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étaient trop aspirées pour devenir muettes (1), et l'impor tance du radical dans les idiomes germaniques ne permettait point d'en rien retrancher (2). Une pareille ressource n'aboutissait d'ailleurs à aucun résultat vraiment satisfaisant ; la suppression des finales dans les langues qui marquaient les rapports des mots par leurs désinences obscurcissait souvent la pensée, et l'oreille n'en était pas moins blessée que l'intelligence (3). L'aspiration des voyelles grecques donnait alors nécessairement un son très dur aux consonnes, et, en latin, soit qu'après l'élision on laissât l'accent sur la dernière syllabe des mots, soit qu'on l'avançât sur une autre où il n'était pas ordinairement, les habitudes de l'oreille étaient choquées et l'harmonie de la versification devenait impossible (4). Aussi Ovide et les poëtes qui se préoccupaient le plus

aussi paratu'st dans Ennius et dicendum'st dans Lucrèce; mais ce dernier exemple peut être attribué au copiste comme au poëte.

(1) Comme en grec, où elles sont tou tes marquées d'un signe d'aspiration.

(2) Cependant, quoique Molloy et tous les écrivains qui se sont occupés de l'ancienne versification irlandaise n'aient pas hésité à dire que la première voyelle y était élidée, comme dans les autres langues, nous croirions plutôt, malgré toutes les règles de la prononciation, que c'était la seconde. D'abord, les changements euphoniques que l'on faisait subir à certaines lettres (B, C, D, G, LL, M, P, RH et T) étaient amenés plus souvent encore par les sons qui les précédaient que par ceux qui les suivaient, et, quoique la raison et l'autorité des autres peuples voulussent que la voyelle élidante fût plus fortement prononcée que l'autre, l'élision, qui n'était que facultalive lorsque la première voyelle était brève et pouvait disparaître aisément de la prononciation, devenait nécessaire quand elle était longue. Il y a d'ailleurs des vers qui n'auraient pas d'allitération si l'élision ne retranchait une voyelle initiale;

do fhiofradh me aSHlomne SHiar. tren re Dubhailce aDheachlu. Ap. Lhuyd, Archaeologia britannica, p. 306. Mais la versification est si irrégulière et les textes que nous avons eus à notre

disposition sont si peu nombreux et tellement défectueux, que nous n'osons attacher à nos doutes une sérieuse importance. L'auteur anonyme de Quatre traités de poésie, Paris, 1663, dit, p. 95, qu'en espagnol c'est quelquefois aussi la seconde voyelle qui se réunit à la première; mais nous n'en connaissons aucun exemple qui doive faire autorité.

(3) A moins cependant que l'hiatus n'eût été produit par le concours de deux voyelles semblables.

(4) Nous ne savons donc comment M. Quicherat a pu dire, dans un ouvrage qui n'en est pas moins devenu classique: Les élisions ne produisent point un mauvais effet, et les poëtes du second ordre les ont évitées avec une affectation puérile; Traité de la versi fication latine, p. 141. L'opinion de Hermann nous semble bien plus juste: Magna autem in elisionibus ars est atque elegantia, cujus qui usum scientiamque non habent, dum elidendi necessitatem diligentissime observant, saepe faciunt quod vix quisquam Romanorum facere ausus esset. Quoniam enim istae omnes non tam elisiones quam συνεκφωνήσεις sunt, curabant veteres, ut eae tantum conjungerentur, quae commode et cum suavitate quadam pronunciationis coirent; Elementa doctrinae metricae, p. 62. Il ne faut que scander quelques vers de Lucrèce :

C

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de la douceur des vers diminuaient-ils les élisions en évitant le concours des voyelles (1), ou même en changeant la forme habituelle des mots (2), et Terentianus, dont on ne peut cependant révoquer en doute ni les connaissances théoriques ni l'habileté pratique, leur préférait les hiatus (3).

