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le rapport des consonnes qui le terminaient (1). Mais leur son était si faiblement articulé, que cette concordance eût souvent passé inaperçue, si l'on n'y avait ajouté l'assonance, la similitude des voyelles (2). A cette cause se joignit le développement du sentiment musical (3), dont les exigences firent bientôt substituer l'harmonie des sons au rapport des articulations (4). D'ailleurs, l'affaiblissement progressif de l'accent tonique confondit insensiblement la première syllabe avec les autres, et la dernière en fut de plus en plus distinguée par la pause qui séparait les mots : ce fut donc sur elle que dut se baser la versification (5). L'expression en faisait même une nëcessité; c'était la seule syllabe que n'affectât jamais l'accent

partager les lettres allitérantes en deux lignes differentes : lorsque l'assonance est parfaite, elle n'est presque jamais la même dans les deux parties du distique (voyez les exemples cités par Olafsen, Om Nordens gamle Digtekonst, p. C0 et 61), ce qui certainement n'aurait pas eu lieu si elles n'avaient eu, chacune, une existence indépendante.

(1) On l'appelait en islandais hending; il n'exigeait que la concordance des consonnes. Il semble seulement, quoique la règle ne soit pas sans exception, que, lorsque le radical finissait par une seule consonne, cette consonne devait être précédée de deux voyelles exprimées ou réunies dans un seul caractère, Æ où Ö, et se reproduire sans aucun changement dans les deux lignes liées par l'allité

ration.

(2) C'est ce qu'on nommait en islandais adalhending, assonance parfaite. Toutes ces formes n'étaient pas en réalité aussi tranchées qu'on pourrait le conclure des raisonnements de la théorie; ainsi, à une époque encore assez récente, la rime et l'allitération étaient visiblement associées ensemble dans la poésie suédoise :

the Kalla mik Klipping i Samma Stund,
Forty jak Fann opa thet Fund:
jak kliffte ok hufwud aff så Mången Man
sem til Warildz ånda Wal minnas kan."

Rim-Kronika,
p. 591.
(3) Peut-être cependant fut-il moins
hatif et moins rapide qu'on ne le croit
ordinairement; au moins le provençal a

trop de monosyllabes et de consonnes finales pour être considéré comme une langue musicale. Arnaut Daniel, un des plus vieux troubadours, semble souvent avoir cherché à donner de la dureté à ses vers, et sans doute Paccent tonique était fortement prononcé; il devait avoir une signification grammaticale, et distinguer un grand nombre d'homonymes qu'une même prononciation aurait confondus.

(4) Les minnesänger faisaient même quelquefois allitérer les voyelles au commencement et à la fin de chaque vers; voyez Grimm, Ueber den altdeutschen Meistergesang, p. 54-57, et Benecke, Beyträge zur Kenntniss der altdeutschen Sprache, no 516.

(5) On appela cette concordance finale rime intérieure. Tantôt, comme dans les vers léonins latins et les mozarra persans, c'est le dernier mot qui rime avec un autre (cette forme se trouve même en sanscrit dans le Ciratarjuniya, de Bharavi; voyez entre autres le dix-huitième sloka). Tantôt les deux syllabes rimantes sont dans l'intérieur du même vers, ainsi que dans ces vers du Hortus deliciarum de l'abbesse Herrad, qui vivait dans le 12° siècle :

Cuncta ruunt, velut unda fluunt, nihil est sine naevo; Quid variabile, quid nece labile, coepit ab

aevo; Vita brevis, velut aura levis, non est diu turna; Mors sitiens, mors esuriens, nos claudit in

urna.

oratoire, et, pour rendre le rhythme plus sensible, il en fallait placer les bases là où rien ne pouvait le dominer ni par conséquent l'obscurcir (1).

