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tes, ses abimes, disait, il y a quelques années, M. Louis Reybaud', et nous transcrivons les lignes suivantes, publiées tout récemment par le même écrivain : « L'économie politique, chacun en convient, n'est pas une science achevée ; il lui manque un élément moral pour ennoblir sa fécondité matérielle; elle vise d'une manière trop absolue à rendre les hommes plus heureux, pas assez à les rendre meilleurs; elle est un instrument trop exclusif de satisfaction terrestre. Après avoir indiqué par quels moyens se forment, se produisent les richesses, elle 'ne suit pas d'une manière assez attentive leur répartition, leur distribution; on pourrait lui demander un peu plus d'entrailles (LXIII). » L'auteur se place dans cette observation critique à un point de vue qui se rapporte plus selon nous à l'art social ou gouvernemental qu'à la science même. Tout récemment un publiciste, dont nous n'adopterions pas sans doute toutes les doctrines, mais que nous considérons comme très-compétent néanmoins, M. Darimon, écrivait à ce sujet les lignes suivantes à propos d'un document émané du ministère de l'instruction publique : « Quoi qu'en dise M. le ministre de l'instruction publique, l'économie politique est loin d'être une science faite

1. Introduction au Journal des Économistes.

2. Études sur les Réformateurs, etc., 7e édition, 1864, t. I, p. 269.

et il y aurait un grand péril à la considérer comme telle. Quelques lois ont été formulées; une riche moisson de faits et d'observations a été réunie; mais sur bien des points encore règne une épaisse obscurité. Cela tient à deux causes qu'il est bon de signaler, parce qu'elles constituent un écueil contre lequel une foule de bons esprits sont venus se heurter. La première est une infidélité trop commune à la méthode employée. L'économie politique a fait appel à la méthode des sciences naturelles, à cette méthode d'observation que Bacon a immortalisée, et à laquelle la science doit tous ses progrès depuis trois siècles; et cependant il n'y a pas de livres où l'on rencontre plus d'idées préconçues, plus de théories métaphysiques que dans les ouvrages des économistes: la seconde cause, qui découle de la première, est une confiance trop aveugle dans certains faits observés; par suite d'une tendance qui remonte aux créateurs de la science, on s'habitue trop facilement dans l'école à ériger en principes hors de toute discussion des observations tirées de faits accidentels et qui souvent sont en voie de se transformer ou de disparaître. Ces deux défauts ont été funestes à l'économie politique; ils ont arrêté tous ses progrès; ils en ont fait comme une sorte de scolastique pédantesque '.:

1. La Presse, no du 20 septembre 1864.

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Voici une grave accusation. Les considérations qui vont suivre montreront qu'elle est fondée à beaucoup d'égards. On dit assez généralement que l'économie politique a pour but de montrer comment se produit et se distribue la richesse, qu'elle est la science de la richesse, et il a été impossible jusqu'ici de s'entendre tout à fait sur ce que c'est que la richesse (LXIV). Ainsi la science est définie, mais elle n'a pas pour tous le même objet. Certains en excluent ce que d'autres y font rentrer. A. Smith veut que la richesse réside seulement dans les objets matériels, et J.-B. Say, l'un de ses plus habiles disciples, nie que les actes purement intellectuels puissent être producteurs de richesse; postérieurement l'opinion contraire a été établie par Dunoyer dans un important ouvrage l'auteur entend que la leçon donnée par un professeur soit tout aussi bien un produit que le vase sorti des mains du potier; c'est là un produit immatériel sans doute qui ne concourt, si l'on veut, à la richesse qu'indirectement, mais qui y concourt enfin. Beaucoup d'économistes, Mac Culloch entre autres, s'étant rangés à cette opinion, la cause des produits immatériels semblait gagnée. Mais en ces derniers temps, M. Mill, que nous avons déjà cité dans ce travail comme phi

1. Traité d'Économie politique, t. I.

2. De la Liberté du travail, etc.

losophe et comme publiciste, et dont l'ouvrage1 est à bon droit estimé, nous dit qu'une juste définition de la richesse laisse en dehors les produits immatériels, et M. Beaudrillart, professeur2 et écrivain si distingué, tout en attribuant une grande importance à 'ces produits, ne croit pas non plus qu'on puisse les considérer comme ajoutant à la somme des richesses dans l'acception scientifique du mot. Le débat reste

ouvert.

Il ne saurait être clos sur ce terrain, car le terme richesse ne présente pas un sens net et précis. Il exprime une proportion relative de ces biens divers dont l'homme s'approprie la jouissance. Mais combien cela est variable! La richesse d'une tribu arabe qui ne consiste qu'en troupeaux serait l'indigence pour l'habitant d'une de nos cités européennes où se déploient toutes les merveilles de la civilisation. De là doit nécessairement résulter une fausse définition. Quand nous disons en effet que la morale est la science de la vie, il n'y a pas à s'y méprendre, comme lorsque l'on dit que l'astronomie est la science du ciel; mais si nous disons que l'économie politique est la science de la richesse, il y a sur-le-champ à se demander ce qui est et ce qui n'est pas richesse; et qu'on

1. Principes d'Économie politique, trad. de l'anglais, 1854, t. I. 2. Manuel d'Économie politique.

ne croie pas que la dissidence s'arrête à ce point même de la définition, elle se reproduit naturellement dans les déductions. Ainsi, selon Mill, le travail même matériel sera productif ou improductif de richesse, et Rossi nous dira de son côté1 que la réunion des mots travail et du mot improductif est un non-sens. Il sera pro ductif, reprend Say, s'il crée une utilité ; oui, mais l'utilité de l'économiste français comporte des travaux qui nous procurent des jouissances, tandis que celle de l'Anglais les exclut. Utilité, soit, dit-il, mais cette utilité produit-elle la richesse? C'est là le point 2; on ne saurait se figurer les incroyables distinctions auxquelles on est amené dans cette voie. Ainsi le même économiste nous dira sérieusement que le travail qui consiste à sauver un ami en péril de mort n'est productif qu'autant que cet ami est un individu productif lui-même, produisant plus qu'il ne consomme (p. 57); le même ouvrier, le même entrepreneur seront tour à tour productifs ou improductifs, selon la besogne à laquelle ils se livrent; un maître de danse est productif quand il enseigne un exercice utile à la santé et propre à développer les forces musculaires; il devient improductif quand il forme un artiste pour l'opéra; nous ne finirions pas si nous voulions épuiser toutes

1. Leçons d'économie politique, t. 1.

2. T. 1, p. 53.

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