Dans les idiomes germaniques, où le radical a généralement conservé une accentuation prononcée et précède les autres syllabes, l'accent, relevé encore par une articulation fortement aspirée et par la pause qui marque la fin des mots, empêche d'assembler dans une seule émission de voix les voyelles qui se heurtent (4); mais il adoucit aussi la dureté de leur con

Quod si in eo spatio atque ante acta aetate fuere. L. I, v. 235. Pro inde aliquid superare necesse est inco. lume ollis. L. I, v. 673. pour être convaincu de la dureté des élisions. Elle était si bien sentie, qu'on n'en trouve presque jamais dans les chants ecclésiastiques; on y évitait ordinairement les hiatus, mais au besoin on passait outre, même lorsque les traditions de la poésie classique avaient encore toute leur force; voyez Prudentius, Hymne x, v. 131.

(1) Suivant Köne (Ueber Sprache der römischer Epiker), sur quatre mille vers, il y a dans Vírgile mille élisions, et dans Ovide, le plus harmonieux des poëtes latins, seulement cinq cents, qu'il Cherche évidemment à adoucir, puisque dans deux cas sur cinq elles sont amenées par le monosyllabe est, que la prononciation ordinaire semble avoir pu réunir au mot précédent par une contraction (paralu'st, dicendum'st), et que la syllabe élidée finit aussi dans deux cas sur cinq par un E bref,

(2) Ainsi Ovide employait la forme grecque en E, qui était longue, au lieu de la forme en A, qui était brève : Danaen (Metam. I. XI, v. 117), Hecube (Ibid. 1. XIII, v. 425), Helene (Artis amat. I. II, v. 365), et comme Virgile (Aeneidos 1.1, v. 650), il revient à la désinence latine quand il ne veut plus éviter une élision (Artis amat. I. II, v.

699; Metam. 1. XIII, v. 200). La même raison lui faisait remplacer la forme ordinaire en um par la terminaison grecque: Ilion igni (Heroid. XVI, v. 49); Cysicon oris (Trist. 1. I, élég. I, v. 29); Pelion herbas (Melam. 1. VII, Y. 224). Quelquefois même il s'écartait encore plus du génie de la langue; il substituait à l'adjectif le génitif du substantif: Taenaris ora (Heroid. XVII, v. 6); Ausonis ora (Fast. 1. II, v. 94); Maenalis ursa (Trist. I. III, élég. vui, v. 11), et revenait à la syntaxe habituelle quand il n'avait pas d'élision à éviter: Maritae Taenariae (Heroid. 1. XIII, v. 45); Ausoniis montibus (Fast. 1. I, v. 542); Maenalio Deo (Fast. 1, IV, v. 7.650).

(3) Vers 351, 410, 411, 412, 655, 658, 850, 860, etc., éd. de Santen. On en trouve quelques exemples dans les Homérides:

ὅστις ἐπ' ήματι τωδε έχων μεθιησι μαχεσ

Voyez aussi Iliadis l. I, v.

θαι.

4, 47, etc.

(4) Le vieil anglais admettait des synalèphes lorsque la première syllabe n'était pas accentuée (voyez ci-dessus, p. 176, note 3), et l'on en trouve encore quelques exemples dans Chaucer, surtout quand la voyelle finale est un E; mais elles sont tombées dans une désuétude presque complète. En allemand, on peut prononcer deux mots qui expriment l'idée et sa relation, comme s'ils n'en formaient qu'un seul: Sie irren, die Adler, so oft, etc.; mais chaque syllabe conserve sa valeur métrique.

cours et rend cette réunion presque inutile (1). Dans la plupart des autres langues modernes, la prononciation des voyelles est trop molle pour ne pas laisser toute sa rudesse à l'hiatus, et des exigences musicales plus impérieuses condamnent plus sévèrement les moindres dissonances. Mais, loin de créer des difficultés à la versification, ces exigences la facilitent; le rhythme rapproche assez les mots pour que la prononciation supprime la pause qui les sépare et lie ensemble toutes les voyelles qui se rencontrent (2). Quelquefois même, lorsque, malgré l'affaiblissement des sons, leur concours blesserait encore l'oreille ou donnerait trop d'obscurité au rhythme, et que la première voyelle (3) n'est pas accentuée (4), on peut l'élider entière

(1) Aussi les langues germaniques n'admettent-elles point l'élision; il n'y a d'exception que pour le flamand, où, par une imitation inintelligente de quelque langue étrangère, le й ne l'empeche même pas, et pour le frison, où l'E final immédiatement suivi d'une voyelle est élidé :

Hier somme elck so nin guwch oon stecke. Japicx, Friesche Rijmlerye, p. 72; l'allemand peut seulement le remplacer par une apostrophe. En anglais on élide quelquefois l'E de the lorsqu'il précède un mot commençant par une brève, et l'O de to quand l'infinitif qui le suit commence par une longue.

