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Sous les derniers carlovingiens les guerres civiles et étrangères mirent la France dans un état déplorable dont les classes ag ricoles ressentirent rudement le contre-coup. Il ne fallut rien moins que le développement du monachisme au XII° siècle pour remettre l'agriculture en honneur et refaire du royaume un champ fertile et cultivé. Mais alors la féodalité était fortement constituée et les paysans eurent, je ne songe pas à le dissimuler, encore moins à le contester, à subir les vexa tions diverses des milliers de seigneurs qui se multipliaient dans les diverses provinces et cherchaient souvent à obtenir le plus possible, sans s'inquiéter de la mi sère où ils plongeaient ceux qu'ils pressuraient. Je regrette de ne pouvoir m'arrêter sur cette intéressante matière, l'état des classes agricoles au XII et XIII° siècles, matière remarquablement étudiée, quoique sous des aspects différens, par les trois auteurs dont j'ai cité les noms en commençant, mais je veux aussi examiner leurs ouvrages et je dois me presser, sous peine de manquer de place.

La féodalité n'eut pas cependant pour résultat l'abaissement de la population rurale au point de vue moral: d'un côté, par le besoin de secouer un joug qu'ils supportaient à regret, d'un autre, bientôt entraînés et encouragés par le grand mouvement commercial, les paysans formèrent aussi des communes et à l'aide de ces constitutions, ils reconquirent une certaine indépendance, quoique très-précaire encore; dans certaines provinces, les souverains provoquèrent réellement ce travail, notamment en Champagne, où la comtesse Blanche et après elle le comte Thibaut-le-Chansonnier, non-seulement affranchirent beaucoup de villages, mais en créérent un grand nombre en les dotant de plus larges franchises pour y appeler une active population. Les guerres qui désolèrent la France aux XIV et XVe siècles d'abord, puis celles du XVI, arrêtèrent l'essor que les classes. agricoles étaient certainement à la veille de prendre au mnoment de l'invasion anglaise pendant ces trois cents malheureuses années, les campagues furent foulées sans cesse par des bandes armées, dont les noms changèrent, mais qui en réalité furent toujours les mêmes; les seigneurs abandonnèrent leur maison et chargèrent leurs intendans d'arracher aux paysans ce que les ennemis pouvaient laisser; c'est

pendant cette lamentable période que les paysans, exaspérés par l'inutilité de leurs gémissemens et la grandeur de leur désespoir, recoururent plusieurs fois à la révolte et mirent ainsi le comble au désordre: tels furent les Pastoureaux, les Jacques, les Rustauds, les Gabelins, les Croquans, les Va-nus-Pieds. Et quand ces siècles sanglans furent passés, ce n'est pas sans un profond chagrin que nous voyons les paysans oubliés dans ce grand mouvement civilisateur qui signala le long et glorieux règne de Louis XIV. La vie du pays parut dès-lors concentrée à Paris ou dans les camps; presque toute la noblesse, obérée par de folles dépenses, avait quitté la province, et les classes agricoles se virent abandonnées sans défense aux exactions d'hommes d'affaires, d'autant plus durs et âpres qu'ils étaient de la même famille que ceux qu'ils maltraitaient, et qu'ils croyaient le faire oublier par leur ignoble conduite. Voici comment La Bruyère nous peint l'état des campagnes de son temps: « L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans les champs, noirs. livides er tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé. >>

Ce tableau est à peine ressemblant et paraît même affaibli quand on a lu les terribles récits adressés à Colbert, et récemment publiés par M. Depping. Cet état ne s'améliora pas, et le marquis d'Argenson écrivait, en 1739, que le duc d'Orléans, ayant apporté au conseil un morceau de pain. de fougère, le posa sur la table du roi, en disant : « Sire, voilà le pain de quoi vos sujets se nourrissent. >>

Je m'arrêterai avec M. Leymarie à la fin du dix-huitième siècle; je ne veux. ni ne peux suivre M. Bonnemère dans ses études sur les paysans depuis la Révolution jusqu'à nos jours; c'est un terrain assez dangereux et sur lequel je serais d'ailleurs trop inhabile pour me permettre de m'y aventurer;

aussi bien ai-je assez fait en demeurant à cette grande date qui partage en deux notre société.

M. Leymarie a étudie les classes agricoles au point de vue sérieux de l'histoire, et en écrivain catholique; on voit qu'il a dépouillé des milliers de textes originaux, et que son ouvrage est fait avec des documens et non pas avec des livres et encore des livres, système commode mais peu original, et surtout peu savant. Les deux autres auteurs n'ont pas fait moins preuve d'un zèle digne d'éloges, mais l'un d'eux cependant me semble avoir un peu trop consulté des documens imprimés, et dont il a quelquefois évidemment omis de vérifier l'authenticité; c'est ainsi que M. Bonnemère n'aurait pas raconté comme il le fait les horreurs commises par les loups en Bretagne ; il n'aurait surtont pas dit que ces animaux épluchaient l'être humain, « homme ou femme, comme l'enfant épluche la noix ou la <«< châtaigne que convoite sa gourmandise, sans qu'il y pa<< rût à ses habits.» (Tom. I, page 524). Quand on avance des faits aussi extraordinaires, il faut les appuyer par des textes, et éviter de citer en notes des éditions purement pittoresques et sans aucune valeur aux yeux des hommes graves. M. Bonnemère cemmence son ouvrage par un rapide aperçu du servage depuis les Gaulois jusqu'au XIII' siècle, époque à laquelle il place avec raison l'origine du mouvement des affranchissemens ruraux : ces deux volumes, en effet, ne sont destinés qu'à retracer l'histoire des paysans depuis l'an 1200 jusqu'à nos jours, et l'auteur a écrit ces annales avec un soin remarquable, tout en rembrunissant, ce me semble, quelquefois un tableau déjà bien assez sombre cependant.

