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CHAPITRE VIII

CLASSIFICATION ET ANALYSE DES FAITS.

Rendons-nous bien compte maintenant de ce que sont, considérés en eux-mêmes, ces faits sur lesquels repose l'édifice entier des sciences qui nous occupent.

Disons d'abord que tous ceux qu'embrasse la connaissance humaine appartiennent à deux ordres distincts: les uns se rapportent à la nature, les autres à la civilisation; ceux-là rentrent dans cette création infinie et universelle, dont notre intelligence n'a pas le secret; ceux-ci forment cet ensemble qu'on peut proprement appeler la création de l'homme. Ces deux séries, quoique bien tranchées, se relient néanmoins entre elles; comment n'en serait-il pas ainsi, puisque l'homme, qui crée l'une avec la matière et l'esprit, rentre lui-même dans l'autre, par son or

ganisme vital? Toutefois, cette grande classification doit subsister; car par elle les groupes divers de faits dont se forment les sciences se présentent sous un aspect simple et vrai.

Les faits se trouvent parfois, en quelque sorte, sur les confins des deux séries et appartiennent en certains points à toutes deux. Ceux qui se rapportent au mouvement de la population, par exemple, sont de ce genre, ils ont à la fois un caractère naturel et social; mais dans le plus grand nombre des cas, la séparation est absolue; ainsi l'établissement d'une magistrature politique est un fait purement social, la formation d'un gaz un fait purement naturel.

Il sera facile d'établir le caractère essentiel de cette séparation; mettez en contact deux substances entre lesquelles il y a une certaine affinité; il en résultera une action de l'une sur l'autre, qui lorsqu'elle aura été bien constatée, pourra être déterminée avec rigueur. Si vous rapprochez le fer de l'aimant, vous savez positivement que c'est le premier qui attirera à lui l'autre, et vous arriverez même à calculer ce mouvement d'attraction; il s'accomplit avec régularité, avec infaillibilité; le rapport est nécessaire.

Voici maintenant deux hommes en présence: l'un est en danger de perdre la vie dans les flots; l'autre est là, qui peut lui porter ou lui refuser secours; par

un penchant naturel il incline à venir en aide à son semblable; mais le soin de sa propre conservation le retient. Il y a un rapport entre ces deux hommes; mais ce rapport n'est pas nécessaire, par la raison qu'il en est un qui a sa volonté propre, qui agit d'après son libre arbitre.

Dans le premier cas donc vous avez pu déterminer le rapport; vous êtes incertain dans le second. Voilà l'origine de la grande difficulté que suscite l'application d'une méthode rigoureuse aux faits qui naissent des libres déterminations humaines; si les rapports de l'homme à l'homme avaient les caractères de la nécessité, soit qu'ils dépendissent des affinités qui règlent ceux des corps bruts, ou des instincts qui règlent ceux des corps vivants, les choses se passeraient de même dans les deux ordres de faits; la méthode d'observation s'appliquerait sans obstacle aux uns comme aux autres; c'est cette liberté d'action qui fait la différence.

Cette liberté d'action, n'est-elle pas toutefois renfermée en de certaines limites? la volonté se forme sur des motifs, et ces motifs ne s'assimilent-ils pas le plus souvent chez la créature humaine, au fond toujours semblable à elle-même dans l'ensemble, bien que diverse par les détails? Depuis le commencement du monde, elle est faite du même sang, de la

même chair, et c'est le même esprit qui la vivifie; dans le passé, dans le présent, sa nature matérielle est identique et sa nature morale aussi. En réalité, rien n'est changé. Une mère allaite et élève aujourd'hui son enfant comme aux premiers âges, et cet enfant manifeste les mêmes penchants, les mêmes passions qu'il y a six mille ans. Nous retrouvons dans Homère et dans la Bible des traits qui nous ravissent, parce qu'ils peignent l'homme comme on l'aurait peint hier. Parfois, le voyageur s'étonne de retrouver chez tels insulaires de la mer du Sud des usages minutieusement décrits par Hérodote; des peuplades ont conservé intact, au travers des siècles, sous le soleil tropical, le dépôt de leurs traditions, de leurs mœurs primitives. Si l'action d'une civilisation nouvelle a sensiblement modifié l'aspect de certaines races, quels rapports de conformité ne présentent-elles pas encore toutefois avec les ancêtres! Quand César retrace la physionomie des populations que soumettaient ses armes sur le sol gaulois, nous croyons lire un moraliste moderne. L'homme est toujours l'homme, et c'est ainsi qu'un contemporain célèbre, Tocqueville, a pu, rapprochant les institutions des Germains de celles des peuples indigènes de l'Amérique du Nord avant la conquête, établir que les mêmes causes ont amené les mêmes effets dans des contrées entre les

quelles il n'y a sans doute aucun rapprochement historique à obtenir, tant il est vrai «< qu'au milieu de la diversité des choses humaines, c'est Tocqueville qui parle, il n'est pas impossible de retrouver un petit nombre de faits générateurs, dont tous les autres découlent.1 »

Il faut donc reconnaître qu'à la volonté de l'homme président un certain nombre de mobiles qui ne changent guère, et voilà pourquoi les événements humains ont si souvent une physionomie conforme qui frappe tout esprit méditatif; ils diffèrent sans doute, mais c'est par les circonstances accidentelles; ils prennent ainsi comme une sorte de costume nouveau qui empêche qu'on ne les reconnaisse de prime abord; mais une attention soutenue pénètre au travers de cette enveloppe et constate bientôt l'identité réelle. Étudiez, par exemple, les troubles populaires dans tous les temps, et voyez si les faits n'ont pas toujours dans leurs caractères généraux, dans leur succession, dans leurs résultats, la plus frappante ressemblance. L'histoire des révolutions est curieuse à étudier sous ce rapport; le spirituel abbé Galiani disait dans l'autre siècle, que l'histoire moderne n'est que l'histoire ancienne sous d'autres noms. Ceci peut surtout se dire

1. La Démocratie aux États-Unis, t. I. 2. Lettres à la marquise d'Épinay.

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