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(2) Une quantité fortement marquée empêcherait aussi de réunir fréquemment les finales avec la voyelle suivante; elles deviendraient alors nécessairement brèves, et l'oreille serait blessée dans ses habitudes si la synalèphe changeait d'une manière trop sensible la nature prosodique des sons. La facilité qu'avaient les poëtes grecs de changer la quantité pour éviter les hiatus nous semble une preuve évidente que les règles de la prosodie n'étaient pas observées dans le langage usuel.

(3) Les vieux poëtes italiens élidaient aussi quelquefois la seconde, comme dans ces vers de Pétrarque :

Se la man di pietà 'nvidia m'ha chiusa.
Negletto ad arte e 'nnanellato, ed irto.

Il fallait alors que le premier mot fùt

un monosyllabe impossible à élider ou que sa terminaison fùt accentuée, et que le second commençat par un I.

(4) Les vieux poëtes italiens n'ont cependant pas toujours évité la dissonance qui en résultait; Dante ne craignait pas de dire :

Là onde invidia prima dispartilla et l'on trouve dans Pétrarque: Del quale oggi vorrebbe, e non può aitarmi. Voilà pourquoi les élisions et même les synalèphes sont impossibles en français; il faudrait que la première voyelle fût moins fortement prononcée que la seconde, et la pause qui marque la fin des mots oblige la voix de s'y appesantir, comme ferait un accent véritable. Aussi nos poëtes n'élident-ils que les E muets et les monosyllabes le, je, me, te, se, que, no, lorsqu'ils précèdent un mot auquel ils sont inséparablement unis ou les particules en et y. Racine a été trompé par une fausse analogie lorsqu'il a dit dans les Plaideurs :

Condamnez-le à l'amende, ou, s'il le casse,
au fouet,

quoique cette élision se trouve aussi
dans le Romans du comte de Poitiers :
Dame vole le a signor prendre
et dans Guerars de Rossillon :

Ne

puer chacier de champ ne desconfire. Si cest plait ne me fait e nel m'otrie.

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Ap. Fr. Michel, Rapports, p. 164. Généralement cependant nos vieux poëtes étaient plus logiques; la musique

ment (1), surtout quand la consonne qui la précède est une liquide (2), qui ne sonne pas désagréablement sur la voyelle suivante.

CHAPITRE XIII.

DE L'INFLUENCE DE LA LANGUE SUR LE SYSTÈME DE LA VERSIFICATION (3).

Dès les premiers temps de son histoire, un peuple ne se borne pas à rendre clairement ses impressions; il veut que

qui accompagnait la déclamation de tous leurs vers les obligeait de mieux respecter les exigences de l'oreille. Souvent l'E des particules monosyllabiques n'était point élidé, même dans les cas où il l'a été depuis:

Puisque je ai seigneur qui m'aime et prise. Bele Isabeaus, ap. Romancero françois, p. 7. Mais cette règle n'avait, comme on le Voit, rien de général; Rutebeuf est allé jusqu'à dire dans un vers de huit sylLabes :

Qu'en dites-vos? que il vos cemble? Nouvelle complainte d'Outremer, ap. OEuvres, t. I, p. 114, Il semble aussi qu'on ne devrait pas élider l'E final lorsqu'il est précédé d'une consonne suivie de L ou de R, comme dans aveugle, encre, quatre, parce que le son en est alors fort marqué; mais les poëtes le retranchent comme s'il

était muet.

