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définitif, et il est arrivé ainsi que tel des adversaires que je devais rencontrer en de certains détails, m'avait lui-même par avance fourni, en faveur de la donnée fondamentale, des armes dont je devais me saisir avec empressement.

Si, du reste, des obstacles devaient se présenter sur ma route dans la carrière où j'étais entré, je dois dire que les encouragements ne m'ont pas manqué pour en triompher; j'en pourrais citer de bien imposants; au sein même de l'Académie des sciences morales et politiques, dont la compétence se trouvait pour moi si bien établie, la pensée de ce travail a rencontré d'éminents approbateurs dont le suffrage, en soutenant mes efforts, n'a pas peu contribué à amener la délicate entreprise à son terme.

En résumé, dans l'homme et autour de l'homme, tout est mystère; il ne lui est donné de rien comprendre de l'origine et de l'essence même des choses; mais il observe les faits qui s'accomplissent sous ses yeux et il arrive ainsi à des principes, à des lois qui en expriment la succession et l'enchaînement. Voilà le domaine où paraît circonscrite son intelligence. Il n'en

est jamais sorti sans se perdre en de vaines divagations où s'évanouit la certitude, et qui reculent toujours les grandes solutions qu'il poursuit ; ces solutions, elles sont promises, je le crois fermement, à l'application complète et définitive de la méthode que j'essaye de mettre en pleine lumière; et j'ose affirmer qu'on ne saurait y arriver d'autre façon. Cet écrit devient ainsi comme une sorte de compromis entre la science du monde sensible et la science du monde immatériel, compromis duquel il résulte que celle-ci, bien qu'elle n'ait pas l'appui de la géométrie, peut devenir exacte comme l'autre; c'est là une thèse d'un immense intérêt et qui sera reprise après moi si j'ai été, en la traitant, trahi par l'insuffisance de mes efforts.

Je dirai, en terminant, que plus j'ai médité le sujet, plus il m'a semblé que j'étais dans la route de la vérité. Puisse le lecteur qui aura accordé son attention à la conception première sur laquelle repose le travail, et en aura suivi le développement, arriver, lui aussi, après mûr examen, à la même conclusion!

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DE LA MÉTHODE D'OBSERVATION AUX SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

On a déjà, plusieurs fois, essayé d'assimiler les sciences politiques et morales aux sciences dites exactes, en leur appliquant cette méthode d'observation qui a fait sortir ces dernières du domaine de la conjecture pour les ramener sans retour sur le terrain de l'expérience. Mais il faut reconnaître que ces tentatives ont été jusqu'ici tout à fait infructueuses. On voyait bien, en telle de ces sciences, l'écrivain se présenter toujours comme résolu à prendre exclusivement les faits pour base de ses théories;

il le promettait sans doute au début; mais cette promesse était bientôt oubliée, et il rentrait dans l'ornière ouverte avant lui; des principes abstraits, de discutables hypothèses se substituaient aux faits qui dès lors n'avaient plus que le rôle secondaire, et, au lieu d'être le fondement même des théories, n'en formaient plus que l'insuffisant appui.

Voilà ce qui s'est passé constamment jusqu'à nous en philosophie, en morale, en politique, dans toutes les sciences qui ne se rapportent pas à l'ordre physique, et ainsi sont nés tous ces systèmes divers et disparates entre lesquels se partage le monde savant. La dispute se poursuit dans les écoles, et elle n'est pas près de finir; elle ne saurait avoir un terme qu'autant qu'on changera d'errements, qu'on tentera une manière nouvelle d'arriver à la vérité. Jusque-là on pourra toujours dire avec notre grand Descartes, qu'en philosophie <«< il ne se trouve encore nulle chose dont on ne dispute et par conséquent qui ne soit douteuse; » et, pour les autres sciences, « qu'empruntant leurs principes de la philosophie, on ne pouvait avoir rien bâti qui fût solide sur des fondements si peu fermes'. »

Dès les temps anciens pourtant, Aristote avait posé cette thèse que le vrai principe et le fondement de la

1. Discours de la Méthode.

connaissance humaine, c'est l'étude et l'analyse des faits, c'est cette investigation sage et patiente qui nous livre insensiblement le monde. Il est vrai que l'illustre philosophe s'arrêta peu à cette vue; ce ne fut alors, pour ainsi dire, qu'une lueur passagère au sein des ténèbres; s'il s'y fût attaché, il eût ajouté à sa gloire celle de Bacon (I), et peut-être le mouvement scientifique du seizième siècle eût-il été avancé de trois mille ans. Mais la méthode lui manquait, il ne la créa point; elle est une découverte moderne dans l'ordre physique, une découverte dont l'application reste à faire dans l'ordre moral, bien que le célèbre chancelier ait établi que ce n'est pas seulement aux sciences naturelles, mais aussi aux sciences logiques, éthiques et politiques1 que la nouvelle méthode doit s'appliquer. Mais, préoccupé surtout de la recherche des phénomènes naturels, il ne s'est nullement inquiété de réaliser cette difficile application.

Après lui, comme il vient d'être dit, se manifestera de temps à autre la pensée de créer dans l'ordre moral la grande école de l'expérience; mais cette pensée, si elle donne lieu à des travaux partiels remarquables, parfois même à des œuvres de génie sur lesquelles

nous aurons à revenir, n'exercera toutefois

(1) Voir les notes à la fin du volume.

1. Aphorismes,

CXX-CXXVIII.

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