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aucune influence notable sur la marche générale de la science.

Ainsi, il est juste de reconnaître que l'école philosophique qu'on a appelée écossaise s'était, dès le dixseptième siècle, placée dans la bonne voie. Cette école dont le fondateur et le chef, Thomas Reid, doit avoir, par le célèbre écrit où il développe sa doctrine, une place éminente parmi les philosophes modernes, prend l'observation pour guide; elle veut qu'on s'attache « à découvrir par l'analyse des phénomènes les principes simples qui les produisent et les lois selon lesquelles les principes agissent 2. » Elle pense qu'il faut procéder dans la science de l'esprit comme dans la science de la matière, et que si l'on en est venu à regarder parfois la philosophie comme une chimère, il le faut principalement attribuer à la méthode suivie depuis l'antiquité, méthode à laquelle on n'a renoncé après Bacon que pour un ordre de recherches. Vainement, en effet, Descartes et Locke lui-même avaient admis en principe, à la suite d'Aristote, la méthode expérimentale. « Ni Descartes, ni Locke, ni aucun philosophe ne s'y sont franchement conformés dans la pratique. Après quelques données

1. Inquiry into the human Mind on the principle of common sense. London, 1663,

2. Jouffroy, préface des OEuvres de Reid.

demandées à l'observation, tous l'ont délaissée pour reprendre le chemin plus court et plus facile de l'hypothèse et des systèmes 1. »

pour

L'école écossaise touchait donc, peut-on dire, à la solution du problème. Elle n'y est point arrivée tant, parce qu'elle ne s'est point placée, comme nous le verrons ci-après, sur le véritable terrain de l'observation, parce qu'elle n'a pas appliqué d'une manière assez générale et assez complète la méthode dont elle proclamait l'excellence.

Ainsi a-t-on toujours procédé, recommandant la méthode nouvelle et revenant à l'ancienne dans la pratique, tant il est difficile de sortir du courant des

idées reçues.

Écoutez, par exemple, un écrivain dont les tra

vaux peuvent être encore consultés, Lerminier : il vous dira 2 que «<les sciences physiques ont dû leurs rapides progrès à la méthode d'observation qui inspecte, compare, généralise, cherchant partout les rapports, les différences et les analogies. Comment la même méthode appliquée aux phénomènes du monde moral et juridique ne serait-elle pas effective et féconde?» Vous supposeriez, d'après ceci, que l les questions sont abordées par l'auteur d'un point de vue

1. Jouffroy, préface des OEuvres de Reid.

2. Philosophie du Droit,

P. 436.

entièrement nouveau et traitées de manière à faire toujours sortir la solution de l'examen comparatif des faits. Il n'en est rien, et dans leur forme générale ses écrits ne se distinguent en aucune façon de ceux qui les ont précédés.

Et Damiron, l'habile interprète de la philosophie éclectique! personne assurément n'a mieux parlé de la méthode d'observation, n'en a mieux fait ressortir les avantages. «< Quand, dit-il, les principes ne sont pas une affaire d'évidence, comme dans les sciences mathématiques, quand il est nécessaire de les chercher et de les découvrir par l'expérience, il est une manière bien sûre d'y procéder: c'est de constater les faits, de les comparer avec soin, de les généraliser avec prudence. Certes, alors, les principes ne peuvent manquer d'exactitude et de vérité... » Et plus loin, après avoir montré que la méthode d'observation est parfaitement applicable à la psychologie, il ajoute : « Si la philosophie parvient un jour à se servir de l'expérimentation et de l'observation, ainsi que le font pour leur part les sciences physiques et naturelles, nul doute qu'elle n'arrive aussi à des théories exactes. Elle ne deviendra pas mathématique, parce que ce n'est pas dans sa nature, parce que l'objet dont elle

1. Essai sur l'Histoire de la Philosophie en France au dix-neuvième siècle, 3e édit. 1834, t. II, p. 229.

s'occupe n'est pas une quantité, une grandeur, un sujet à arithmétique ou à géométrie; mais elle sera claire, positive, rationnelle; elle aura son exactitude; elle aura ses applications comme la médecine et la chimie; deux grandes espèces d'applications, celles qui se rapportant au passé l'expliquent et le font comprendre; celles qui regardant l'avenir l'éclairent et le dirigent. Elle sera la lumière de l'histoire et du mouvement social. » (P. 243.)

Qui ne croirait, en lisant le passage que nous venons de transcrire, que l'auteur pour lequel ce travail n'était qu'une préparation au cours de philosophie qu'il devait publier plus tard, opérerait par ce dernier ouvrage une véritable révolution dans la science! Eh

bien! non; ce cours de philosophie', dont plusieurs parties sont assurément excellentes, ne change rien néanmoins pour le fond, et n'est en définitive qu'un traité élémentaire très-peu différent de tant d'autres ouvrages analogues destinés à l'enseignement philosophique. L'auteur rentre dans les vieux errements et laisse à l'écart la méthode nouvelle qu'il a tant vantée ailleurs; il ne sait ou ne veut l'appliquer.

Il serait facile de multiplier ces témoignages rendus par divers écrivains de notre époque à l'observation

1. 4 vol. in-8°, 1836.

comme devant être désormais la base des travaux de l'ordre moral, sans qu'il en soit résulté aucun chan-. gement bien notable dans la marche générale de la science. Il est manifeste que tous les esprits distingués parmi les contemporains ont cette tendance; on en verra çà et là la preuve dans la suite de cet écrit ; mais cette tendance reste stérile. Citons notamment ici M. Mignet, l'éminent secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences morales et politiques, dont les travaux en portent fréquemment la trace. C'est ainsi qu'il nous dira' que « Montesquieu a, sur la solide base de l'expérience universelle, fondé le monument impérissable de l'Esprit des lois » (Notice sur Destutt de Tracy); ailleurs, que « l'histoire peut aspirer aux avantages des sciences en adoptant leur méthode » (Réponse au discours de réception de M. Flourens); et autre part encore, «< cette économie politique (du dix-huitième siècle) qui n'embrassait pas tous les faits et qui s'écartait de l'observation par la logique, comme cela arrive souvent. » (Notice sur Roederer.)

En dernier lieu, un écrivain, aux mérites duquel nous rendons volontiers témoignage, a renouvelé sans plus d'effet ces tentatives du passé en faveur de la méthode d'observation. Dans un article qui ouvrait

1. Notices et portraits, t. I.

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