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vérité saisissante. Il y a aussi de belles et chaleureuses pages sur la morale évangélique.

Une simple remarque. Les femmes réussissent généralement mieux que les hommes dans l'analyse des sentiments et dans la peinture de certains caractères. Ainsi, Me Gustave Fould et la princesse Olga Cantacuzène viennent de produire presque deux chefs-d'œuvre : Le Bleuet et Carmela. Voici un autre roman: La loi qui tue, signé Camille Delaville, que je soupçonne être d'une plume féminine, et qui, dans son genre, égale les deux autres. La loi qui tue, c'est notre loi française actuelle sur la séparation de corps. Elle est toute au profit de l'homme, toute au désavantage de la femme. Ce n'est pas une loi chrétienne. Telle est la conclusion qui ressort, selon nous, du livre de Camille Delaville. Madeleine Vaucrey a épousé Charles Desnoyers, un homme violent et abominable. Un jour, accablée d'insultes, rouée de coups, Madeleine déserte le domicile conjugal. Alors commence pour elle une vie d'épreuves, de persécutions et de tortures. Desnoyers invente contre sa femme une machination infâme, obtient du tribunal gain de cause, se sépare d'elle, et, le Code à la main, la met dans l'épouvantable alternative ou de mourir de faim ou de se prostituer. La pauvre femme reste vertueuse; mais elle meurt. La loi l'a tuée. Il y a néanmoins, dans ce livre, un grand défaut : l'auteur généralise trop. A l'en croire, tous les hommes d'affaires seraient d'affreux scélérats. S'il se trouve des avoués ou des notaires qui abusent de leur situation, c'est, Dieu merci! encore l'exception. La masse des officiers ministériels ne donne pas prise aux mercuriales indignées de l'auteur de la Loi qui tue. Nous devons blâmer aussi cette injuste épigramme qui termine le livre : « Desnoyers se remaria, fut nommé député, et il est aujourd'hui un des plus enragés conservateurs. » Les hommes du genre de Charles Desnoyers, quand ils deviennent députés, ne vont pas d'habitude grossir le nombre des vrais défenseurs de la religion, de la famille et de la propriété. Ils vont grossir les groupes sceptiques de nos Parlements.

Encore un roman de mœurs dû à une femme: Benedicte, par Mme S. Blandy. Benedicte est la fille d'un noble polonais. Le comte Wyniecki s'est longtemps battu pour la « sainte Pologne. » Vaincu, il a émigré en France avec sa bien aimée Benedicte et son fidèle lancier Ladislas. Pour le cœur, le comte Wyniecki est un héros; pour le caractère, c'est un enfant. Il ne tarde pas à dissiper, par générosité folle, les débris de sa fortune. Que fait alors Benedicte? Elle se met bravement à l'œuvre et va donner des leçons de musique dans les riches familles bourgeoises de Lyon. Elle traduit en français les romans d'Arabella Lawson, un bas-bleu qui n'a aucun des défauts de l'emploi. Benedicte sauve ainsi son père de la misère. Eile pousse

l'amour filial jusqu'au sublime. Son dévouement n'a d'égal que celui du pauvre Ladislas qui, pour épargner un chagrin à ses maîtres, tente de se détruire. Inutile de dire qu'au dénoûment le ciel se rassérène et qu'un brillant mariage dissipe tous les nuages.