Des raisons purement philologiques ne furent pas moins impérieuses. Aucune idée essentielle ne modifiaitles terminaisons; il ne s'y rattachait qu'un sentiment d'euphonie qui, en les subordonnant au plaisir de l'oreille, empêchait qu'elles ne fussent aussi variées que les radicaux, et dans la versification allitérée les vers étaient moins longs et les correspondances de lettres plus multipliées. A moins de sacrifier complètement les idées aux nécessités du rhythme,

Cette espèce de vers avait même un nom particulier en gallique; on l'appelait prost:

Cae a gebhais dawngais doe, Cubbydh cobhrydh rôdh erbhai: Yn eilgroes i m'oes a' mwy, Annwylgrair cowair yw'r cae. Ap. Rhaesus, Linguae cymraecae institutiones, p. 173. (Nous avons remplacé le Y par l'Y et le par le W.) Elle avait aussi un nom en espagnol: Juan de la Encina disait à la fin du 15° siècle : Hay otra gala que se llama multiplicado, que es quando en un pie van muchos consonantes, asi como una copla que dice :

Desear gozar amar

Con dolor amor tenor; etc. Ces vers s'appelaient en italien rimes à la provençale (voyez Crescimbeni, Commentarj, t. I, p. 44); ón en trouve dès le 13° siècle dans un sonnet de Pucciandone Martello (ap. Reddi, Bacco in Toscana, notes, p. 115), et, à la fin du 17, Ludovico Leporeo composa en ce rhythme un gros volume de poésies. Tantôt les rimes sont dans deux vers

différents comme dans la deuxième églo-
gue de Garcilaso :

Escucha pues un rato, y diré cosas
Estranas y espantosas poco a poco.
Ninfas à vos invoco: verdes Faunos,
Satiros y Silvanos, soltad todos
Mi lengua en dulces modos y sutiles;
Que ni los pastoriles, ni el avena,
Ni la zampofia suena como quiero, etc.
Il y en a aussi quelques exemples dans
le Hortus deliciarum, que nous citions
au commencement de cette note:

Mundus abit sine munditia nec sorde carebit

Illius hic in amicitia qui corde manebit.
Ils sont beaucoup plus rares en proven-
çal, quoiqu'il s'en trouve un dans une
ode de Peire Milon, ap. de Rochegude,
Parnasse occitanien, p. 579. Frederich
von Schlegel a employé aussi cette forme
de vers dans le Wasserfall :
Wenn langsam Welle sich an Welle schlies -
set,
Im breiten Bette fliesset still das Leben,
Wird jeder Wunsch verschweben in den ei-

nen:

Nichts soll des Daseins reinen Fluss dir stö

ren, etc.

(1) Les règles de l'allitération devaient s'appliquer plus rigoureusement encore à l'assonance, car elle était moins sensible. Il fallait ainsi que le vers fùt fort court et qu'aucune consonnance ne rendît le rhythme irrégulier; il reste même alors si obscur, qu'une seule voyelle assonante ne suffit pas (si les plus vieilles romances espagnoles n'en ont qu'une, c'est que le chant en marquait la mesure) et qu'elle doit se reproduire pendant toute la pièce (les exceptions à cette rẻgle sont fort rares dans les pièces lyriques et les ballades; nous citerons cependant une romance populaire sur los Enfants de Lara: A Calatrava la Vieja, ap. Duran, Romances caballerescos, Part, II,

, p. 3; la première partie assonne en O et la seconde en A). Les assonances ne peuvent non plus être croisées, comme les rimes: l'oreille ne les sentirait plus assez; quand la musique n'a plus été aussi intimement associée à la poésie, on a renoncé aux licences des an

ce système exigeait un vocabulaire fort riche, une nombreuse synonymie; il lui fallait retenir les mots tombés en désuétude dans le langage ordinaire, en emprunter de nouveaux aux autres idiomes, et innover dans les formes habituelles de la syntaxe par les ellipses les plus hardies (1). De nombreuses obscurités en étaient la conséquence nécessaire, et les poëtes qui voulaient être compris des masses furent obligés de donner à la versification des bases différentes.

Au lieu de faire allitérer les radicaux, on lia les terminaisons ensemble, et ce changement en amena plusieurs autres à sa suite. Aucune articulation fortement accentuée ne rendait les consonnes dominantes; la liaison dut ainsi porter de préférence sur les voyelles (2), et les langues modernes, dont l'esprit était le plus opposé à une pareille assonance, l'adoptèrent (3), quelquefois même d'une ma

ciens poëtes (nous citerons entre autres Rabbi don Santo de Carrion, qui florissait en 1360; il composait en vers de sept syllabes, à assonance croisée, et réunis en quatrains). La liaison des sons n'est pas non plus assez marquée pour suppléer celle des idées; il faut que les mots appartiennent au même mouvement d'esprit et que l'on saisisse aisément quelque rapport entre leur siguification.

