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substituer à la doctrine de l'origine divine du langage, qu'il repousse de par l'autorité des maîtres contemporains, sans donner de raison (p. 188). C'est une lacune dans son enseignement: une phrase l'en console: «Nous pouvons, dit-il, montrer sans peur, des hautes cimes désormais en notre pouvoir, les terres promises de l'avenir. » Et nunc plaudite! mais, dans ces terres promises, il ne dit pas ce qu'on trou

vera.

-Le mémoire de M. A. Kuhn, sur le développement graduel et la formation du mythe, est un tirage à part des Mémoires de l'Académie royale des sciences de Berlin: il contient un résumé des principes de la mythologie comparée, et ce résumé est accompagné de plusieurs exemples curieux. On sait que les mots appelés par nous pronoms sont les seuls vrais noms, et que les mots, auxquels nos grammaires élémentaires attribuent le titre de noms, sont, étymologiquement du moins, des adjectifs qui expriment seulement un caractère abstrait de l'objet qu'ils déterminent. Le même objet, ayant un grand nombre de qualités abstraites, peut donc recevoir un grand nombre de noms; de là, à l'origine des langues, la polyonymie. Dans les Védas, la terre a vingt-et-un noms, la nuit vingt-trois, l'eau cent; la nuit, par exemple, porte un nom qui veut dire la noire, un autre nom qui veut dire l'humide, un autre nom qui veut dire la froide. Mais, comme la nuit n'est pas seule noire, seule humide, seule froide, et que ces qualités conviennent aussi à d'autres objets, l'homonymie s'est produite en même temps que la polyonymie. De là une confusion d'où est née la mythologie. Plus tard, quand l'élimination progressive des synonymes a eu fait disparaître la cause originaire de la formation des mythes, un principe de création mythologique a survécu dans l'usage des métaphores poétiques, qui, pour désigner un objet, nous font employer un mot déjà exclusivement affecté à la désignation d'un objet différent: il y a là une cause permanente d'erreur pour le vulgaire et, par conséquent, une cause permanente de formation mythologique. M. Kuhn fait suivre ces principes d'une étude pleine d'intérêt et de science sur le mythe des vaches célestes et sur celui de la Toison d'or; il jette par là un jour merveilleux sur une foule d'autres points de l'ancienne mythologie, notamment de la mythologie grecque.

-Nous éprouvons un grand embarras à parler du savant ouvrage de M. Corssen sur la langue des Étrusques. Les travaux de cet érudit sur la langue latine lui ont conquis la réputation la mieux justifiée. Il ya, chez les linguistes, unanimité pour admirer ce que le célèbre professeur de Milan, M. Ascoli, dans l'introduction de ses Corsi di glottologia, appelle la dotta et cauta mole dei lavori fondamentali di Guglielmo Corssen. M. Corssen, dans son traité tout récent de la langue des Étrusques, ne cesse pas d'être l'homme supérieur que nous connais

sons. Dans ce volume de 1062 pages, toutes pleines d'érudition et d'ingénieux rapprochements, il y a énormément à apprendre, et, quelle que soit, sur la conclusion de ce livre, le jugement définitif de la critique, cet ouvrage fera certainement faire des progrès, et de grands progrès, à la science. Mais nous espérions voir, pour ainsi dire, sauter aux yeux l'évidence de l'assertion émise par M. Schweizer-Sidler en 1872, dans la Zeitschrift de M. Kuhn (t. XXI, p. 279), à savoir que l'étrusque est un idiome non-seulement indo-germanique mais italique. C'était déjà la conclusion à laquelle paraissaient conduire cinq mémoires publiés, de 1869 à 1872, par M. Elia Lattes, professeur à Milan. «Nous apprenons,» ajoutait M. Schweizer-Sidler, « que notre vigoureux Corssen a obtenu des résultats analogues, et que, dans une publication prochaine, il les exposera avec les développements les plus étendus. » La première partie de la publication annoncée par M. Schweizer-Sidler est depuis un an entre les mains des érudits. Mais nous ne sommes pas convaincus de l'exactitude de la thèse de M. Corssen. Le doute que nous exprimons, de plus compétents l'ont émis avant nous. Pour nous prononcer définitivement, attendons que l'achèvement de l'ouvrage et une table complète et exacte, comme celles que M. Corssen a jointes à ses livres précédents, nous mettent à même d'apprécier si le même mot a toujours le même sens dans les traductions dont le savant auteur accompagne les textes qu'il reproduit; alors on pourra se rendre un compte précis de la valeur de ces traductions qui sont la base de son système.

