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clair résultat de ces crises si funestes à la communauté. Cette grande duperie doit-elle être éternelle? Ne saurait-on admettre qu'il puisse venir une époque où les masses plus éclairées seront moins accessibles à ces élans irréfléchis, que savent leur imprimer les habiles; une époque où il sera plus difficile de les entraîner à ces révolutions violentes qui rendent souvent impossibles les réformes seules profitables au bien public? Quoi! l'observation attentive des faits aurait conduit à l'évidence sous ce rapport, et à tout jamais cette évidence ne servirait à rien! Nous ne le pensons pas, et déjà même n'est-il pas un peuple qui semble en être arrivé là, et chez lequel une suite de circonstances notables, pendant près de deux siècles, témoigne d'une certaine sagesse nationale qui a vaincu l'esprit révolutionnaire au profit de la liberté modérée et du mouvement social? On voit bien que nous voulons parler de l'Angleterre.

Ainsi devra être appliquée la méthode aux faits de cet ordre. Reconnaissons, au surplus, qu'il n'est pas toujours possible d'ôter absolument tout caractère conjectural à ce qui tient aux affaires humaines. Mais il en est ainsi de certaines sciences naturelles. La médecine est assurément fondée sur l'observation; toutefois, les faits médicaux ont aussi leurs éléments variables qui diffèrent, pour ainsi dire, en chaque in

dividu, et influent au plus haut degré sur le choix des moyens curatifs. Que fait le praticien habile? Il apporte dans l'étude de ces éléments variables, résultant du tempérament particulier des malades, les mêmes habitudes d'analyse et d'observation qui ont été appliquées aux caractères généraux des maladies; il fait en quelque sorte de ces éléments, de nouvelles catégories de faits desquelles il tire des règles, et ainsi s'achève son expérience médicale. De même pour le politique; s'agit-il de ces événements si compliqués qui changent de temps à autre la face des États, il y a des faits dominants, fondamentaux, qu'il peut parfaitement rapprocher; mais même en ce qui concerne ces circonstances particulières qui semblent échapper à la méthode, l'habitude de s'en servir lui sera utile et l'amènera, avec le temps, à des appréciations justes et fécondes. Le point essentiel est de se placer dans ce courant d'idées, de rester bien persuadé qu e c'est par l'observation qu'on arrive au but; que c'est en procédant par le rapprochement des données comparables, et point autrement, qu'on rencontre la vérité. Ainsi, peu à peu, on en viendra à adopter en tout cette manière de procéder et à n'en plus vouloir d'autre.

CHAPITRE XI

DES FAITS CONSIDÉRÉS COMME ÉLÉMENTS DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

Tout repose donc sur les faits en définitive; c'est là le point essentiel et le fondement de la science. Il faut s'attacher à les recueillir, à les simplifier, à les isoler, à leur donner un corps distinct, car ce n'est qu'ainsi qu'ils deviennent des éléments utilement comparables. Ils formeront, selon le point de vue auquel vous vous placerez pour les considérer, diverses classifications; ils seront fondamentaux ou accessoires; ils auront tour à tour le caractère d'accident ou d'universalité, ils se rangeront suivant les temps et les lieux. Qu'est-ce qu'un état social donné? La combinaison à différents degrés (nous allions dire à de certaines doses comme en chimie), de ces faits appartenant à divers ordres; une exacte analyse vous en

fera retrouver un à un les éléments, travail dont on pressent la haute portée, s'il est fait dans l'esprit de la véritable méthode. Envisagés dans leur objet même, les faits se groupent en de certains ordres qui prennent chacun le nom d'une des sciences morales et politiques; il y a les faits relatifs à la philosophie et à la morale; ceux qui se rapportent à la législation, à la politique et à l'économie politique. Ces cinq sciences complètent le cadre duquel se trouvent exclues l'histoire (nous dirons plus loin pourquoi), et la statistique. Celle-ci contribue, en effet, comme on a vu ci-dessus, à faire découvrir la vérité en certaines catégories de faits, et elle est par conséquent bien plus un élément de la méthode scientifique qu'une science propre. Ajoutons qu'il se pourra peut-être qu'avec le temps, on éprouve la nécessité d'accroître la classification générale de certaines sciences nouvelles, formées de faits recueillis par une observation plus étendue et plus précise. C'est ce qui est arrivé dans l'ordre des sciences physiques. Nous - même nous avons proposé d'accorder ce titre à l'ensemble des faits relatifs à l'état de dénûment et de souffrance qui afflige la société moderne, même dans sa situation la plus prospère'. Pourquoi, en effet, la science du paupérisme ne prendrait-elle pas son rang à part, au 1. Voir l'Essai sur la Science de la misère sociale, in-12, 1858.

lieu d'être un objet qu'on rattache tour à tour à l'administration, à la morale, à l'économie politique?

Il en sera sans doute de même pour les faits qui se rapportent aux religions, aux races, aux langues, aux usages divers, aux conditions de sociabilité que présentent les peuples aujourd'hui existants à la surface du globe. Ces faits, qui constituent le domaine de la géographie ou cosmographie politique, rentrent implicitement dans le cadre des sciences morales et politiques. Les recherches qui éclairent les faits de cet ordre ont pris en ces derniers temps un haut degré d'importance, et se distribuent sous des dénominations scientifiques nouvelles (ethnographie, anthropologie, etc.), elles devront donner lieu ultérieurement à des groupes particuliers. Quant à présent, il y a là simplement pour nous des faits relatifs à l'état moral des sociétés, et sur lesquels repose la science plus particulièrement appelée morale.

Nous posons donc en principe que cette portion de la grande œuvre humaine à laquelle se rapporte cet écrit, se forme de cinq sciences : la philosophie ou science de la pensée, la morale ou science de la vie', la législation ou science de la loi, la politique ou science du gouvernement, et l'économie politique ou

1. Droz, De la Philosophie morale, ou des différents systèmes de la science de la vie.

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