(1) Elle n'a lieu en italien que pour les articles et quelques autres mots en très petit nombre; mais quand deux voyel les ne sont séparées que par un monosyllabe composé d'une seule voyelle, on peut les réunir toutes les trois en une seule syllabe métrique, comme dans ce vers du Tasse :

Disse e ai venti: spiegò le vele e andonne. La synalèphe a lieu aussi en portugais lorsque les désinences ne sont point nasales (aa, ae, ão, et õe); on peut même réunir également trois syllabes en une

seule lorsque le monosyllabe intermé diaire n'est pas la conjonction E. En pro vençal, l'élision semble avoir été subordonnée au chant, qui sans doute rapprochait on éloignait les syllabes de manière à la faciliter ou à rendre l'hiatus insensible; au moins l'incorrection du petit nombre de leçons manuscrites que nous avons consultées, la falsification systématique des textes imprimés, et peut-être aussi l'altération de la langue, ne nous ont permis de reconnaitre aucune règle d'une manière certaine. La grande quantité des voyelles remplacées par une apostrophe nous ferait cependant penser qu'il n'y avait d'élision rhythmique que pour l'A muet, comme dans ce vers de huit syllabes:

Qu'elha es tan enschada e pros; mais les textes sont loin de confirmer tous cette règle; ainsi, il y a dans un vers de six syllabes:

Per l'obs grant, que y aurià. On croirait y retrouver la règle italienne dont nous parlions tout à l'heure, et ce fait paraît d'autant plus extraordinaire qu'en provençal les monosylla bes n'étaient presque jamais accentues et ne faisaient pas d'hiatus que la versification dût éviter; on disait fort bien dans un vers de six syllabes:

Perqu' ieu ai albirat."

(2) Jamais en italien on n'élide un substantif ni un adjectif dont la dernière consonne n'est pas un M, un N ou un R. (3) L'esprit de chaque peuple se réflé

leur expression satisfasse également l'esprit et l'oreille, et un besoin instinctif d'euphonie polit son vocabulaire. Les syllabes que la même idée réunit en un seul mot sont liées aussi par une accentuation qui les distingue de toutes les autres; et cette mélodie est assez générale pour imprimer une certaine harmonie à toute la langue (1). Cette harmonie n'était d'abord sans doute que la conséquence de la liaison des organes de la parole avec ceux de l'ouïe; mais elle devint bientôt une nécessité intellectuelle. On ne chercha pas seulement à donner à la prononciation plus de facilité et d'euphonie; on voulut des phrases plus animées et des mots plus expressifs. Chaque langue a donc un mouvement qui lui est propre, et, surtout dans les poésies naïves où la pensée, étrangère à toute préoccupation d'art, ne travaille point son expression, ce rhythme naturel doit servir de base à la versification. En ne respectant pas tous les éléments dont il se compose, on blesserait les habitudes de l'oreille, et la valeur de convention qu'il faudrait attribuer aux nouvelles données prosodiques que l'on aurait substituées aux anciennes ne permettrait plus d'imprimer à la mesure un caractère assez sensible. Dans les idiomes où ces éléments naturels manqueraient entièrement, il serait même impossible de donner à la versification des bases matérielles. Telle fut sans doute

chit dans sa langue (voilà pourquoi langue est dans plusieurs idiomes un synonyme de peuple, ¡↳ dans Isaïe, ch. LXVI, v. 18; tongue en anglais, etc.; on disait aussi en vieux français la langue d'oc, et l'Ordre de Malte était divisé en langues), et le langage réagit à son tour sur les progrès de la civilisation. Notre intention ne peut être ici de nous étendre sur l'action philosophique que les formes de la parole ont sur les tendances de l'esprit. Il préfère naturellement les développements qui lui sont les plus faciles et s'occupe plus volontiers des idées et des sentiments qu'il exprime d'une manière moins incomplète;

mais nous recherchons seulement quelle influence matérielle la nature des langues exerce sur les bases et le mouvement du rhythme. Plusieurs fois déjà nous avons expliqué les exceptions aux lois générales de la versification par des exigences particulières à chaque idiomo.

(1) Nous avons déjà montré, dans le chapitre IV, que la voix appuyait sur la syllabe principale de chaque mot plus que sur les autres; et quelque nombreuses, quelque variées que soient les sources où elle puisent, les langues se forment d'une manière trop systématique pour qu'il ne résulte pas de cette accentuation une cadence générale.

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