- M. Buecheler et M. Louis Havet, en traitant de la déclinaison latine, marchent sur un terrain moins neuf, mais dont la solidité ne peut être contestée. M. Havet a placé, en tête de la traduction du livre allemand, une introduction où il expose, avec une remarquable lucidité, la théorie du thème, celle du vocatif, qui est identique au thème, celle du rôle joué par le thème dans la composition. Je n'y releverai qu'une erreur de détail : le terme bas latin auca, «oie, » que M. Havet reconstitue par les procédés de la linguistique, dont il indique l'origine, et qu'il croit inédit, se trouve dans Marculfe et dans un capitulaire, comme Du Cange nous l'apprend. Je ne puis que recommander vivement la lecture de la publication de M. Havet : tous nos professeurs de grammaire devraient étudier à fond ce petit volume. Je ne ferai pas le même éloge de la brochure écrite sur le même sujet par M. Chaignet. M. Chaignet avait entre les mains le texte allemand du livre de -M. Buecheler, qu'il cite, et il l'a gàté en essayant d'y ajouter du sanscrit, langue dont il ne sait pas le premier mot. Ainsi, le nominatif singulier du thème sanscrit acman, « pierre, » est açma, et non acman, comme il le dit (p. 21); le nominatif singulier des thèmes sanscrits dâtar, «donateur, » mátar, « mère », est dâtâ, mâtâ, et

non dâtar, mâtar (p. 23). Le sanscrit avi-s (p. 24) veut dire brebis, et n'est pas le correspondant du latin avis « oiseau » (ibid.). L'équivalent latin du sanscrit avi-s est ovi-s; et c'est le sanscrit vi-s qui est l'équivalent du latin avi-s. Plus loin, cherchant l'origine du génitif homérique Toλto, dans la période classique Toλítov, M. Chaignet rejette l'explication donnée par Bopp (Grammaire comparée, traduction Bréal, t. Ier, p. 419), suivant lequel toλitao = лoλiтasto. M. Chaignet ignore que la chute des deux lettres subséquentes o s'explique par une loi de la phonétique grecque. Il imagine de tirer noλitao de noλitas (?), génitif primitif suivant lui, dont l'as final serait changé en ao par une loi phonétique du sanscrit, où souvent as final devient o. Mais o n'est pas ao. En outre, cette loi sanscrite n'est en vigueur qu'en construction devant les consonnes sonores; et ailleurs, même en sanscrit, elle cède la place à d'autres lois; enfin, elle est étrangère à la langue grecque, qui conserve intacte, en toute situation, la désinence as.

-Si M. Chaignet s'est aventuré sur un terrain qui lui était inconnu, on ne reprochera pas à M. Brachet de l'avoir fait, quand il a écrit sa Nouvelle grammaire française et la Grammaire du seizième siècle qui précède ses Morceaux choisis. Il a publié là deux livres qui seront très-utiles, s'ils se répandent dans le monde enseignant. On dira qu'il a eu tort de vouloir innover, et remplir l'esprit des élèves de notions au-dessus de leur portée. La vérité est que ces doctrines nouvelles intéressent l'élève, et qu'elles sont au niveau de son intelligence, tout autant que les doctrines erronées de la grammaire traditionnelle. C'est du côté du professeur, c'est dans ses habitudes routinières qu'est le véritable obstacle. Le reproche que mériterait plutôt M. Brachet serait d'avoir trop cédé à la tyrannie de l'habitude. Il est faux, par exemple, que le caractère distinctif du pronom soit de tenir la place du nom (p. 88). Le pronom a la faculté de tenir la place du nom, puisqu'il est le vrai nom, mais il peut aussi remplir un autre rôle sans cesser d'être lui-même. La grammaire scientifique sait, aujourd'hui, distinguer la forme de la fonction, et ce n'est pas sur la fonction des mots qu'elle fonde ses définitions. Si M. Brachet avait quelquefois inspecté les écoles primaires, s'il était, par exemple, délégué cantonal, il saurait quelles innombrables difficultés crée aux enfants la distinction imaginaire entre le article et le pronom, entre ce pronom et ce adjectif déterminatif; malheureusement, notre enseignement primaire est entre les mains de maîtres assez peu instruits pour croire que ce luxe de distinctions fausses facilite le progrès des études. Il est regrettable que M. Brachet soit resté l'esclave de ce vieux préjugé.

-On peut regretter aussi que les ouvrages de M. Brachet n'aient pas été mieux connus de M. Th. Lepetit, quand cet auteur a écrit son Trésor étymologique, ou étude sur les mots de la langue française JANVIER 1876. T. XVI, 3

tirés de la langue grecque. A un grand nombre d'étymologies exactes qu'on trouve partout, ce livre mêle un certain nombre d'assertions erronées que M. Lepetit pouvait facilement éviter. Depuis que M. Brachet a vulgarisé les découvertes de la science moderne sur l'histoire de la langue française, il ne devrait plus être permis de tirer du grec des mots français d'origine évidemment germanique, comme achoppement, balle, esquif, et des mots d'origine évidemment latine, comme calendes, cène, colonne, foyer, froid, glas. Et si M. Lepetit, qui s'occupe d'étymologie grecque, connaissait le bel ouvrage écrit sur cette matière par M. G. Curtius, et qui a fait à ce savant une réputation si méritée, il saurait ce qu'a dit ce linguiste des mots latins calendæ, cena, columna, frigidus, classicum.

