musique. Dans les langues fortement articulées, la mélodie doit seulement être plus savante et résulter plutôt de la nature des sons que des impressions qu'ils font sur les sens; c'est là sans doute la principale cause de la différence entre la musique italienne et la musique allemande.

rhythme, et quelques langues recherchent trop volontiers les phrases incidentes pour que le sens ne se prolonge pas ordinairement pendant plusieurs vers (1). Quand une certaine uniformité de terminaisons multiplie souvent les rimes intérieures, la consonnance finale n'éveille pas suffisamment l'attention; on est forcé, pour marquer la mesure, d'y ajouter des éléments plus saillants (2). C'est au reste une nécessité pour toutes les poésies qui accordent plus à l'expression qu'à l'harmonie naturelle de la langue; le sens de la phrase et la valeur des mots y dominent le son des syllabes et le mouvement produit par leur rapport; le rhythme y devien→ drait presque insensible si l'on n'en appuyait la cadence sur le nombre et l'harmonie des accents (3).

Sans doute le plaisir un peu sensuel que produisent l'arrangement des sons et l'harmonie de leurs intonations ajoute au charme de la pensée; en distinguant les idées capitales par la force de la prononciation et la place qu'elles occupent dans le vers, l'accent et la rime les rendent encore plus expressives et plus frappantes. Mais le but principal de la versification est de manifester l'enthousiasme du poëte et de le communiquer par la sympathie à des intelligences étrangères aux sentiments instinctifs qui l'inspirent. Lorsqu'il se révèle par la nature même du langage (4), par des tournures plus hardies et des expressions qui lui sont pro

(1) Nous citerons pour exemple l'allemand; voilà pourquoi, malgré l'habitude générale des autres langues, la phrase y est bien plus simple en vers qu'en prose.

(2) La rime exige aussi que l'effort de la prononciation porte sur la terminaison; les langues qui ont un radi cal fort accentue ne s'y prêtent ainsi que d'une manière très incomplète.

(3) Voilà pourquoi l'accent joue un si grand rôle dans la versification de toutes les langues modernes ; c'est la conséquence nécessaire du nouvel esprit de la poésie.

(4) Ainsi, par exemple, les langues sout formées par l'esprit poétique, qui perçoit des idées dans des images et dans des sous; il est positivement vrai que la poésie est antérieure à la prose. Dans les langues primitives, qui n'avaient point perdu leur premier caractère, la versification ne pouvait donc avoir les mêmes nécessités matérielles que dans les idiomes vieillis, ou sortis du mélange et de la corruption des autres. On n'aurait pas dù non plus perdre de vue cette considération, dans les explications que l'on a données du rhythme de la poésie hébraïque.

[ocr errors]

pres, l'arrangement musical de la phrase ne peut donc conserver une aussi vitale importance. Peu de langues, il est vrai, sont entièrement privées d'idiotismes poétiques (1); elles trouvent toutes, dans un vocabulaire spécial et dans une syntaxe plus indépendante, les moyens de presser le mouvement de la pensée et d'en colorer l'expression. Mais ces déviations du style habituel sont rarement assez multipliées et assez sensibles pour distinguer suffisamment la poésie de la prose; elles concourent seulement à lui donner un autre caractère et permettent de marquer la mesure du rhythme avec moins de régularité et de force. A ces différences grammaticales se rattache probablement une des plus grandes licences de la poésie allitérée; l'admission dans un même vers de radicaux sans aucune liaison littérale avec les autres n'y eût pas été tolérée si à la hardiesse des ellipses et à l'originalité du langage on n'avait reconnu l'inspiration d'un poëte. Cet état passionné de l'esprit se manifeste surtout par des mots colorés et des figures qui, au lieu d'exprimer naturellement les choses, les peignent par leurs qualités et les sentiments qu'elles éveillent; lorsque l'éclat et la vivacité du style frappent l'imagination à chaque instant, la versification n'est donc plus qu'une sorte d'accessoire, sinon sans valeur, au moins sans nécessité et sans but essentiel. Telle est la première cause de ces compositions en prose poétique si répandues dans les littératures de l'Orient; le français, au contraire, et la plupart des idiomes occidentaux, ont un besoin de précision et de clarté qui nécessite une grande sobriėtė d'images et oblige de recourir aux formes cadencées de la versification.

(1) Nous n'excepterions pas même entièrement ni les idiomes naïfs, qui, comme l'hébreu, furent fixés de bonne -heure et ont conservé dans la prose la plus vulgaire la hardiesse des ellipses et la multiplicité des images qui faisaient leur caractère primitif; ni ceux qui, ainsi que le sanscrit et l'arabe, se diviserent

presqu'à leur origine en langue usuelle et en langue littéraire. La différence de la parole avec le style écrit donne alors une certaine ressemblance à tous les genres de composition, et finit par effacer les caractères extérieurs qui les distinguaient.

Uniquement préoccupée de la justesse de l'expression, la prose range les mots dans l'ordre le plus naturel et le plus clair; mais la poésie, qui veut rendre les idées plus saisissantes et les sentiments plus sympathiques, construit la phrase pour l'imagination, au lieu de la soumettre aux règles de la logique. Les inversions ont ainsi une valeur indépen– dante de la force qu'elles ajoutent à l'expression; elles témoignent d'une disposition plus passionnée et forment un des caractères essentiels de la poésie. Mais elles ne conservent pas toujours leur importance naturelle ; lorsque la prose les admet par pure fantaisie, comme dans les langues classiques, elles ne distinguent plus la poésie et ne peuvent suppléer aux imperfections du rhythme. En anglais et en allelemand, au contraire, les inversions concourent à donner plus de liberté à la versification; elles lui appartiennent presque exclusivement, et s'y reproduisent en assez grand nombre pour la dispenser d'imposer une valeur prosodique à toutes les syllabes et de marquer la fin des vers par des consonnances aussi sensibles que dans les langues romanes (1).

CHAPITRE XIV.

DE L'INFLUENCE DE LA POÉSIE SUR SA FORME.

Quels que soient ses éléments et la manière dont elle les groupe, la versification contraste, par sa régularité, avec la

(1) Le caractère d'un peuple exerce aussi certainement une grande influence sur le mouvement de sa versification. Ainsi, par exemple, la gravité des Ara

bes contribua à la lenteur du rhythme de leurs vers; elle leur fit donner à chaque pied trois, quatre ou même cinq syllabes, qui, à une seule exception près,

« PreviousContinue »