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comme l'entendent les moralistes. Ailleurs il déclare qu'il n'y a pas pour un prince de meilleure forteresse que l'affection du peuple, et c'est en respectant la propriété du citoyen, l'honneur des femmes, en pratiquant le bien enfin qu'on y parvient (chap. xix et xx). Fénelon pourrait-il mieux dire?

CHAPITRE VI

DÉVELOPPEMENT DE LA NOUVELLE MÉTHODE DANS SES
APPLICATIONS AUX FAITS SOCIAUX.

Précisons maintenant, cette méthode qu'il s'agit d'appliquer définitivemeut aux sciences morales et politiques. Nous l'appelons inductive d'après Bacon qui en a si bien démontré les avantages sur la méthode syllogistique, dans la recherche de la vérité. Sans doute Aristote, nous l'avons remarqué plus haut, en avait en quelque sorte jeté les bases, en établissant le procédé analytique, par lequel on passe pour arriver à la connaissance du particulier au général (Organon); mais c'est au philosophe anglais que revient le mérite d'avoir pleinement mis en lumière sa valeur réelle. Il rejette le syllogisme à l'aide duquel on établit des propositions générales, pour en tirer des propositions moyennes, attendu que si les pre

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mières ont été mal établies tout s'écroule (VIII); chacun a journellement occasion de reconnaître la justesse de cette observation. Nous en trouvons un frappant exemple, en opposant entre elles les premières lignes de deux livres fameux; nous ouvrons le Contrat social, cet écrit de Rousseau, qui a fait tant de bruit dans le monde, et nous lisons en tête du premier feuillet ces mots: l'homme naît libre; voilà une proposition générale sur laquelle on peut disserter à l'infini, sans jamais pouvoir s'entendre; tout dépend en effet du point de vue auquel on se place, suivant qu'on considère l'homme de la nature (s'il existe), ou l'homme de la civilisation, et aussi l'espèce de liberté dont il s'agit. Rien donc n'est plus douteux que cet axiome, et pourtant là-dessus repose tout entier l'ouvrage qui pourra dès lors n'être plus qu'un enchaînement d'erreurs. Au contraire, Machiavel inscrit au début du livre que nous avons cité plus haut, cette proposition que toute souveraineté imposée aux hommes, est une principauté ou une république', et nous voyons qu'il y a là une induction puissante qui n'est point tirée d'une conception plus ou moins ingénieuse de l'auteur, mais qui a pour fondement l'observation répétée du gouvernement des sociétés humaines, de laquelle il résulte en effet, que le pou1. Le prince, chap. 1.

voir y est tour à tour exercé, par un ou par plusieurs. Voilà la différence; on ne saurait trop insister sur ce qu'elle a de radical, de décisif. Dans le premier cas, la discussion peut se prolonger indéfiniment; dans le second, il n'y a pas lieu à discussion. La proposition hypothétique vous a éloigné de la vérité, la donnée, fondée sur l'observation, vous y ramène; là vous en êtes toujours à l'analyse, qui est moyen; ici vous marchez droit à la synthèse qui

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est le but. C'est immense.

Non qu'en examinant les choses de près, l'esprit humain ait en réalité deux procédés entièrement distincts. Il s'agit toujours en définitive pour notre entendement d'arriver à l'inconnu par le connu; l'induction peut être au fond ramenée au syllogisme, moins la forme que l'école lui a donnée, car la proposition qui résulte des faits observés devient comme une véritable majeure dialectique. Mais n'importe, on voit combien diffère le résultat selon la manière dont se pose cette majeure et le fondement qu'on lui donne. Ne serait-ce pas là l'origine de cette défectuosité du jugement qu'on remarque parfois chez certains esprits livrés d'habitude à l'abstraction? Ainsi, on dit communément des mathématiciens qu'ils n'ont pas toujours l'esprit juste dans les questions étrangères à la science du calcul (IX); il n'est pourtant

pas de raisonnements plus exacts, plus rigoureux que ceux qui s'obtiennent par la voie des mathématiques; mais dans les matières où l'on arrive à la certitude par l'induction tirée des faits, les hommes livrés à cette étude sont naturellement enclins à s'appuyer surtout de principes abstraits, analogues à ceux qui leur servent habituellement de règle et s'écartent ainsi de la méthode inductive. Ils ne raisonnent pas mal, mais c'est la base de leur raisonnement qui n'est pas bonne.

Il faut insister sur ce point qui a souvent donné lieu à une étrange confusion. Nous prendrons ici pour guide, un commentateur habile de Bacon, dont les travaux politiques et économiques, sont en juste renom dans la patrie de l'illustre chancelier; il s'agit de M. Stuart Mill, et de son important ouvrage sur la logique, qui a également, à une époque toute récente, été favorablement accueilli du public anglais'. L'auteur ramène tout dans cet écrit, à l'induction; elle est pour lui la véritable base de nos jugements et il n'attribue qu'une valeur artificielle au syllogisme. C'est par l'induction tirée des faits bien observés et analysés, qu'on obtient la proposition générale, d'où naît la loi; ainsi, par exemple, nous avons vu et nous voyons successivement mourir tous les êtres vivants;

1. A System of logic ratiocinative and inductive. London, 1859.

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