— M. Guillaume Arnold, dans ses recherches sur les migrations de la race germanique, d'après les noms de lieux, a entrepris de traiter un sujet curieux, auquel je crains qu'il ne soit pas suffisamment préparé. Il fait observer avec raison que M. Foerstemann, en éliminant de son dictionnaire des vieux noms de lieux germaniques les noms celtiques et les noms slaves, a par là diminué la valeur ethnographique de cet ouvrage si remarquable et si utile à tant de points de vue, et qui, en France, n'a pas d'équivalent. Il soutient, non sans apparence de raison, contre M. Foerstemann (col. 1574), que le nom le plus ancien du Weser, Visurgis, est celtique (p. 44): en effet, la désinence urgis paraît étrangère aux langues germaniques qui ne connaissent pas de suffixe dont rg forme l'élément consonnantique (Grimm, Deutsche Grammatik, tome II), tandis que le gaulois paraît nous offrir ce phénomène (Grammatica celtica, 2o édition, p. 795). Mais, en général, M. Arnold, pour démontrer l'origine celtique des nombreux noms de lieux allemands qu'il cite à partir de la page 43, s'appuie principalement sur Mone, qui n'est pas une autorité. Des noms de lieux d'Allemagne, recueillis dans des documents du onzième siècle ou plus récents, et rapprochés de noms irlandais modernes, ne prouvent rien; il faudrait, à l'aide des lois phonétiques, restituer des formes plus anciennes. Il y a une circonstance où M. Arnold essaye de remonter à ces formes anciennes, c'est quand il prétend expliquer par l'allemand le nom actuel de la ville de Metz, et donner à ce nom une origine teutonique. Mettis, aujourd'hui Metz, viendrait de la même racine que le gothique maitan, couper, et signifierait lieu de sacrifice. M. Arnold, qui est professeur à Marburg, en Hesse, suppose que les Chattes, aujourd'hui les Hessois, s'étant un jour emparés de Divodurum Mediomatricorum, y ont immolé à Odin un certain nombre de prisonniers. De là serait venu le nom de Mettis, aujourd'hui Metz. Toutefois, l'érudit allemand n'est pas sûr que cette hypothèse soit exacte. Je n'en suis pas sûr non plus.

H. D'ARBOIS DE JUBAINVILLE.

THÉOLOGIE

Commentarius in evangelium secundum Matthæum, aliis evangelistis pro concordia historica, præsertim in omnibus iis quæ ad passionem Christi spectant, collatis, ad usum seminarii Brugensis, per quæstiones et responsa digestus, auctore J. A. Van STEENKISTE, canonico hon. eccl. cathedr. Brug., s. Theolog. Lic. in univ. cath. Lovan., et s. Scripturæ prof. in sem. Brugensi. Altera editio, multum adaucta. Brugis, apud BeyaertDefoort (Parisiis, ap. Lethielleux), 1876, 2 vol. in-8 de 692 p. Prix :

10 fr.

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C'est avec une véritable satisfaction que nous signalons à l'attention des lecteurs sérieux l'ouvrage dont on vient de lire le titre. Son auteur, ancien élève de l'université de Louvain et du Collège romain, enseigne, depuis bien des années, l'Écriture sainte au grand séminaire de Bruges, et nous lui devons déjà plusieurs excellents travaux d'exégèse, parmi lesquels nous nommerons ses Commentaires sur les psaumes et l'Ecclésiaste, sur les Actes des apôtres et les Epitres de saint Paul. Le nouvel ouvrage qu'il vient de publier fait honneur à sa science autant qu'au séminaire qui possède de tels maîtres. Fruit de longues et consciencieuses recherches, l'ouvrage de M. Van Steenkiste se fait remarquer par la solidité et la sûreté de la doctrine, par une saine et bonne érudition, unies à une grande netteté et clarté du langage. On l'a fait remarquer avant moi, la science belge, grâce à la position du pays, a l'avantage de réunir les qualités de la science française et allemande : elle a la clarté, la précision de l'une, et la profondeur de l'autre. Cette remarque s'applique parfaitement à l'auteur qui nous occupe.

Ce qui distingue son livre des autres travaux analogues, lesquels ne manquent pas, c'est avant tout la méthode catéchétique, procédant par questions et réponses et ayant cet avantage, constaté par l'expérience, qu'elle tient en éveil l'attention de l'élève, marque mieux la succession des faits historiques et les grave davantage dans la mémoire. De temps en temps, des questions générales résument ce qui a été expliqué par partie et donnent ainsi au lecteur l'occasion de grouper ensemble divers passages analogues; ou bien une série de questions, venant à la suite d'un long passage, oblige le lecteur à y chercher par lui-même la réponse. Dans un livre comme celui-ci, destiné à un but éminemment pratique, ces questions incidentes trouvent leur justification, qu'elles n'auraient pas dans un exposé purement scientifique.

On pourrait croire que la méthode catéchétique, adoptée par l'auteur, l'ait condamné à se renfermer dans le cercle étroit des notions élémentaires. Ce serait une erreur; il n'y a chez lui d'élémentaire que la forme; car le fond de l'ouvrage est à la fois solide et riche:

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