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cette vaste controverse à laquelle ils ont concouru, bien qu'elle n'ait pas eu les suites qu'on en attendait, a imprimé un utile essor aux intelligences en les dirigeant vers l'étude des hautes questions qui tiennent à notre condition morale ici-bas. Mais c'est le point de départ qu'il faut changer pour aboutir à un état scientifique plus complet et plus fécond, plus propre à réagir heureusement sur l'avenir de la société.

Le sujet présentait dans l'exécution de trèsréelles difficultés. Il faut qu'elles soient grandes, en effet, puisque tant d'éminents esprits, après avoir fort bien reconnu la voie dans laquelle il fallait entrer, s'en sont, comme on va voir, de suite écartés, ou bien se sont complétement mépris en croyant y être restés. Ces difficultés, je n'espère pas qu'elles soient toutes aplanies par mon travail, mais ce serait encore beaucoup que d'avoir, en traçant la marche à suivre pour finir, dans l'ordre moral, la grande dispute humaine à peu près terminée dans l'ordre matériel, fait faire un pas à la science. Je n'avais que cette prétention modeste.

Ce serait aussi, on en conviendra, une œuvre

spécialement bonne dans notre époque que d'avoir contribué en quelque mesure à faire sortir les esprits du domaine de la spéculation, à les ramener aux données positives, à les dégoûter de ces systèmes chimériques qui n'ont eu que trop de crédit, en dernier lieu, dans notre vieille Europe. N'est-il pas temps, enfin, de se placer dans un milieu plus réel, de consulter simplement ce qui est, au lieu de s'attacher sans cesse à ce qui pourrait être selon les visées de chacun? N'est-il pas évident que procéder de la sorte, c'est toujours rester dans le chaos? Que de gens, par exemple, se font, de notre temps, un idéal de gouvernement qu'ils ornent de tous les mérites, qui réalise pour eux toutes les perfections! Mais ces esprits, souvent distingués, oublient, dans leurs conceptions, cette nature humaine qui reste la même parmi les diverses formes gouvernementales. Quand donc survient une révolution nouvelle, ils croient toucher à l'accomplissement de leur rêve, ils vont voir se réaliser le but tant désiré..... Vaine espérance! Voici que le même esprit d'intrigue domine la société; il s'y manifeste une égale soif

de l'or et du pouvoir; les passions qui agitaient les âmes ont pris un autre costume, un autre langage, et c'est tout, hélas! Rien de changé au fond. L'observation calme des faits préserverait des amères déceptions, des rancunes haineuses, des colères hostiles qui se produisent d'ordinaire en de semblables circonstances; on resterait en tout dans le vrai. On comprendrait que le monde vit sur le relatif et non sur l'absolu: on reconnaîtrait la vanité de ces plans de liberté abstraite, d'égalité primitive, de progrès indéfini conçus en dehors de toute réalité. Au lieu de ce prétendu régime humanitaire qu'on a dans l'imagination, on s'en tiendrait à l'état réel des choses qu'on a sous les yeux et au sein duquel on vit; on tâcherait d'en amender sans violence les imperfections. C'est à ce pays où, surtout depuis le milieu du dernier siècle, les esprits se sont livrés à tant d'aberrations, qu'il appartient de donner aujourd'hui l'exemple d'une marche plus sage; on y viendra sans doute, mais ce n'est pas l'œuvre d'un jour; on ne se détache qu'avec effort des vues spéculatives; on ne descend pas aisément de l'Empyrée; c'est le cas d'appliquer

le mot de Duclos : C'est raisonnable, ce sera long. Ah! que je me féliciterais de ma tentative si elle avait pour résultat de guérir quelques personnes de la métaphysique politique et de ses débats sans fin sur les droits absolus, imprescriptibles, inalienables, antérieurs à tout, à la création et au déluge, sorte de scolastique du siècle où l'intelligence plane dans une région inconnue qui est au monde moral ce que fut pour le monde matériel l'éther de la vieille physique! Si encore il n'y avait là qu'un aliment pour les vaines déclamations de la tribune et de la presse! Mais non, ces discussions de prétendus principes écartent, en certaines couches sociales, les esprits du solide terrain des choses observables pour les lancer parmi les chimères. Les perturbations qui viennent à de certains intervalles agiter la société, parfois compromettent ce qu'elle a pu acquérir de liberté sage et pratique, n'ont pas une autre origine. L'esprit de révolution, trop souvent étranger au véritable esprit de libéralisme, sait bien ce qu'il fait au surplus quand il se tient ainsi obstinément dans les nuages; ils recèlent la foudre.

Un autre résultat important de la vue fondamentale exposée dans cet écrit n'échappera pas au lecteur attentif. Ces croyances éternelles qui se lient intimement à l'existence sociale et au progrès de la civilisation, ces croyances qui ont tant souffert au travers des siècles, parmi les luttes des écoles, la méthode les fait définitivement sortir de la sphère de l'argumentation pour les asseoir sur cette base invariable de la conscience humaine étudiée avec impartialité. La vérité a ainsi retrouvé son fondement réel. La statue est replacée sur son piédestal.

On sera frappé sans doute en lisant ces pages du nombre de témoignages qui y ont été recueillis. C'est un cortége dont j'ai cru devoir me faire suivre dans le développement de mes idées. Il était indispensable de procéder de la sorte; il fallait s'étayer, à chaque pas, d'imposantes autorités, en avançant dans l'exposé d'une théorie hardie encore pour beaucoup d'esprits et qui, si elle est fréquemment avouée en principe, est, par une étrange contradiction, la plupart du temps repoussée dans ses conséquences; il ne se pouvait rien de mieux pour assurer son triomphe

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