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`Mais il eût fallu que le fyftème en fût compofé par un feul homme, ou du-moins fur un plan fuivi. Formé de pièces prises çà & là, & qu'on n'a pas même eu foin d'ajuster l'une à l'autre, il ne pouvoit manquer d'être rempli de difparates & d'inconféquences; & cela n'a pas empêché qu'il n'ait fait les délices des peuples, & longtems l'objet de leur adoration: Quod fin- Lucrat. xêre timent, tant la raison eft efclave des fens. Mais aujourd'hui que la Fable n'est plus qu'un jeu, nous lui paffons, hors du Poëme, toutes fes irrégularités, pourvû qu'au dedans on nous les dérobe.

On a demandé s'il étoit permis dans. le férieux de l'Épopée & de la Tragédie, d'employer un merveilleux auquel on ne croit plus. Cette question qui a fait tant de bruit, eft, ce me semble, facile à réfoudre.

J'ai distingué dans le merveilleux la fiction fimple & l'allégorie. L'une embraffe tous les êtres fantàstiques qui ont pris la place des caufes naturelles, & qui font venus à l'appui des vérités morales. Jupi

ter, Neptune, Pluton, ne font pas donnés pour des fymboles, mais pour des perfon nages auffi réels qu'Achille, Hector, & Priam ; ils ne doivent donc être employés que dans les fujets où ils ont leur vérité relative aux lieux, aux tems, à l'opinion. Les tems fabuleux de l'Égypte, de la Grèce & de l'Italie ont la Mythologie pour hiftoire. L'idée du Minotaure eft liée avec celle de Minos; & lorsque vous voyez Philoctete, vous n'êtes point furpris d'entendre parler de l'apothéofe d'Hercule comme d'un fait fimple & connu. Les sujets pris dans ces tems-là reçoivent donc lạ Mythologie; mais il n'est pas permis de la transplanter, & s'il s'agit de Thémistocle ou de Socrate, elle n'a plus lieu. Il en eft de même des fujets pris dans l'histoire du Latium: Ænée, Iule, Romulus luimême eft dans le système du merveilleux; après cette époque l'Hiftoire eft plus févère & n'admet que la vérité.

Ce que je dis de la Fable doit s'appliquer à la Magie: il n'y a que les fujets

pris dans les tems où l'on croyoit aux onchanteurs qui s'accommodent de ce système. Il convenoit à la Jérufalem délivrée; il n'eût pas convenu à la Henriade. Lucain s'eft conduit en homme confommé, lorfqu'il a banni de fon Poëme le merveilleux de la fable. Si l'on eût vû l'Olimpe divifé entre Pompée & Céfar, comme entre les Grecs & les Troyens, cela n'eût fait aucune illufion. Il feroit encore plus ridicule, aujourd'hui, de mettre en fcène les dieux d'Homère dans les révolutions d'Angleterre ou de Suède. Mais combien plus choquant est le mélange de deux systèmes, tel qu'on le voit dans la plupart des Poëtes Italiens? N'eft-il pas infensé de faire prédire à Vénus par Jupiter la grandeur des Pontifes Romains, comme le Bolognetto l'a fait dans fon Poëme ? Les Peintres & les Sculpteurs ont imité les Poëtes dans ces difparates abfurdes. On voit dans la chapelle des Célestins à Paris, un beau Mausolée fait par Germain Pilon, compofé d'un groupe des trois Graces: l'idée de ce

monument est ingénieuse, mais il eft déplacé. Il n'y a plus de merveilleux absolu pour les fujets modernes que celui de la religion, & je crois avoir fait fentir combien l'usage en eft difficile.

Comme la féerie n'a jamais été reçue, elle ne peut jamais être férieusement employée; mais elle aura lieu dans un Poëme badin. Il en eft de même du merveilleux de l'apologue, dont je parlerai en fon lieu. Toutefois il y a dans les mœurs & les actions des animaux des traits qui tiennent du prodige, & qui ne font pas indignes de la majesté de l'Épopée. On en cite des exemples de fidélité, de reconnoiffance, d'amitié, qui font pour nous de touchantes leçons. Le chien d'Hefiode qui accufe & convainc Ganitor d'avoir affaffiné son maître; celui qui découvre à Pyrrhus les meurtriers du fien; celui d'Alexandre, auquel on préfente un cerf pour le combattre, puis un fanglier, puis un ours, & qui ne daigne pas quitter fa place; mais qui voyant paroître un lion, fe lève

pour l'attaquer, «montrant manifeftement » (dit Montagne) qu'il déclaroit celui-là » seul digne d'entrer en combat avec lui »; le lion qui reconnoît dans l'arène l'esclave Endrodus qui l'avoit guéri, ce lion, qui lèche la main de fon bienfaiteur, s'attache à lui, le fuit dans Rome, & fait dire au peuple qui le couvre de fleurs, Voilà le lion hôte de l'homme, voilà l'homme médecin du lion; ce qu'on attefte des éléphans; ce qu'on a vû du lion de Chantilli; ce que tout le monde fait de l'instinct belliqueux des chevaux; enfin ce qui fe paffe fous nos yeux dans le commerce de l'homme avec les animaux qui lui font foumis, donneroit lieu, ce me femble, au merveilleux le plus fenfible, fi on l'employoit avec goût.

A l'égard de l'allégorie, comme elle n'est pas donnée pour une vérité abfolue & pofitive, mais pour le fymbole & le voile de la vérité; fi elle eft claire, ingénieuse & décente, elle est parfaite. Mais il faut avoir foin qu'elle ne tienne à aucun fyftème, fi ce n'eft à celui qu'on a pris. On

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