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comte Thibaut de Champagne, lorsqu'il chevauchait, distribuait de sa main des souliers aux malheureux, et comme ses chevaliers haussaient un peu les épaules, il observa doucement : « Ne vous étonnez pas si je fais mes aumônes moi-même; car je serais bien fâché de ne pas recevoir moi-même ma récompense. »

Aimez-vous cette leçon aux vaniteux?

Un prêtre, ayant une voix horrible, se persuadait cependant qu'il chantait fort bien. Un jour qu'il disait la grand'messe, une bonne femme se mit à pleurer bruyamment; il croit que c'est l'effet de son chant, hausse le ton, et la femme de faire chorus. A la fin de l'office, il va la trouver dans l'espérance de s'entendre décerner les éloges qu'il s'accordait à lui-même : « Ah! messire, soupire-t-elle, je suis cette malheureuse qui a perdu l'autre jour son àne; la pauvre bête a été dévorée par un loup, vous savez bien. Quand vous chantez, je crois encore entendre sa voix. Qui fut quinaud? Le chanteur.

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Que dites-vous de cette algarade d'un disciple de saint Dominique aux Parisiennes élégantes de l'an de grâce 1273?

« En apercevant une de ces femmes, ne la prendrait-on pas pour un chevalier se rendant à la Table Ronde? Elle est si bien équipée de la tête aux pieds, qu'elle respire tout entière le feu du démon. Regardez ses pieds sa chaussure est si étroite qu'elle en est ridicule. Regardez sa taille, c'est pis encore. Elle la serre avec une ceinture de soie, d'or et d'argent, telle que Jésus-Christ ni sa bienheureuse mère, qui étaient pourtant de sang royal, n'en ont jamais porté. Levez les yeux vers sa tête : c'est là que se voient les insignes de

l'enfer; ce sont des cornes, ce sont des cheveux morts, ce sont des figures de diables. Sainte Marie! D'où vient qu'une misérable et fragile créature ose se revêtir d'une armure pareille pour combattre Dieu et donner la mort à son âme ?.... »

que

Rien de plus fréquent chez ces vieux sermonnaires la leçon sous forme d'anecdote et d'ironie. Étienne de Bourbon rapporte l'histoire de Richard Cœur de Lion, qui, entré dans un couvent de femmes, et fasciné par les beaux yeux d'une religieuse, menace de mettre à feu et à sang l'église si on ne la lui livre : la sainte fille se fait arracher les yeux et les lui envoie. Un autre, prêchant devant la cour, s'aperçoit que le sommeil a gagné une bonne moitié de ses auditeurs; il s'interrompt un instant, change de ton, et appelant par trois fois un seigneur qui s'éveille en sursaut : « Pardonnez-moi, dit-il du ton le plus calme, si je trouble votre sommeil; c'est seulement pour vous prier de ronfler un peu moins fort, attendu que vous courez grand risque d'éveiller Sa Majesté. »

Vous croyez que la bonne foi, à une époque si lointaine, présidait aux relations du commerce ? Erreur : le commerce est déjà l'art d'abuser du besoin ou de l'envie que quelqu'un a de quelque chose. Les prédicateurs nous apprennent fort congrûment que les laitières mêlent de l'eau à leur lait, que les marchands de vin se livrent à des mouillages et à des coupages; les poissonniers ont des procédés pour faire paraître fraîche leur marchandise en dépit de la nature, les accapareurs cachent le blé pour spéculer sur la hausse, orfèvres et changeurs usent de moyens illicites pour élever et abaisser tour à tour la valeur des monnaies; les usu

riers vont leur train, dévorent la substance du peuple malgré les prohibitions canoniques et légales. L'un d'eux supplie un prédicateur célèbre de ne point épargner en chaire cette peste publique, ce fléau, car, observe ce précurseur de Shylock, « cette ville fourmille tellement d'usuriers, que je ne gagne presque rien ; et si, par votre éloquence, vous pouviez ramener tous ces pécheurs dans le devoir, mes affaires en iraient beaucoup mieux. »

Pour conclure, cette jérémiade répétée de toutes les manières par les prédicateurs du XIe siècle, articulée sous une forme aussi injuste qu'originale par GuyPatin, en 1666, dans la plus belle partie du règne de Louis XIV: « Nous sommes la lie des siècles. » Et l'on serait tenté parfois de se demander si la meilleure absolution du présent ne sera pas toujours le passé.

