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dernier est prédominant, on rentre dans la voie de la liberté commerciale; mais on n'y rentre qu'avec prudence, car il y a de nombreux travailleurs dont il faut sauvegarder l'existence. Au nom du principe absolu, on leur dirait: Changez de besogne. La société repousse cette application rigoureuse qui entraînerait d'incalculables souffrances parmi les populations ouvrières. Puis, est-on toujours libre de dire à la terre où croît le blé de produire du vin, à celle qui donne du vin de produire du coton? Il est assurément des nécessités de nature qu'il faut subir. De là ce qu'on appelle le régime de la protection, destiné à remplacer insensiblement partout le régime prohibitif. Dans le fait, c'est sur ce principe que repose actuellement tout l'ensemble des transactions commerciales entre les pays civilisés (LXV). Elles sont un compromis; libre échange réel, non, mais échange rendu plus facile et tendant à l'entier affranchissement tout autant qu'il est possible. Il ne s'agit pas de faire vivre indéfiniment certaines industries aux dépens de la communauté. On les considère comme ces malades qu'on empêche de mourir ou auxquels on procure une mort lente, par les précautions dont on les entoure; c'est un régime de transition sans doute, mais il ne faut pas dissimuler que la transition sera quelquefois longue, et il n'est pas sûr même qu'en certains points on puisse jamais

se passer entièrement de tarification. C'est donc là, comme on voit, une question d'expérience. Le but où l'on tend est clair; mais les moyens d'y parvenir réclament un examen attentif des faits. Il s'agit de décider quand le moment est venu pour une contrée d'abaisser les barrières qui la séparent des pays limitrophes. En matière de liberté commerciale et industrielle, chacun reconnaît que toutes gênes qui ne sont pas nécessaires sont nuisibles; mais comme on pose d'un côté une thèse générale et absolue, on en oppose de l'autre une toute contraire, et il arrive que des conséquences partielles de la théorie qu'on accepterait, si elles se présentaient sous une forme moins absolue, se trouvent longtemps ajournées; c'est l'inconvénient de la marche suivie, et il est grand.

La question du libre échange est donc toute pratique et il faut, dans la discussion, la faire sortir des nuages de la théorie. On ne l'a jamais entendue d'autre façon en Angleterre, où on l'a constamment subordonnée à l'intérêt du pays. Écoutez au sein du parlement, Huskisson et Peel, recommandant à son attention de grandes mesures d'affranchissement, Ils n'invoquent pas le principe de liberté ; à peine est-il fait mention de théories dans leurs mémorables discours; il faut adopter ces mesures parce qu'elles doivent assurer le bien-être des masses et consolider

l'empire; chez nous la vue abstraite a toujours la priorité et domine toutes considérations. L'histoire commerciale du Royaume-Uni est bien instructive sous ce rapport; elle nous montre le maintien rigoureux du régime de la prohibition tant qu'il y a eu avantage à le maintenir, et la substitution du régime protectif au moment juste où il devenait plus profitable de l'adopter. Et remarquons bien qu'alors même que l'Angleterre a pour l'Europe une politique commerciale nouvelle et en harmonie avec les idées de liberté, elle en adopte pour cet immense continent indien, où elle compte deux cent millions de sujets, une autre qui rappelle tout à fait l'odieux régime auquel était soumise l'Amérique espagnole, et qu'elle a brisé au commencement du siècle. Dans l'intérêt de la fabrication regnicole, elle oblige ces vastes contrées à recevoir ses produits faiblement taxés, et impose sur les produits de l'industrie hindoustanienne des taxes de 30 à 1,000 p. 100, qui ont amené en un grand nombre de districts la cessation de tout travail et par suite une effroyable misère 1.

Il faut ajouter au surplus qu'un intérêt de sécurité nationale ou de morale publique peut empêcher que la thèse fameuse laisser faire, laisser passer, ait son plein et entier accomplissement. L'exception suit ici

1. L'Inde anglaise, par le comte de Waren, 2 vol. in-12, 1860.

comme toujours l'application de la règle. Le travail a ses écarts de même que la volonté humaine dont il émane; il crée une œuvre sublime qui développe de bons et nobles sentiments dans le cœur de l'homme, et une production infàme qui mène à tous les égarements des sens. Qui oserait dire que la liberté des transactions doit être respectée quand il s'agit de ces ventes humaines qui s'effectuent de temps immémorial sur les côtes d'Afrique; et quand la femme fait parfois, même avant la nubilité, un honteux trafic d'elle-même, qui pourra trouver à blâmer que la liberté soit gênée en sa personne? certes, la traite et la prostitution, voilà des faits en faveur desquels nul n'aura jamais l'idée d'invoquer le principe de la liberté commerciale!

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VI. En divers pays on peut observer que, dans la vie industrielle, les besoins pressants de la famille livrent les enfants à un travail excessif qui, en même temps qu'il épuise les forces et empêche le complet développement physique, exclut toute culture morale et intellectuelle. Les misères de cette situation de l'enfance ont éveillé la commisération publique et amené à cet égard une législation restrictive. Faudrat-il protester contre ces mesures au nom du droit qu'on les parents de disposer, comme ils l'enten

dent, de leurs enfants? Qui ne sent que ce serait l'exagération d'un principe de morale sociale que nous sommes loin de contester? L'autorité des parents sur leurs enfants existe assurément, mais le droit absolu n'existe pas plus dans la famille qu'en dehors de la famille. Sans nous arrêter aux dispositions barbares de telle ou telle législation, nous voyons qu'en thèse générale la société a toujours pensé qu'elle doit exercer, dans l'intérêt de sa propre conservation, une action réelle sur les enfants, une action qui se manifeste souvent par des règles de protection bien déterminées. Elle ne permet pas aux parents de faire de leurs enfants des êtres dégradés au physique et au moral, parce qu'il lui faut des citoyens jouissant de toute la plénitude de leurs facultés. Et ceci nous mène à la question tant agitée aussi pareillement de l'éducation. Le droit irait-il ici jusqu'à vouer les enfants à l'état de brutes? Non certes, cela n'est permis à personne, pas plus que d'en faire des êtres vicieux, des scélérats! La société ou l'État qui la représente a toujours cru devoir s'interposer à cet égard dans l'intérêt de l'enfant. Parfois même cette intervention a été extrême; à Sparte, les enfants étaient la propriété réelle de l'État, qui les faisait élever pour lui et à sa guise. La famille était ainsi moralement spoliée. Mais il y a une juste mesure qu'enseigne l'expérience; elle fait

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