— Il serait à désirer que cette mijaurée de Jane Lecoq, dont Mme la comtesse de Mirabeau nous raconte si spirituellement et si rondement les mésaventures, eût le caractère de Benedicte. Paturot en jupons, elle ne serait pas constamment à la recherche d'un mari et finirait autrement, je vous le jure, que par coiffer sainte Catherine. Mais aussi est-il possible d'être plus orgueilleuse, plus dédaigneuse, plus sotte et plus infatuée de sa beauté que ce Narcisse femelle? Vous séchez sur la plante, Mademoiselle! C'est bien fait. Pourquoi avez-vous joué avec l'amour du capitaine Ritters. Il vous fallait des damoiseaux mieux peignés, mieux titrés. Voyez-vous cela? Ne dirait-on pas que vous sortez de la cuisse de Jupiter? Allons! si vous restez pour graine, vous n'avez à vous en prendre qu'à vous-même et à votre mère. Ceci pour conclure que l'histoire de Jane est celle de bien des jeunes filles. Il en est de même de l'histoire de Germaine, une fourbe, une hypocrite qui calomnie ses bienfaiteurs et qui, de belle, devient laide. Punition méritée et toute naturelle ! Germaine se marie; mais mieux eût valu pour elle s'enfermer dans un couvent pour y pleurer ses fautes. Son mariage est un enfer.

- C'est le contraire pour Mlle de Petitvallon. Elle va au couvent, mais pour y pleurer les fautes de son père, un de ces hommes qui aspirent à la fortune par tous les moyens possibles. Baptiste Tourniquet de Petitvallon, comte de contrebande, fait condamner innocemment un de ses employés, Georges Didier, qui avait surpris le secret de ses opérations frauduleuses. A sa sortie du bagne, Didier vient reprocher à Petitvallon son infâme conduite. L'entrevue est telle que Petitvallon tombe frappé d'apoplexie. Élisabeth, sa fille, soupçonne vaguement les manoeuvres de son père. Elle agit tant et si bien qu'elle réconcilie le mourant avec Dieu et lui arrache un écrit attestant l'innocence de Didier. Après la mort de Petitvallon, Élisabeth est tout simplement héroïque : elle proclame l'innocence du condamné, lui rend les biens que lui avait volés son père et entre comme novice chez les Petites-Sœurs des Pauvres. Mademoiselle de Petitvallon fait partie de la collection Dillet. Cette indication est une garantie de moralité irréprochable.

Nous en avons fini avec les romans de mœurs, et M. Paul Féval, inépuisable et infatigable, nous ramène aux romans d'aventures. On a, non sans raison, accusé Ponson du Terrail d'avoir abusé de Rocambole. Il le mettait à toutes les sauces. Ne pourrait-on pas, la question de talent exceptée, adresser les mêmes reproches à M. Paul Féval, à JANVIER 1876. T. XVI, 2:

propos des Habits-Noirs? Il nous semble que les fameuses Veste Nere reviennent un peu souvent dans ses œuvres. Nous les avons vues dans la Rue de Jérusalem, dans Coeur d'acier, dans les Maman Léo, dans je ne sais plus quoi. Les voici encore dans la Bande Cadet. Nous avions cru le chef de la mystérieuse association, le colonel Bozzo-Corona, le père à tous (Il Padre d'Ogni), endormi jusqu'au dernier jugement dans sa tombe du Père-Lachaise. Et pas du tout! Il revient encore ici arracher à Cadet-l'Amour, son successeur, le trésor mythique, fantastique, diabolique. Cette fois, le Trésor est représenté par la fortune de la noble et antique famille des Fitz-Roy de Clare. Autour de cette fortune colossale papillonnent la plus jolie collection de scélérats qui se puisse imaginer: et le marquis de Tupinier, et le bon Jaffret, et la comtesse Marguerite, et le docteur Samuel, et Comayrol. Tout ce monde-là cultive en grand l'assassinat, la captation, les suppositions d'enfants, l'estrapade, l'incendie. C'est une orgie de crimes. A Tupinier seul est appliquée la loi du talion. Les autres s'esquivent par la tangente, et probablement M. Paul Féval les réserve pour d'autres exploits. La Bande Cadet, malgré des ficelles, a néanmoins des épisodes du plus puissant intérêt. Il y a le récit de l'évasion de Clément le Manchot, à la barbe de toute la police, qui est admirablement conté. Mais, à dire vrai, nous sommes un peu blasés sur Cadet-l'Amour, Echalot et Similor. Nous préférons le Chevalier Ténèbre. C'est l'histoire piquante et très-dramatique de deux escrocs du grand monde, qui, vers les derniers temps de la Restauration, choisissent pour théâtre de leurs équipées le salon de Met de Quélen, archevêque de Paris. Le Chevalier Ténèbre devrait s'intituler : les Chevaliers Ténèbres, car ils sont deux, le grand et le petit, se servant très-habilement d'une légende hongroise et rappelant certains aventuriers célèbres du dix-huitième siècle. Au début du livre, se trouve un portrait de MT de Quélen: « C'était, dit M. Paul Féval, non-seulement un prélat fort éminent, mais encore un parfait gentilhomme. Il avait une habitude bien connue, ce prélat dont quelques misérables, insultant au vrai peuple en prenant le nom de peuple, devaient incendier la demeure au lendemain de la révolution de Juillet. Il s'était fait une règle de distribuer aux pauvres, après chacune de ces réceptions, une somme égale aux frais de sa fête. »