Revenons maintenant à ce majestueux xvne siècle, et continuons d'interroger les prédicateurs dans la chaire royale :

Le Camus, Mascaron, Fromentières, Bourdaloue, Fléchier, Soanen, Gaillard, de la Rue, Massillon, Maure, tous peintres de mœurs à des degrés divers, avec plus ou moins de précision, poussés par le besoin. de venger les injures du Christ, par la pente naturelle de leur talent, par le désir plus ou moins inconscient de captiver leurs auditeurs.

Le Camus fut de ceux auxquels on appliqua la maxime : pielas ad omnia utilis est; sa vie pénitente ne demeura point assez cachée, et il s'attira à ce propos des épigrammes assez vives. Un jour qu'il racontait avec complaisance que le pape lui avait ordonné de mettre un peu de vin dans son eau (propter stomachum),

l'évêque de Valence, Daniel de Cosnac, lui jeta : « Monseigneur, il devrait bien plutôt vous ordonner de mettre de l'eau dans votre vin. » Faste de pénitence, zèle de néophyte, l'abbé Hurel lui reproche sévèrement son attitude. Le recteur du collège des Jésuites de Chambéry ayant dit à M. du Gué que, pourvu qu'on crût en Jésus-Christ, on se sauvait partout, Mgr Le Camus se fàche tout rouge et écrit: « C'est ce Père-là que je veux qui sorte de mon diocèse, ou je n'approuverai aucun des leurs. » Beaucoup étaient dupes de cette ostentation d'austérité, et Innocent XI finit par lui envoyer le chapeau, qu'il accepta avec de grandes hésitations feintes, comme il avait fait pour l'évêché de Grenoble. D'aucuns toutefois ne prirent pas au sérieux son désintéressement, et lui-même lançait parfois ses béquilles en l'air, comme il fit un jour avec l'archevèque de Vienne qui s'étonnait de le voir manger de méchantes racines: « Monsieur, vous les trouveriez bonnes si elles vous avaient aidé à devenir cardinal. » Homme d'esprit d'ailleurs, plus sévère aux autres qu'à lui-même, il critique le clergé italien « qui vit d'une manière fort libertine,» déclare déplorable l'état de l'Église de France et refuse de venir à l'assemblée du clergé, qu'il qualifie « une espèce de petit libertinage pour les conversations et pour la bonne chère. » Il se vante d'avoir ému la cour de Turin en prêchant l'Évangile, mais son éloquence à grand fracas ne paraît pas avoir impressionné la cour de France.

Ayant un jour prêché contre les dames qui découvraient trop leur gorge, le cardinal Le Camus trouva, à son retour chez lui, une dame assez âgée qui avait assisté à son sermon, et comme elle était de celles qui

montraient le plus leur gorge, quoiqu'elle l'eût fort laide : « Au moins, Madame, sourit-il, ce n'est pas contre celle-là que je viens de prêcher. »

L'abbé de Fromentières nous apparaît comme un disciple et un bon élève du P. Senault, dont il a prononcé l'oraison funèbre. Après avoir développé cette thèse que la fonction de prédicateur est noble, le sujet grand, l'objet vaste, la fin utile, il soutient que celui-ci doit se rendre agréable dans la chaire autant qu'il est nécessaire pour pouvoir être utile. « C'est pourquoi je n'ai jamais conçu le raisonnement de ces gens qui bannissent absolument l'élégance et la politesse de notre profession, s'imaginant que si le nombre et l'harmonie peut quelque chose sur l'oreille, tout cela ne peut rien sur le cœur; c'est comme si l'on disait qu'une armée étant bien rangée, en est moins propre à combattre et à vaincre. >>

....

Devant le roi, devant la cour, il parle avec une liberté d'apôtre, dénonce les sortilèges et les pratiques occultes, l'impunité du mal : « ........ Il ne faut que faire passer devant les yeux des grands une fumée d'honneur, une ombre de plaisir, un fantôme de gloire et de préséance, une apparence de gain et d'intérêt, pour les abattre aux pieds de Satan, pour perdre toute une cour, pour abymer des royaumes entiers.... Les grandes fortunes sont comme des pointes de rochers sur lesquelles il est difficile de se tenir, et d'où l'on ne descend jamais qu'on ne se jette dans un précipice. Mais ce ne sont pas ces révolutions et ces chutes que j'appréhende. Oh! qu'elles seraient avantageuses à la plupart des grands en ce monde! Ce qui m'y paraît le plus funeste, c'est que deux choses me font presque désespérer de leur

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