(1) C'est la principale cause du vocabulaire poétique des skaldes. Voilà pourquoi Robert of Brunne (Mannyng) s'élève contre le quainte inglis, le strange speche de quelques poëtes; on n'en saurait douter, puisqu'il ajoute :

For (in) it ere names selcouthe,
That ere not used now in mouthe.

(2) En allemand, cependant, quelquefois la liaison ne porte que sur la consonne finale; ainsi, dans le Lied an die Jungfrau Maria (ap. Hoffmann, Geschichte des deutschen Kirchenliedes, p. 23), mandalon rime avec edile, andern avec dornen; dans la traduction du roman flamand d'Ogier de Danemark, par Jan de Clerk, wol rime aussi avec fell et zale, davon avec gewan, etc. (ap. Mone, Uebersicht der alt-niederländischen Volks-Literatur, p.39). De nos jours encore, dans sa traduction de Hudibras, Soltau n'a fait

porter la rime que sur des consonnes; konnte y rime avec sandle, Rand avec Wund, Sonne avec entrönne.

(3) On en trouve même en latin, où les flexions rendaient cependant la rime si facile :

Noli, virgo Rahel, noli dulcissima mater,
Pro nece parvorum fletus retinere dolorum.
Interfectio Puerorum, ap. Wright, Early
mysteries, p. 29.

insérée

Voyez aussi le Victimae paschali, le Pange lingua, et une dissertation anonyme d'Andres Bello Uso antiguo de la rima asonante en la poesia latina de la media edad y en la francesa, dans le Repertorio americano, t. II, p. 21-53. Quoique dans les langues germaniques les voyelles fussent bien moins accentuées les consonnes, que les poëtes -se contentaient quelquefois d'une simple

assonance:

Sie sehet in gerne un iz ist ir liep
Die bote der ne sumete nicht.

Aller hande spise harte vile
Darzu gebot sie daz man ire.

Sva man der sicheinen vunde,
Daz man ire die gewune,
Den wolde sie ir almusen geben,
Daz tet sie alliz durch den degen,
Ob her irgen lebende were,
Daz in ire got wider gebe.
Grave Ruodolf (de 1170 à 73), f. G, 1. 6, 19, 21.

nière systématique (1). Qu'elles fussent dérivées du gothique ou du latin, en devenant analytiques, elles contractèrent presque toujours les terminaisons, et le son des voyelles finales y fut étouffé sous les consonnes (2). Cette contraction

On en trouve aussi des exemples dans le Krist d'Otfrid (sconi et wari; sange et hiwilonne), dans le Kaiserchronik (du 12e siècle, mannen et alle, uoben et gnuoge, veigen et leide; ap. Mone, Olnit, p. 58), dans le Von des todes gehügede, de Heinrich (antérieur à 1163), le Marienleben du prêtre Wernher (1175), dans un Cantique de Pâques (ap. Man nesses, Sammlung von Minnesingern, t. II, p. 229, col. 2), etc. De pareilles rimes sont plus rares dans la poésie flamande; cependant staf rime avec slach dans le Reinaert de Vos, v. 811; graven avec besagen dans le Riimkronik de Jan van Heelu, v. 5679; rocke avec cnoppe dans le Wisselau der Bär, ap. Mone, Uebersicht, p. 35. Plusieurs poemes allemands modernes ont évidemment des assonances systématiques; entre autres le Zauberliebe d'Apel, le Vögel de Fr. von Schlegel, ses romances sur Roland, et plusieurs passages de sa tragédie d'Alarcos. Ce fut d'abord la seule rime que connût la poésie française. Le vieux poëme de Charlemagne, la Chanson de Roland, les Enfances Ogier par Raimbers de Paris, le Romans Garin le Loherain, Doon de la Roche, Bele Erembors, ap. P. Paris, Romancero françois, p. 49, etc., sont assonés, et le même système a souvent été suivi depuis dans des chansons populaires. Nous ne citerons que celle rapportée par Molière dans le Misanthrope:

Si le roi m'avait donné Paris, sa grand'ville, Et qu'il m'eut fallu quitter L'amour de ma mie, etc. La rime par assonance avait même autrefois un nom particulier: « Rime engoret est quand les dernières syllabes de la ligne participent en aucunes lettres; exemple:

C'est le lict de nostre coute,

On le fait quant on se couche. >> Henry de Croy, Artel science de rhétorique, f. B, II, recto. Les poëtes provençaux prenaient quelquefois la même licence:

Qu'illi non creseron ben al dit de lor segnor, Ma temian que las aygas nehesan encar lo

mont.

