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servent une valeur indépendante les unes des autres, où se fondent dans une seule émission de voix; elles sont élidées et contractées suivant la fantaisie du poëte (1); l'accent se déplace sans raison; les formes lexicographiques (2) et grammaticales se modifient en dehors de l'usage et de toutes les règles (3), et rien n'avertit de ces changements (4). Loin de trouver dans la lettre des

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la mesure.

(1) Dans la versification latine, dont la connaissance nous est pourtant facilitée par des ressources de tout genre, il y a encore des contractions que nous ne pouvons expliquer; ainsi, par exemple, boni, navi, mali, navem, sont quelque fois comptés comme des monosyllabes par les poëtes comiques; Lucrèce a fait d'irritavit un bacchius, et Virgile un Pyrrhique de petivit.

(2) Les noms propres eux-mêmes n'étaient pas à l'abri de ces altérations; Juan de Mena a écrit Cadino pour Cad

mo; Camoens a dit :

Invejoso vereis o grão Mavorte, au lieu de Marte. Dans le poëme français sur son prétendu voyage à Constantinople, Charlemagne est appelé, suivant les besoins de la rime et de la mesure, Karl, Karles, Karleun, et, dans la Chanson de Roland, Marsilie, qui n'a que trois syllabes dans presque tout le poëme, se transforme en Marsiliun, st. xv, v. 9; sk. Lxviii, v. 7, et compte pour quatre.

(3) Nous avons même des preuves positives que cette diversité ne tenait point à des licences poétiques que ne sanctionnait pas l'usage: Per aver mais d'entendemen, vos vuoil dír, qe paraulas i a, don hom pot far doas rimas aisi con leal, talen, vilan, chanson, fin. Et pot hom ben dir, qui si vol: liau, talan, vila, chanso, fi; Ramon Vidal, Dreita maniera de trobar, ap. Bibliothèque des Chartes, t. I, p. 202. Le Tasse a écrit surto, condulto, sépullo,

et Guitton d'Arezzo avire et tacire; on gements: le berceau de la poésie itase rend facilement compte de ces chanlienne était en Sicile, où l'E avait quelquefois le son de l'I, et l'O celui de l'U. Dans son Tesoretto, Brunetto Latini faisait rimer luna avec persona et sapere avec venire; mais, tout en prenant la mirent l'orthographe d'accord avec la même liberté, les poëtes postérieurs sont inexplicables. On trouve également prononciation. D'autres changements dans les poëtes allota et allora, deo et debbo, spegglio et specchio, speme et spene, stile et stilo, vedelle et vederle. Dans le Romancero françois, il y a loi pour lui, mece pour mette, porce pour porte, etc.; voyez Poëles français jusqu'à Malherbe, t. I, p. xxv; Histoire littéraire de la France, t. XVI, p. 149; Bisso, Introduzione alla volgar poesia, p. 30; O'Brien, Irish dictionnary, remarks on the letter T; De Sacy, Grammaire arabe, t. II, p. 371.

(4) Ces difficultés n'ont aucune importance pour un travail philosophique, mais une histoire est tenue de donner l'explication de tous les faits. L'embarras peut même porter jusque sur le système auquel on doit ramener ces irrégularités ; quelquefois deux versifications, entièrement différentes, existent concurremment, et l'on ne sait à laquelle rattacher les exceptions. A Rome, par exemple, il y avait une poésie accentuée et une poésie métrique, les savants qui se sont le plus occupés de son étude ont hésité sur le système auquel se rapportaient plusieurs vers des comiques, sinon leur versification tout entière. En sanscrit, la difficulté est plus grande encore, car les deux systèmes different bien davantage : l'un ne tient compte que du nombre des syllabes ;

et

manuscrits les renseignements nécessaires, trop de confiance dans leurs textes serait souvent une cause nou→ velle d'erreur; les règles les mieux établies y sont vio→ lées presque à chaque vers (1), et les mots y changent plusieurs fois d'orthographe dans la même page (2). Ceux qui seraient assez purs pour servir d'autorité aux conjectures resteraient encore inutiles si l'on ne pouvait les consulter à la source; la négligence ou les corrections systématiques des éditeurs les ont presque toujours publiés d'une manière inexacte (3).

c'est celui de la poésie ancienne, des Véda; l'autre mesure le rhythme par des pieds, qui se composent de matra (brèves, dont deux équivalent à une longue), ou, comme dans l'arya, résultent d'un arrangement régulier de syllabes longues et brèves.

(1) Le nombre et le cas des noms n'y sont presque jamais régulièrement indiqués par le S final.

(2) Escript li uns en une guise et li autre en une altre, et tout ensi est-il dou lire; ms. du 14 siècle, ap. Roquefort, Glossaire de la langue romane, t. I, p. 492. Most of them (saxon words) are written two or three different ways, and some of them fiveteen or twenty; Webster, English dictionnary, introd., p. XXIX. J'ai quelquefois compté jusqu'à trente variantes orthographiques, et ces variantes se trouvent dans le même ou vrage, souvent dans la même page; Roquefort, Etat de la poésie française pendant le 12 siècle, p. 404. Les copistes étaient presque toujours des gens lettrés, qui changeaient, non seulement le style et l'orthographe, mais se permettaient une foule d'additions et de soustractions : Histoire lilléraire de la France, t. XVIII, p. 743, note.

