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ESSAI PHILOSOPHIQUE

SUR

LE PRINCIPE ET LES
LES FORMES

DE LA

VERSIFICATION.

CHAPITRE PREMIER.

DU PRINCIPE DE LA VERSIFICATION.

C'est en vain que l'homme ouvre son intelligence aux impressions qui, de tous les points de son horizon, viennent frapper ses sens; ces notions empiriques n'apaisent point sa soif de connaître. Les réalités dont elles portent témoignage lui semblent trop limitées; qu'il fasse un pas, elles disparaissent, et le temps qui fuit va les emporter avec lui. Il faut à ses aspirations vers l'infini des connaissances que ne borne point l'espace et ne mesure point la durée. Au lieu de sentir un phénomène accidentel, il réfléchit sur des idées nécessaires; à la perception d'un fait il substitue la conscience d'une vérité. Là ne s'arrêtent pas encore sa puissance et son besoin d'agir; entre le réel et l'absolu, il rêve le possible. Mais le champ de la rêverie n'est point lui

même un espace sans limites, où l'imagination se déploie sans règles. Que la fantaisie invente des objets et des faits, ou qu'elle rattache des êtres réels et des événements historiques à des causes et à des conséquences imaginaires, elle reste incessamment soumise à deux conditions essentielles. Au dessus de chaque ordre de phénomènes plane une loi générale qui les explique et les régit; pour revêtir l'apparence d'une réalité, les fictions doivent donc se subordonner aux règles dont elle dépend, et manifester d'une manière sensible leurs rapports avec elle. Cette soumission complète à la loi les relie, il est vrai, à l'ensemble des faits; mais leur existence elle-même ne devient suffisamment probable que lorsque l'imagination y reconnaît le caractère de tous les objets du même genre, lorsque leur type s'y reflète, dépouillé de ce qu'y mêlent d'étranger les accidents habituels de la vie, et riche de tous les développements que comporte sa nature; lors, en un mot, que tout y apparaît sous une forme et des couleurs idéales, dans tout l'éclat de la beauté : le possible, c'est la poésie.

Mais l'homme n'est point créé pour vivre dans sa pensée, comme dans une retraite séparée du reste du monde par des abymes; il appartient par un côté de sa vie à la société tout entière; son développement n'est complet que lorsqu'il concourt au progrès de l'Humanité. Ce serait manquer à notre destination que de n'épancher nos idées que dans des monologues solitaires; l'intelligence est un dépôt de la Providence, dont nous devons compte à nos semblables. Pour le poëte, cette nécessité est plus instante encore; l'expression est la première condition non seulement de son talent, mais de l'existence de son art. Si la poésie est une conception originale du beau, essentiellement spontanée dans son principe et libre dans ses développements, la beauté elle-même ne se révèle d'une manière complète que sous des formes sensibles. Tout idéale que l'imagination la rêve, tout étrangère qu'elle soit aux données de l'expérience et aux condi

tions de la vie, il faut que la sensibilité la perçoive et reconnaisse ses titres à l'enthousiasme; même pour qui l'a conçue dans le monde des idées, elle n'existe qu'après être entrée dans celui des sens : c'est sa forme qui la réalise.

Mais le langage ordinaire de la prose ne satisferait point aux exigences de la poésie; leur but est trop différent pour que les mêmes moyens puissent les y conduire. La première ne veut exprimer que des objets réels ou des idées absolues; ce qu'elle ambitionne avant tout, c'est d'être facilement comprise, c'est la clarté et la précision; elle doit préférer les mots les plus simples, et disposer les idées dans leur ordre naturel. La poésie, au contraire, se préoccupe exclusivement de la force de l'expression; ce n'est plus la conscience qui rappelle des réalités à la pensée ; c'est l'imagination qui s'efforce de transmettre le sentiment que ses conceptions lui inspirent, et d'imprimer son ébranlement aux autres imaginations. Elle représente donc les objets à travers les qualités qui l'ont émue, par les faces que la sensibilité saisit plus volontiers; au lieu de les voiler sous une expression générale, elle les particularise et les met en saillie par des épithètes. Ces qualifications ne doivent rien avoir de pittoresque ni de descriptif; elles ne peignent point pour l'amour de la ressemblance, mais pour renouveler des impressions esthétiques; elles ne veulent montrer à la pensée que les formes poétiques des objets, celles qui manifestent leur beauté. Tout en dédaignant un naturel vulgaire et une simplicité prosaïque, l'expression évite soigneusement l'apparence de la recherche; elle ne peindrait plus alors les choses, mais l'esprit qui les avait imaginées; on ne sentirait plus la beauté, mais l'effort qui cherche à la produire. La représentation des objets ne saurait, pour la prose, être trop immédiate; toute autre perception en détournerait l'attention, et en obscurcirait l'idée. Loin de là, il faut souvent à la poésie le concours de peintures étrangères; elle s'exprime médiatement par des comparaisons et

des métaphores. Les qualités qui paraissaient obscures empruntent l'éclat dont elles brillent dans les objets qu'on en rapproche; celles qui semblaient peu développées deviennent plus saillantes par leur contraste avec des objets qui en sont entièrement dépourvus. Les idées ne s'enchaînent plus dans un ordre logique. Le but s'élève quand on n'aperçoit pas les moyens de l'atteindre. Au lieu de s'amoindrir en se rapprochant de leurs causes, les effets s'en séparent, et leur isolement les grandit, leur indépendance les rend plus saisissants.

