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nous invoquons le témoignage de l'histoire, un tel résultat est-il probable? N'enseigne-t-elle pas en chaque page que la démocratie toujours impuissante à gouverner la société, ne sait même pas se gouverner elle-même, et qu'en ses écarts, lorsqu'elle se refuse à accepter l'influence des classes de la population supérieures par l'instruction et la richesse, elle se trouve de toute rigueur obligée de livrer la direction sociale et politique au despotisme?

à

IX. Le gouvernement direct du peuple est une conception absurde qui a pu passer par quelques cerveaux spéculatifs; mais le peuple, lui, que dirige un bon sens qui manque souvent aux plus éclairés, n'admet ni ne réclame rien de tel. Il aspire si peu exercer le pouvoir, que lorsqu'il s'en trouve accidentellement investi parmi les crises politiques, il se hâte bien vite de le remettre à des mains bourgeoises. Il sait parfaitement que pour diriger la société, il faut des juges, des administrateurs, des financiers, des ingénieurs, des savants de tout ordre, et que ce n'est pas dans ses rangs qu'on pourra recruter de tels hommes. Aux États-Unis, où certes la démocratie a pris son plein développement, on n'entendra pas dire qu'il faut que des ouvriers viennent siéger au Corps législatif. Ce sera parmi nous l'opinion de quelqu'un de ces rhé

teurs qui flattent aujourd'hui le peuple comme on flattait jadis les rois; l'ouvrier américain n'émettra jamais une telle prétention contraire au bon sens. Si doué d'une aptitude particulière et grâce à d'énergiques efforts, il sort de la sphère où la destinée l'avait placé et se fait avocat, il pourra arriver à tout, même à régir la confédération; mais alors il a cessé d'ètre ouvrier; tant qu'il est maçon, tailleur ou tisserand, il ne songe pas à s'ériger en législateur (LII).

Que furent, au reste, ces essais de gouvernement direct du peuple dans les petites républiques de l'antiquité? Ils ont toujours eu un caractère dérisoire. On convoquera à Athènes les citoyens des classes inférieures pour voter sur les affaires d'État; mais il faudra les payer pour qu'ils se rendent à l'assemblée; ce sont des souverains qui ne consentent à exercer leur droit qu'à raison de trois oboles par séance. En définitive, c'est un Thémistocle, c'est un Cimon, c'est un Périclès, c'est un Cléon qui décident tout au nom du peuple. Ils sont sans en avoir le titre, les véritables chefs du gouvernement. Thucydidele dit en propres termes : Le gouvernement populaire subsistait de nom, mais on était en effet sous la domination des premiers citoyens.

C'est ainsi que dans notre époque aux États-Unis, 1. Guerre du Péloponnese, liv. II.

on a vu insensiblement, comme l'a fort bien montré Tocqueville', toute l'action politique tendre à se concentrer dans les mains des légistes; peut-être aujourd'hui, par suite de la déplorable guerre civile qui a pendant quatre années causé tant de maux à ce pays, passera-t-elle au pouvoir militaire.

Nous ne pouvons croire que la science reste éternellement attachée à ses vieux errements; déjà on peut signaler quelques tentatives remarquables à ce sujet, la métaphysique politique a fait son temps. parmi nous, et l'époque est venue de l'abandonner définitivement pour adopter la méthode expérimentale. L'Angleterre présente à cet égard un exemple qu'il faut imiter. La discussion des questions politiques dans ce pays a presque toujours eu un caractère positif très-prononcé : « Le génie anglais est essentiellement pratique, dit un écrivain2 cité plus haut dans la science même, il se garde des périls de la spéculation. Sa philosophie se définit elle-même une induction fondée sur les faits, et sa politique est baconienne comme sa philosophie. » Ce fut surtout sous ce rapport que Burke attaqua notre première révolution dans son célèbre écrit 3, il y déplore l'in

1. De la Démocratie, etc., t. II.
2. M. de Rémusat, ibid., p.
376.

3

3. Réflexions sur la Révolution française, 1790.

vasion des idées abstraites dans la politique et montre que l'asseoir sur cette base, c'est ébranler les fondements de toute autorité, de tout gouvernement. Loin de procéder de la sorte dans cette admirable révolution de 1688, qui doit être un constant objet de méditation, on resta autant que possible fidèle à la tradition; on respecta minutieusement les vieilles formes. En transportant la couronne de la tête de Jacques II sur celles de Guillaume et Marie, on ne lui ôta aucun de ses fleurons. L'édifice de la constitution anglaise continua de reposer sur ses antiques fondements, et dans les mémorables débats que suscitèrent au sein des Lords et des Communes ces grands événements, il ne vint à l'esprit de personne de soulever ces questions d'égalité et de souveraineté absolues, de droits inaliénables où nous nous complaisons tant en de semblables occasions.

Procédant ainsi, l'Angleterre s'est avancée pas à pas vers la liberté, et en France nous la cherchons

encore.

CHAPITRE XXVI

(SUITE)

X. FORMES DE GOUVERNEMENT.- XI. L'ARISTOCRATIE.-
DÉMOCRATIE. XIII. LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRATIVE.

XII, LA

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X. De tout ce qui précède, on peut assurément conclure qu'en politique, comme en philosophie, il y a les matériaux d'une science; mais la science n'est pas faite. On admet un art de gouverner, sorte d'empirisme en dehors des théories, et qui les a même en grand mépris, un art qu'on sait sans l'avoir appris. Définitions et classifications sont également ici un vaste thème d'interminables discussions. « Le mot même de gouvernement, disait Daunou en 1821', est si peu défini, que ceux qui le prononcent sont rarement bien sûrs de parler d'une seule et même chose.» De là bien souvent des conséquences très-funestes

1. Cours d'Histoire.

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