(3) Nous devons cependant excepter la plupart des savants allemands, qui apportent à leurs publications le soin le plus consciencieux. Mais nos éditeurs laissent beaucoup à désirer sous ce rapport; ainsi, par exemple, M. Raynouard, qui se préoccupait bien plus de la philologie que de la métrique, n'a tenu au

cun compte des changements que la langue recevait pour la mesure, et il le dit lui-même, Poésies des troubadours, t. I, p. 444. M. Fr. Michel rétablit tous les mots dans leur entier, sans distinguer entre les abréviations purement, graphiques et les contractions que le poëte avait faites pour la mesure; voyez l'exemple que nous avons cité, Histoire de la poésie scandinave, prolégomènes, p. 491, note, col. a. Les anomalies de la versification ne sont souvent qu'apparentes; elles tiennent, soit à des fautes de copistes, soit à une prononciation ou à un mode de déclamation que nous ne connaissons plus. La licence que l'on accorde aux poëtes d'ajouter ou de retrancher à leur guise une ou même deux syllabes aurait nécessairement détruit le rhythme, et nous ne doutons pas qu'une étude plus soigneuse et plus intelligente des manuscrits ne fit disparaitre la plupart des irrégularités, et ne ramenât presque tous les vers à une seule et même mesure. Ainsi, par exemple, dans l'édition du Nibelunge Not de Müller, il y a, v. 3427: Daz hete geraten Prunhilt Kunich Gunthers

wip.

et dans celle de von der Hagen, v. 3684: Daz hette geraten Brunhilt des chuniges Guntheres wip.

On lit dans la première, v. 3432 :

Sine trutinne kust er an den munt, et dans la seconde, v. 3689: Du sinen trutinne du chust er an den munty

- Nous ne pouvions d'ailleurs laisser en dehors de cet essai aucune des métriques qui répandent quelque jour sur l'histoire des autres, et deux des plus importantes n'appartiennent point à la poésie européenne. Dans les idiomes les plus différents, le rhythme en reste musical; on y sent toujours la recherche d'une harmonie extérieure, le culte de la forme pour elle-même; la poésie hébraïque est la seule où l'imagination ait trouvé dans le mouvement de la pensée son harmonie et son rhythme (1). Il y a dans la versification grecque beaucoup de faits qui n'ont leur cause ni dans l'histoire de la poésie, ni dans la nature de la langue; le principe et les règles de la quantité y dérivent évidemment d'une prosodie antérieure, dont la tradition n'avait été recueillie que d'une manière incomplète, et ces bizarreries apparentes s'expliquent toutes par les idées qui servent de base à la versification sanscrite. Non sans doute qu'elles soient arrivées de peuple en peuple jusqu'aux premiers Hellènes; mais on peut affirmer que, quelle que soit son origine, leur métrique se rattachait à une prosodie semblable, développée d'après les mêmes principes.

Peut-être même, dans notre habitude de tout rap

Dans le prologue d'Ysopet Ier, M. Robert a mis, Fables du XIII° siècle, t. 1, P. 447:

Me vueil travilier et pener D'un petit jardin a hever, et le manuscrit porte hener. M. Michel a imprimé dans son Tristan, t. 1, p. 44,

v. 847:

pages auparavant (p. 16, v. 255), se trouve aussi dans le Romans d'Eneas, Ms. du Roi, no 7637, v. 3; et on ne peut l'attribuer qu'à des fautes d'éditeur ou de copiste, puisque les vers sont liés par la rime, et non par l'assonnance.

(1) Nous ne voulons pas dire pour cela qu'elle n'en ait pas eu d'autres, quoique les tentatives différentes, renouvelées à plusieurs reprises, et toujours sans succès, pour lui en trouver un matériel, semblent prouver qu'elle n'avait que celui de cette prose inesurée si répandue dans la littérature de tous les peuples La même rime, qui était déjà quelques de l'Orient; voyez les chap. IV et XIII.

Ardoir son nevo et sa feme
Tuit s'escrient la gent du reigne.
Il y a dans le fac-simile qui est en regard:

Ardoir son nevo et sa reine.

porter au mouvement providentiel qui emporte le monde en avant, nous étions-nous trop préoccupé de la tendance que nous retrouvions dans l'histoire des versifications les plus différentes, et avions-nous espéré trop légèrement les ramener toutes à un développement commun. Partout, il est vrai, là même où l'oreille se complaît davantage à l'harmonie du vers, la pensée devient de plus en plus exigeante, et réduit la part que dans des jours moins avancés elle avait abandonnée à la forme: non cependant qu'elle change la mesure à laquelle on était habitué, non qu'elle s'oppose aux conditions musicales nécessaires au rhythme; mais elle s'associe à son mouvement, et relève assez haut la valeur des éléments matériels qui le constituent pour en faire aussi un de ses moyens d'expression. La métrique n'est plus une succession de sons mesurés d'une manière mathématique; c'est une musique intelligente qui concourt à la vivacité des images et à la puissance des sentiments. La rime cesse d'être une consonnance qui frappe exclusivement l'oreille; elle met l'idée dominante en saillie, et y appelle l'attention à deux fois. L'accent ne se borne plus à indiquer la syllabe prépondérante de chaque mot; il marque les mots essentiels de la phrase, et appuie le rhythme autant sur les idées que sur les sons. Mais ce développement général n'est pas amené partout par les mêmes causes, et ne se manifeste point toujours par des formes identiques; si nous l'avions suivi chez tous les peuples à la fois, la reproduction des mêmes faits nous eût forcé de répéter nos explications, et l'appréciation des nouvelles données que nous aurait fournies l'histoire de chaque versification eût à chaque instant brisé le fil des idées. Il nous a donc fallu préférer

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