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LITTÉRATURE GRECQUE

COURS DE M. ALFRED CROISET

(Sorbonne)

Le parti oligarchique à Athènes d'après Thucydide.

De ce que Thucydide est un grand admirateur de Périclès, il ne s'ensuit pas qu'il loue sans réservesl a démocratie athénienne. Nous avons pu voir, au contraire, au cours de l'étude que nous avons faite du portrait de Périclès tel qu'il l'a tracé, que, si la démocratie avait prospéré sous le gouvernement de ce grand homme, ce n'était, aux yeux de l'historien, qu'un accident: elle avait, par une sorte de miracle, trouvé un chef capable de la diriger comme il convenait, à la fois assez libéral et assez ferme, dont la politique réunissait les avantages du gouvernement populaire et du gouvernement d'un seul. Mais c'est là une exception, qui ne tire pas à conséquence. Il ne faut donc pas faire. profiter la démocratie des éloges que Thucydide a décernés à cette sorte de gouvernement mixte établi par Périclès. Nous trouverons beaucoup moins d'optimisme dans les jugements qu'il porte sur les autres chefs de la démocratie.

Mais, avant de parler de ces successeurs de Périclès, dont aucun ne fut capable de continuer son œuvre, nous allons étudier aujourd'hui les parties de l'histoire de Thucydide où apparait le parti contraire. Périclès se trouvait, pour ainsi dire, audessus des partis; il était loué par les uns et accepté par les autres. Il y avait, pendant son gouvernement, une sorte de trêve entre les ennemis politiques. Mais, au sein de la démocratie athénienne, il exista toujours une minorité oligarchique singulièrement remuante, qui fut mêlée d'une façon très active à la guerre du Péloponèse. Elle n'arriva que rarement à la puissance effective, mais sa présence ne cessa jamais de se faire sentir, et son rôle, comme nous allons le voir, ne contribua pas toujours au succès de la politique athénienne.

Les représentants du parti oligarchique sont de deux sortes, et forment, pour ainsi dire, deux groupes différents. Le premier se range autour de Nicias, l'un des hommes les plus honnêtes et les plus riches de son temps, appartenant à l'une des meilleures familles d'Athènes. Quoique partisan de l'oligarchie, il avait fini par accepter le régime démocratique. Il n'en était pas moins le

chef reconnu de l'aristocratie et l'adversaire officiel de Périclès. Mais ce n'était pas un homme très actif; il lui manquait l'initiative et l'audace nécessaire à un chef de parti. C'est pourquoi il admet le régime existant, et, sans aspirer à un bouleversement complet de l'ordre politique, il s'efforce seulement d'introduire dans le gouvernement démocratique les réformes de détail qu'il croit bonnes. Ce n'est ni un fanatique ni un révolutionnaire, mais un conservateur modéré.

L'autre groupe oligarchique est, au contraire, singulièrement turbulent. C'est celui des conspirateurs, de ceux qui cherchent à rétablir le régime aristocratique par tous les moyens possibles, légitimes ou non, et plutôt par les moyens illégitimes, parce qu'ils sont plus efficaces que les autres.

Quelle impression laisse dans notre esprit la lecture des passages de Thucydide où nous voyons à l'œuvre ces différents personnages?

Nicias, aux yeux de l'historien, est un homme d'une honnêteté parfaite; il possède même certaines qualités politiques. Il est sympathique à Thucydide. Quand il meurt, dans les circonstances tragiques que l'on connaît (1), Thucydide, qui est en général, comme on sait, très sobre d'appréciations personnelles sur les personnages dont il parle, déclare que personne, parmi les hommes de son temps, n'avait moins mérité un sort si cruel (2). Mais Thucydide se garde d'exagérer les qualités de Nicias. Cet honnête homme, très pieux, très brave de sa personne, et même bon général dans une certaine mesure, avait en effet des défauts très graves: c'était un esprit borné, timide, pusillanime, superstitieux; il était prudent sans doute, mais d'une prudence qui provenait bien plus d'une certaine méfiance instinctive que d'une juste et saine appréciation des choses, qui était bien plus le défaut d'une nature craintive et d'un caractère hésitant que la qualité d'un esprit réfléchi et prévoyant. De là, chez cet homme foncièrement droit, une certaine tendance à la ruse, une certaine habileté de tacticien politique. Aucune qualité vraiment supérieure ne rachetait ces faiblesses.