Cette dignité d'expression, si différente des formes habituelles du langage, ne demande aucun effort réfléchi à la pensée; c'est la langue naturelle à l'émotion que produit toute conception claire et complète du beau; le résultat naïf de l'inspiration. Dans l'état normal de l'homme, les deux principes qui le composent se balancent et le retiennent sous leur double influence; mais, lorsque une surexcitation quelconque rend l'un d'eux plus énergique, l'autre se subordonne à son action et lui abandonne les rênes. Tantôt un appétit brutal domine la raison ; tantôt, dédaignant les enseignements des sens, la pensée brise les liens qui l'attachaient à la terre et s'élève dans la sphère infinie de la religion et de la science (1). Cet affranchissement des conditions empiriques de la vie et de ses nécessités matérielles se réalise par l'enthousiasme : sous son inspiration, toute action devient du dévoûment et de l'héroïsme; toute parole, de l'éloquence et de la poésie. La forme de la prose ne peut donc convenir à la poésie; chaque fois que, dans l'exaltation d'un noble sentiment, l'homme pense avec plus de force et plus de grandeur, ses expressions s'élèvent naturellement avec ses idées; sa voix elle-même devient plus

(1) Voilà pourquoi les peuples les plus différents appellent la poésie la langue des Dieux, et leur en attribuent l'invention. En Grèce, les oracles étaient ren

dus en vers, et l'on trouvait dans une forme différente la preuve qu'ils étaient supposés; un Dieu n'y pouvait parler en prose.

accentuée et plus sonore (1). Ainsi la forme ne se borne pas à interpréter la pensée, c'est la conséquence même de l'inspiration; elle en est la manifestation par la parole, et son ensemble y concourt comme chacune de ses expressions. Si multiple que semble un poëme, toutes ses parties se rattachent à une grande idée qu'elles développent successivement et qui, durant toute l'œuvre, émeut l'intelligence par sa beauté. Cette persistance de l'inspiration se témoigne par la continuité de la forme, par l'harmonie des parties entre elles (2); en un mot, par l'unité de l'ensemble (3).

(1) Une accentuation plus forte est la (3) Il y a cependant en anglais une conséquence d'une disposition plus pas- espèce de vers dont l'accentuation et par sionnée et de l'action involontaire du sen- conséquent le rhythme sont fort irrégutiment sur les nerfs; il les tend et donne liers; voici la définition qu'en donne le ainsi plus d'élévation à la voix; c'est é- roi d'Angleterre, Jacques Ier, dans son galement la tension des cordes d'un in- Reulis and cautelis : Ze man observe that strument, ou la roideur des fibres ligneu- thir tumbling verse flowis not on that fasses, qui en rendent les sons plus aigus. soun, as the otheris dois: for all utheris (2) Aussi les Allemands appellent-ils keipis the reule, quilk I gave before, la poésie gebundene Rede; Sloka, le nom to wit: the first fute short, the second du plus ancien vers indien, signifiait éga- lang and so forth. Quhairas thir hes twa lement en sauscrit discours lié; celui short and one lang throuch all the lyne de la prose en latin rendait la même quhen they keip ordour; albeit the idée, soluta oratio, et le nom du ravia maist part of thame be out of ordour, arabe, la partie essentielle de la rime, and keipis na kynde nor reule of flowing vient certainement de 9), unir, lier. and for that cause are callit tumbling On a prétendu que les Grecs connaisverse. Plusieurs églogues de Spenser, saient une espèce de poésie écrite en le London lickpenny de Lidgate, le prose; Aristote a dit, il est vrai, dans le Christabel de Coleridge, le Siege of Cochapitre Ier, no 6, de sa Poétique: drynth de Byron, etc., sont écrits dans ἑποποιία, μόνον τοις λόγοις ψιλοις, ἡ τοις μετ spots, et le sens de hoyos los ne peut être douteux, puisque Platon a écrit dans le De legibus, I. II, p. 93: doyous ψιλους εἰς μετρα τίθεντες Aristote, Rhetorica, I. III, ch. 1); mais dans la Rhétorique (1. III, ch. vin), Aristote distingue la poésie de la prose par la mesure, et l'on ne s'est pas souvenu qu'avant la versification métrique il y avait en Grèce une poésie basée sur l'accent, dont devaient tenir compte les critiques et les historiens (voyez Athé née, p. 445 et 639). C'est ainsi que nous expliquerions également le passage de Suidas sur Sosithée de Syracuse, à moins qu'au lieu de γράψας και ποιηματα καταλογάδην, on ne veuille liro γράψας και ποιήματα, και καταλογάδην.

Voyez aussi

ce rhythme; mais, ainsi que nous le verrons, de nombreuses inversions et une difference fort sensible entre la prononciation des vers et celle de la prose faisaient reconnaître la poésie anglaise, indépendamment de toute mesure réde la nature de la poésie, plusieurs crigulière. Par une conception fort étroito tiques du dernier siècle ont condamné la versification à cause des entraves qu'elle apporter au libre développement de l'imagination, et deux grands poëtes, Schiller et Göthe, ont sanctionne cette par leur exemple; mais, depuis Don Carlos, le premier a versifié tous ses drames, et l'autre a refait en vers Tasso et Iphigenie; Lessing lui-même ecrivit son Nathan en vers iambiques. Quant à la prose mesurée dont se sont servis plu

devait

doctrine

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