Nobla leyczon, v. 116 et 117.

honor rime avec temptation, v. 93 et 96; endreycesan avec gardar et celes tial, v. 158, 159 et 160, etc. La versification irlandaise admettait aussi l'assonance, qu'elle appelait amus; mais elle exigeait qu'il y eût le même nombre de syllabes dans les deux mots. L'assonance a lieu aussi dans la poésie cingalaise; le rapport des sons y semble suffisant quand les quatre vers de chaque quatrain se terminent par la même lettre.

(1) Elle ne s'est conservée que dans le portugais et dans l'espagnol. La multiplicité des terminaisons, qui d'après une note d'Yriarte, dans son poëme sur la musique, se montent à près de 3900, empêcha vraisemblablement cette dernière langue de conserver la rime entière que ses premiers poëtes avaient adoptée (v. les œuvres de l'archiprêtre de Hita, de Gonzalez de Berceo, le Poema de Alexandro, le Vida de santa Maria Egipciaqua, le Laberinto de Juan de Mena et Sarmiento, Memorias para la historia de la poesia y poetas españolas, p.171). La rime eût été trop difficile, et l'habitude lui fit préférer l'assonance: Todos los que escribieron comedias usaron por lo comun el verso castellano de ocho silabas... Yo no conozco en Europa verso tan apropiado para ellas, especialmente el de asonantes; Luzan, La poetica, t. I, p. 23. Martinez de la Rosa parle aussi de la dura ley de una rima perfecta, et lui préfère l'assonance; Obras, t. I, p. 195.

(2) Nous n'exceptons pas même l'italien; la voyelle qui y termine presque tous les mots est purement euphonique; elle fut ajoutée après la contraction pour d'ètre trop rude; voilà pourquoi l'acempêcher le concours des consonnes cent aigu n'y porte jamais sur la dernière syllabe, et loin d'être un signe d'accentuation, nous croyons que l'ac

de la dernière syllabe l'avait, il est vrai, allongée, et la pause qui la suivait faisait encore ressortir sa quantité naturelle; mais l'accent du radical n'avait pas complétement disparu et neutralisait l'harmonie qui se fondait uniquement sur les désinences. Lors même que les contractions l'avaient attiré sur la dernière syllabe, son concours à l'effet du rhythme était à peu près nul; l'accent oratoire, qui se prononçait de plus en plus, et ne portait que sur la syllabe la plus expressive des mots, se trouvait en opposition constante avec lui. D'ailleurs, c'était à l'élément musical que l'on voulait accorder une plus large part (1), et des mots aussi dépourvus de quantité et d'accent ne dessinaient point assez le mouvement du rhythme, l'oreille sentait à peine la correspondance des voyelles qui le terminaient; en eût-elle été vivement frappée, on ne pouvait exclure de l'intérieur du vers toutes les voyelles semblables, et cette indispensable admission les aurait encore empêchées d'en marquer suffisamment la fin (2).

CHAPITRE VIII.

DU RHYTHME BASÉ SUR LA NUMÉRATION DES SYLLABES ET SUR LE RAPPORT DES SONS.

Le premier moyen qui s'offrait à la pensée pour donner plus de vivacité au rhythme, c'était de mieux faire ressor

cent grave indique que les mots où il se trouve ne sont pas accentués.

(1) Ce fait, qui ressort de l'histoire de la poésie, trouva encore sa confirmation dans les règles de la versification. Ainsi, en espagnol, E, I et U,qui se font peu sentir quand ils suivent ou précèdent A et Ỏ,

ne comptent point pour l'assonance, et
lorsqu'ils sont unis ensemble, l'asso-
nance porte sur celui dont le son domine.
Généralement c'est le dernier, mais la rè-
gle n'est pas sans exception ; ainsi, deudo
assonne avec lleno et non avec juzgo.
(2) Voilà pourquoi l'assonance est si

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