Nicias nous apparaît dans plusieurs circonstances où nous pouvons saisir sur le vif les défauts que nous venons de signaler.

(1) Nicias et Démosthène battaient en retraite, après avoir levé le siège de Syracuse. Sans cesse harcelés par la cavalerie ennemie, ils furent obligés de se rendre sans conditions au spartiate Gylippos. Celui-ci aurait voulu les sauver, mais les Syracusains et les Corinthiens ne le lui permirent pas. Nicias et son collègue furent égorgés.

(2) Thucydide, vi, 86.

D'abord, il joue un rôle très important dans l'affaire de Sphactérie, dont nous avons déjà parlé. Rappelons brièvement les faits. Trois cents Lacédémoniens, tous de bonne famille (ce qui rendait leur défaite beaucoup plus pénible à la cité), étaient bloqués par les Athéniens dans ce petit ilot rocheux et boisé, sans ressources et sans espoir de s'échapper. Nicias, alors stratège, commandait l'armée et la flotte qui assiégeaient l'ile. Les choses trainant en longueur, l'assemblée du peuple fut convoquée pour statuer sur la situation. C'est alors que Cléon accusa Nicias d'incapacité, et déclara que, s'il avait le commandement des troupes, il se ferait fort d'obliger les assiégés à capituler dans le plus bref délai. Nicias, alors à Athènes, assistait à l'assemblée. Il prit au mot son accusateur, et lui offrit le commandement. Cléon, d'abord très embarrassé, et regrettant son imprudente jactance, finit par accepter, cédant aux encouragements et aux quolibets de l'assemblée. Cléon n'était évidemment qu'un très médiocre général, comme il le prouva dans la suite, en se faisant tuer misérablement devant Amphipolis; s'il réussit dans l'affaire de Sphactérie, il ne faut pas oublier qu'il était secondé par Démosthène, un excellent général. Mais, enfin, il avait de la décision et de la hardiesse, et il finit par réduire les Spartiates, comme il l'avait promis. Grâce à ces qualités si étrangères à Nicias, Cléon réussit dans une entreprise où celui-ci, qui avait pourtant, lui aussi, Démosthène pour lieutenant, avait échoué. Cet exemple nous permet déjà d'approfondir le caractère de Nicias: c'était un général dont la prévoyance excessive finissait par annihiler chez lui toute initiative, toute ardeur chez ses soldats.

Nicias joue encore un rôle considérable dans d'autres circonstances beaucoup plus graves que les précédentes. C'est à l'époque de l'expédition de Sicile (1). Les Athéniens se demandaient s'ils enverraient une armée à la conquête de cette ile. Alcibiade les y engageait avec chaleur. Quant à Nicias, il fit tout son possible pour les détourner de ce dessein, et opposa à Alcibiade des raisons pleines de bon sens, auxquelles ne se serait pas arrêté toutefois l'esprit d'un Péricìès; celui-ci aurait été beaucoup plus près de partager l'avis de son neveu Alcibiade que celui de Nicias. Quoi qu'il en soit, les conseils donnés par Nicias dénotent beaucoup de bon sens. La Sicile, dit-il à ses concitoyens, est une très grande ile; c'est un adversaire avec lequel il faut compter, et il ne suffit point de mettre des vaisseaux à la mer pour s'en assurer la conquête. C'est une expédition lointaine et difficile qu'on se

(1) Thucydide, vi, 9 seq et 19.

propose d'entreprendre. Malgré ces avertissements dictés par la prudence, Alcibiade l'emporta sur son adversaire, et l'expédition fut décidée. De plus, l'assemblée décréta que la conduite en serait confiée à Nicias lui-même. Il accepta; mais, en homme tenace, il chercha un nouveau biais, et, comme son éloquence avait été impuissante, il s'efforça de décourager les Athéniens par ses exigences. Il déclara que, si l'on voulait que l'expédition réussit, il fallait mettre à la disposition du stratège toutes les forces dont il avait besoin. Et alors il demanda une armée et une flotte formidables. Il espérait ainsi, dit Thucydide, faire revenir les Athéniens sur leur vote antérieur. Mais il n'en fut rier il obtint un résultat tout opposé à celui qu'il attendait. Il ne fit qu'augmenter l'ardeur de ses concitoyens, qui se passionnèrent pour une si belle expédition et qui tous se déclarèrent avec enthousiasme prêts à s'embarquer. Nicias fut donc, bien malgré lui, obligé de partir pour la conquête de la Sicile.

