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Le mémorable spectacle que vient de nous offrir l'union Américaine, la Suisse nous l'avait offert il y a quelques années; et c'est ainsi qu'en dehors du droit absolu, tend à sortir des faits un principe qui régira peut être un jour invariablement les confédérations.

Ce qui est bien à remarquer ici au surplus, c'est que ces principes éternels de la morale, comme on les appelle, ces principes dont on veut imposer le joug étroit à la science du gouvernement, sont eux-mêmes comme tout le reste un objet de controverse, car la science de la morale, ainsi que nous le verrons ciaprès, n'est pas mieux faite que les autres et ne repose la plupart du temps que sur de fausses inductions. Ajoutons que par une étrange contradiction, les défenseurs ardents de cette théorie, ceux qui ont érigé en doctrine une politique idéale, en adoptent une bien différente quant ils sont en position d'exercer le pouvoir. On l'a bien vu en 1793; les terroristes, en tête Robespierre, le contrat social fait homme, selon l'expression heureuse de M. Lanfrey que nous venons de citer, sont tous des disciples de Rousseau. Eh bien! ils se font les apologistes des actes les plus odieux; pour arriver à leur but, tout est permis; il n'y a point de crimes en révolution, s'écrie Chabot, à propos des exécrables massacres de septembre, et nul ne réclame contre cette politique qui laisse bien loin der

rière elle celle de Machiavel. Elle ne recule en effet devant rien, et va même jusqu'à revendiquer au droit divin du moyen âge, au nom du droit populaire, l'épouvantable doctrine du régicide!

Les considérations qui tendent à établir scientifi– quement une distinction entre la politique et la morale, s'appliquent aux autres sciences. Toutes ont un but commun que nous appellerons si l'on veut moral, le perfectionnement de la société; mais elles n'en restent pas moins distinctes. Ainsi de la législation. La morale a manifestement ses justiciables qui ne sont pas ceux de la loi. Celle-ci ne peut ni commander tout le bien que prescrit la morale, ni défendre tout le mal qu'elle réprouve. Que d'objets tenus par cette dernière en profonde aversion, que la loi est obligée d'admettre et de réglementer!

Quant aux faits économiques, est-il possible de les concilier toujours avec la morale? On l'a vainement essayé dans des écrits remplis d'excellentes vues et d'heureux développements, sans doute, mais qui ne sauraient changer la nature des choses. Il est malheureusement trop vrai que la production ne sert pas seulement les besoins, elle s'accommode à toutes les satisfactions de l'esprit et il faut bien le dire aussi à tous les égarements de l'imagination et des sens. Tel établissement qui a une destination bien fàcheuse pour

les mœurs, a tous les caractères d'une excellente valeur économique. Le grand principe de la division du travail, une des bases de la science, amène un nombre infini d'êtres humains à l'abrutissement, les rabaisse presque au niveau du ressort de la mécanique, à laquelle ils sont attachés « il n'y a rien, dit à ce sujet un écrivain que nous aimons à citer', qui tende plus que la grande division du travail à matérialiser l'homme à ôter de ses œuvres jusqu'à la trace de l'âme. »>

Voyez ce qui se passe relativement à l'opium. Certes ceux qui cultivent en grand le pavot, ceux qui fabriquent la drogue narcotique, ceux qui la vendent aux Chinois, participent tous à une œuvre damnable d'empoisonnement, mais leur conscience n'est nullement engagée. Des puritains prennent part à cette opération, qui économiquement parlant, ne laisse rien à désirer, et sur laquelle la philantropie anglaise édifie d'énormes capitaux. Les considérations morales sur ce détestable usage c'est à ceux qui le pratiquent qu'il faut les adresser. Mais tant qu'ils ne se réformeront pas, tant qu'il y aura demande de cet article de consommation, il y aura des gens pour le produire, l'échanger, le transporter; le véritable esprit de civilisation chrétienne peut beaucoup ici peut-être, mais la science n'y peut rien.

1. Tocqueville, La Démocratie, etc., t. I, p. 493.

CHAPITRE XIII

DE L'HISTOIRE DANS SES RAPPORTS AVEC LA MÉTHODE.

On a pu s'étonner de ne pas voir, ci-dessus, figurer l'histoire dans la nomenclature des sciences morales et politiques. C'est qu'à vrai dire, et tout ce qui précède doit le faire comprendre, l'histoire, à nos yeux, n'est pas une science; en cet amas de faits divers dont elle conserve le dépôt, chacune emprunte ce qui forme son domaine séparé; ce partage fait, rien ne reste. Il y a l'histoire de la philosophie et de la législation, l’histoire politique, religieuse, militaire, économique. Mais si nous ne voyons pas, à proprement parler, une science dans l'histoire, nous y trouvons un art, une des branches de l'art littéraire, peut-être la plus considérable, la plus grande de toutes, un art qui résume les préceptes à suivre dans l'exposé de ces grandes manifestations de l'humanité, qui enseigne à discuter

les sources, à présenter les faits sous un jour à la fois intéressant et vrai. On en conçoit l'importance dans notre théorie, puisque c'est ainsi seulement que les témoignages de l'histoire prennent ce caractère d'authenticité d'où sort sa valeur principale.

Non, vraiment, nous n'entendons pas la déprécier! Quelle mission, en effet, que celle de l'écrivain qui a à retracer les phases de l'humanité, à présenter dans leurs vicissitudes variées, du berceau à la tombe, les diverses sociétés politiques qui se sont formées à la surface du globe, œuvre imposante où vous rencontrez de si grands noms!

L'esprit de système s'est ici du reste donné libre carrière, Chaque école a eu sa philosophie de l'histoire, où les faits se trouvent envisagés d'après une conception fondamentale à laquelle ils sont naturellement subordonnés. Ainsi, tel partage l'existence du genre humain en époques critiques et organiques; tel autre verra se produire fatalement chez les peuples, comme chez les individus, les trois périodes d'enfance, de virilité et de caducité; pour un troisième, il y aura dans l'histoire l'âge divin, l'âge héroïque, l'âge humain; en dernier lieu, une école sur laquelle nous reviendrons, fera passer d'une façon invariable l'humanité par les époques religieuses, philosophiques et positives; ce ne sont là en définitive que purs jeux de

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