Trop gratter cuit, trop parler nuit. Un parisien, M. d'Humbart, éprouve un jour, à son grand détriment, la vérité de ce proverbe. C'était à l'époque où les atroces boucheries de Tropmann occupaient Paris et la France entière. M. d'Humbart voulut dire un soir, au cercle, par manière de plaisanterie, que rien n'était plus facile que de commettre un crime et d'en faire disparaître toute trace. « Supposons, << disait-il, que je vinsse à tuer ma femme; mes précautions seraient si

« bien prises que je suis sûr de n'être jamais inquiété. » Or, en rentrant chez lui, le plaisant lugubre trouva sa femme assassinée. Le jour même des obsèques il est dénoncé comme l'auteur du meurtre, par la Saint-Gaudens, sa belle-sœur, une créature diabolique. D'Humbart n'a pas tué sa femme : l'assassin est un de ses amis, M. de Weindel. Mais tout accuse d'Humbart, tout l'accable. Une seule personne croit à son innocence : c'est le lieutenant Lefrançois, son beau-frère. Celui-ci jure de découvrir le vrai coupable. Il y parvient. Seulement, en dénonçant M. de Weindel, il perd M. d'Humbart. C'est tout un mystère. M. d'Humbart a un vieux cadavre sur la conscience. Avant de se marier, il a tué un de ses parents pour s'emparer de sa fortune, et Weindel possède le terrible secret. Que faire ? Les événements servent à merveille le lieutenant Lefrançois. Il tue en duel Weindel qui a insulté sa fiancée Marguerite Leival, et d'Humbart meurt de remords à Mazas. Sa fortune mal acquise revient à la véritable héritière, Marguerite Leival, qui épouse le courageux et loyal lieutenant. Maintenant, pourquoi ce titre cabalistique : Le Mannequin? Voici: Le malheureux d'Humbart a tué M. de Bertillon à coups de pied de cheval, un matin que la victime se promenait en lisant tranquillement son journal. Or, pour en arriver là, il paraît qu'il avait fait construire un mannequin, à seule fin de dresser au meurtre le cheval-assassin. L'histoire du mannequin étant connue, on s'explique comment d'Humbart empêche Lefrançois de dénoncer Weindel à la justice. Malgré son titre bizarre, le roman de M. Escoffier ne ressemble pas aux autres. L'auteur a su se passer des moyens ordinaires. Le début est nouveau, saisissant, empoignant. L'action se développe avec une heureuse hardiesse, et les principales figures sont peintes d'une main vigoureuse. M. Escoffier a pourtant un peu trop travaillé dans le noir.