Une fois sur le théâtre des opérations, il remporte d'abord quelques succès. Mais il ne sait pas en profiter. Il se consolide, il attend, si bien que des secours finissent par arriver aux Siciliens, tandis que l'armée athénienne perd patience, que l'enthousiasme décroit et que les alliés murmurent. La situation s'aggrave à un tel point, qu'au bout de quelques mois la retraite devient nécessaire. Mais, quand Démosthène déclare à son collègue qu'il faut partir sans retard si l'on veut éviter un désastre, Nicias résiste, et cela pour deux raisons très caractéristiques (1). La première est une raison politique : elle montre à quel point la crainte de la démocratie et de la responsabilité devant le peuple a peu à peu envahi cet aristocrate modéré. Il est persuadé, aussi bien que Démosthène, que la situation n'est plus tenable. Mais il n'ose pas songer à la retraite : car il se dit que les Athéniens ne sanctionneront jamais une pareille mesure, qu'ils crieront à la trahison, et qu'ils n'admettront pas une manoeuvre militaire qu'ils n'auront point décidée eux-mêmes. Et ce général, qui est responsable du salut de toute une armée, cédant à une sorte de terreur pusillanime, hésite et attend les événements, c'est-à-dire le désastre. Et, de peur que cette raison ne soit pas suffisante, il en invoque une autre encore, que lui fournit sa superstition. Un jour, la situation était plus critique que jamais, et la retraite s'imposait. L'armée se prépare à partir; mais une éclipse de lune survient : c'est un mauvais présage. Nicias ordonne de consulter les devins. Leur réponse n'est point favorable au départ.

(1) Thucydide, vii, 48 et 50.

Démosthène insiste pour que l'on se retire quand même. Mais Nicias, avec cette fermeté que donne quelquefois la crainte, lorsqu'il faudrait au contraire de la souplesse, s'y oppose formellement. Il tient à se conformer scrupuleusement aux avis des devins qui lui ont conseillé d'attendre trois fois neuf jours, c'està-dire un mois lunaire. Pendant tout ce temps-là, Nicias aura la conscience en repos. C'est, comme on le voit, un homme de volonté très ferme lorsqu'il s'agit de ne rien faire beaucoup de gens sont dans le même cas. Alors, ce qui devait arriver arrive : l'armée athénienne est anéantie. Démosthène et Nicias sont faits prisonniers et mis à mort. C'est alors que Thucydide déplore le malheureux sort de Nicias, tout en remarquant que cet homme était trop attentif à ce qui se passait dans le ciel.

Tel était le groupe des aristocrates modérés. Car Nicias est une sorte de type représentatif. Il y avait toute une classe de ces hommes qui n'approuvaient pas le régime démocratique, qui pourtant ne travaillaient pas à le détruire, s'efforçant seulement d'y apporter quelques améliorations, qui jouaient un rôle important dans la démocratie et acceptaient les charges qui leur étaient confiées par le peuple. Le peuple, ils le craignaient à l'excès; d'une prudence exagérée, hésitants et timides, ils n'avaient rien de ce qui fait les révolutionnaires.

A côté de ces conservateurs modérés, il existe un autre groupe d'aristocrates, qui joue un rôle beaucoup plus important dans la politique athénienne. Ils présentent un caractère tout opposé, et ce n'est pas la volonté qui leur manque ni les scrupules qui les gênent. Ce sont en général des hommes très intelligents. Leur chef, qui se dissimule le plus possible, mais que tout le monde reconnaît comme tel, est l'orateur Antiphon. Il ne parle pas beaucoup en public, et Thucydide nous dit pourquoi il était trop grand orateur, et le peuple se défiait de lui. Nous avons eu déjà l'occasion de parler de cette défiance du peuple athénien à l'égard de ses orateurs (1). L'éloquence était, à ses yeux, une sorte de magie; il craignait toujours, lorsqu'il se sentait convaincu, de s'être laissé surprendre aussi l'orateur qui parlait le mieux courait-il parfois le risque d'être le moins écouté. C'était le cas pour Antiphon aussi préférait-il s'abstenir. D'ailleurs, il n'était pas de ceux qui croient, comme Périclès, à l'efficacité de l'éloquence: selon lui, il y avait des moyens plus sûrs d'arriver au but qu'on s'était proposé. Il avait une grande confiance dans l'organisation secrète de certaines sociétés, les hétairies, dans les conspirations

(1) Voir la Revue du 4 mars 1897.

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