M. Doniol a été plus bref, et a condensé cette vaste matière dans d assez étroites limites: il ne répond absolument qu'à la question posée par l'Académie des sciences morales, et se propose de mettre bien en lumière ce caractère profond de la civilisation française: la poursuite de la posSession Individuelle du sol, comme manifestation et sûreté du droit; travail ininterrompu, dit-il, depuis la dissolution de l'empire carlovingien jusqu'au 4 août 1789, et à l'aide duquel il veut suivre l'histoire des classes agricoles, comme étant celle des faits par lesquels cette association de

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l'homme avec la propriété, en vue du droit, a été peu si indélébilement produite. Comme tous les systèmes préconçus, ainsi que j'ai déjà eu l'occasion de le signaler, celui là a le tort, grave à mes yeux, de conclure trop rigoureusement, et de ne pas laisser aux évènemens une certaine liberté dont je ne peux m'empêcher de constater l'existence. M. Doniol se place à un point de vue un peu trop humain, selon moi, et oublie que si l'humanité a une grande et légitime autorité, si des idées fournissent nécessairement une certaine carrière quand elles répondent à un sentiment vrai et général, il y a cependant au-dessus une puissance aussi incontestée, j'espère, et qui étonne souvent le monde par l'imprévu de ses volontés et la grandeur de ses jugemens. An reste, le livre de M. Doniol est peutêtre, des trois ouvrages examinés, celui dont le plan est le plus judicieusement élaboré il étudie d'abord la formation des classes agricoles et de la propriété rurale au moyenâge, écrit ensuite un véritable traité du servage, puis s'occupe du vilainage agricole, du développement civil et social des classes agricoles à travers les évènemens, travail d'une haute valeur, quoique fait à un point de vue auquel je ne puis m'associer complètement, et conclut à ce que la révolution doit dire le dernier mot de ce mouvement incessant, quoique souvent latent, commencé au moyen-âge.

On comprend que je voudrais passer en revue les prin cipales idées émises, sous des aspects divers, par les trois écrivains; mais ce serait m'exposer à me laisser aller trop loin j'en choisirai une seule, parce qu'aucun de ces auteurs précisément ne l'apprécie de la même manière. Je veux parler de ces droits seigneuriaux dout depuis trois quarts de siècle on abuse singulièrement, et dont on raconte des horreurs. M. Leymarie en nie l'existence légale, et ne considère ces usages que comme imposés par la violence dans les rares circonstances où ils auraient réellement existé; M. Doniol les écarte complètement en s'en référant aux savans travaux édités depuis quelque temps sur cette matière, et, à ce sujet, il blâme en des termes auxquels je suis heureux de m'associer, l'exagération avec laquelle on a jusqu'à présent accusé la noblesse du moyenage.

M. Bonnemère, au contraire, adopte tous les erremens précédemment suivis et repète toutes les fables débitées sur ces fameux droits seigneuriaux: après avoir dressé un espèce d inventaire très curieux, très intéressant,de nombreux droits perçus par les seigneurs à cause de leurs fiefs, il en arrive malheureusement à dire : « Quant à l'odieux droit de

et

marquette, prélibation, etc., les légistes nous en signa<< lent encore l'existence au XVI° siècle, » et, en note, est un renvoi à l'indigeste glossaire de Gaurière. Mais quels sont donc ces légistes? quel est ce droit pour lequel on n'a pas encore pu trouver un seul texte original? pour ma part j'ai dépouillé des milliers de chartes, je puis le dire, dans des parties bien diverses de la France; je n'ai jamais trouvé une mention de ces ignobles droits. Il a existé en réalité un droit seigneurial prélevé à l'occasion du mariage, mais ce n'a jamais été qu'une redevance pécuniaire, vexa-toire si l'on veut, mais qui, après tout, ne méritait assurément pas de si éclatantes rancunes. Aujourdhui, au point. où en est arrivée l'étude de cette question par les travaux de MM. Guerard, Léopold Delisle, Lacabanne, Guenard, Didron, on n'a plus le droit de ressusciter ces vieilles récriminations d'une génération aigrie et ignorante et l'on doit considérer comme le dernier mot sur cette matière ce passage inséré par M. Berger de Xivrey dans le rapport du concours des antiquités nationales, en 1854; « mais, dira-t« on, la force sous le régime féodal n'a-t-elle pu du moins << trouver là une occasion, un prétexte pour de honteux

excès? si cette appréhension paraît plausible, c'est par les « idées fausses qui sont en circulation sur ce point, mais « rien n'est moins probable... L'intention d'introduire dans <«<les coutumes qui régissent le peuple un moyen sournois «de satisfaire légalement d'impudiques désirs, aurait été « une idée insensée, qu'il n'est pas permis de supposer au « régime féodal. S'il eût porté témérairement un tel défi à « ce qu'il y a de plus sensible dans les affections de la na<«<ture, au lieu de durer huit cents ans, il n'aurait pas sub«sisté cinquante. Sa durée même nous oblige à admettre << son bon sens. » Je ne songe pas à nier, je le répète, des excès isolés, mais ces excès ne constitueront jamais à mes yeux un droit légal, pas plus que les mêmes infamies qui

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