Nous en dirons autant de Wilkie Collins, dans la Piste du crime. L'auteur de la Femme en blanc a marché sur les brisées d'Edgar Poë. Les déductions de la Piste du crime n'ont pourtant pas la netteté et la précision de la vertigineuse dialectique qui règne dans l'Affaire de la rue Morgue. Voici le résumé de la Piste du crime. Valeria Brinton a épousé un gentleman, Eustache Woodville. Cet Eustache ne s'appelle pas Woodville: il s'appelle Mac-Clallan, et a changé de nom, parce qu'il a été autrefois condamné à Edimbourg pour avoir empoisonné sa première femme. Le texte du jugement tombe sous les yeux de Valeria; elle est frappée des contradictions que ce document renferme, et, comme elle aime sincèrement son mari, elle se met à la recherche du vrai coupable. Effectivement, elle arrive à son but. Eustache n'a pas matériellement empoisonné sa femme; mais il n'est pas non plus indemne de tout reproche. Sa première femme s'est empoisonnée parce qu'il ne lui était pas fidèle. Wilkie Collins a brodé sur ce thème

un récit fort émouvant. Il va sans dire que ce n'est pas en dormant que Valeria découvre la vérité. Il lui faut passer par de tristes déboires et de cruelles épreuves, principalement dans les entrevues qu'elle est forcée d'avoir avec Miserrimus Dexter, cul-de-jatte, avorton, fou, maniaque, être fantastique, qui sait comment s'est perpétré l'empoisonnement et qui prend mille prétextes bizarres pour ne pas le dire. La Piste du crime, comme tous les romans anglais en général, est trèscorrecte au point de vue de la décence des expressions; mais c'est d'une moralité froide qui ne dit rien à l'âme.

-Tel n'est point le cas de Patira, la dernière production de Mme Raoul de Navery. Le sentiment chrétien qui en inspire toutes les pages sans nuire en rien, au contraire, à l'intérêt dramatique donne à cette œuvre une chaleur communicative qui pénètre et qui s'impose. C'est avec une sorte de chagrin que l'on voit arriver la fin du récit. L'histoire se passe en Bretagne, quelques années avant la Révolution. Les Coëtquem sont trois frères: le marquis Tanguy, l'honneur et la bonté même; le comte Florent, la perversité incarnée; le vicomte Gaël, l'hypocrisie en personne. Tanguy a épousé Blanche Halgan, fille d'un caboteur des îles Malouines. Dieu a béni cette union Blanche va donner un héritier à la vieille maison des Coëtquem. Cela ne fait pas les affaires de Florent et de Gaël. Ces deux cadets envieux ont juré d'hériter tôt ou tard du marquis Tanguy. Ils enferment Blanche dans les oubliettes de la Tour-Ronde. La pauvre femme n'a plus qu'à se laisser mourir; mais Dieu visiblement la protège. Un petit abandonné, un petit bohémien, Patira, apprenti et souffre-douleurs dans la boutique de Jean-l'Enclume, a l'habitude d'aller chaque nuit, se griser d'air pur, de liberté, de solitude. Un soir, il entend une voix plaintive et gémissante sortir d'une des fenêtres cloisonnées de la Tour-Ronde. Cette fenêtre donne sur un lac. Patira ne se rebute point; il se construit un vaste radeau en osier et vogue vers la tour. La voix était celle de Blanche qui vient de mettre un fils au monde. Elle le baptise, lui donne le nom d'Hervé, et, après l'avoir marqué sur la poitrine d'un signe de reconnaissance, le confie à Patira. C'est ici que l'œuvre de Mme Raoul de Navery devient véritablement empoignante. L'affection de cet être faible, Patira, pour un être plus faible que lui, change le petit bohémien en homme. Il accomplit des prodiges. Il sauve l'héritier des Coëtquem de toutes les embûches que lui tendent ses ennemis. Il devient une sorte de Providence. Cette création fait vraiment honneur à l'auteur des Idoles. Les personnages qui prennent part à l'action ne sont jamais insignifiants: il y en a d'odieux, il y en a de sympathiques. Ceux-ci pratiquent la vertu en héros; ceux-là cèdent aux convoitises malsaines. - Absolument comme ces bohêmes stériles, ces médecins sans clients, ces avo

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