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les principaux intéressés, Racine et Boileau; ils furent avertis que le duc avait mis des estafiers en campagne pour les faire assassiner ou bâtonner d'importance. En attendant l'exécution, le duc de Nevers leur décocha ce vilain sonnet :

Racine et Despréaux, l'air triste et le teint blème,
Viennent demander grâce et ne confessent rien.
Il leur faut pardonner, parce qu'on est chrétien;
Mais on sait ce qu'on doit au public, à soi-mème.
Damon, pour l'intérêt de cette sœur qu'il aime,
Doit de ces scélérats châtier le maintien;
Car il serait blâme de tous les gens de bien,
S'il ne punissait pas leur insolence extrème.

Ce fut une furie, aux crins plus noirs que blonds,
Qui leur pressa, du pus de ses affreux tetons,
Ce sonnet qu'en secret leur cabale idolâtre.

Vous en serez punis, satiriques ingrats,

Non pas en trahison, d'un sou de mort-aux-rats,
Mais de coups de bâton donnés en plein théâtre.

La menace avait de quoi effrayer deux hommes moins timides. Heureusement pour eux, Condé leur fit écrire par son fils M. le duc : « Si vous n'avez pas fait le sonnet, venez à l'hôtel de Condé, où M. le prince saura bien vous garantir de ces menaces, puisque vous êtes innocents; et, si vous l'avez fait, venez aussi à l'hôtel de Condé, et M. le prince vous prendra de même sous sa protection, parce que le sonnet est très plaisant et plein d'esprit. » En même temps, Condé fit avertir Nevers «< qu'il vengerait comme faites à lui-même les insultes que l'on s'aviserait de faire à deux hommes d'esprit qu'il aimait. » Nevers se le tint pour dit, et ainsi se termina cette querelle où ni lui ni sa sœur n'eurent le beau rôle, où Corneille avait rencontré des amis plus impétueux qu'habiles.

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Voilà, trop brièvement résumée, la destinée brillante, éphémère, des nièces de Mazarin, ces splendides parvenues, comme les appelle M. Amédée Renée, dont plusieurs frôlèrent le trône, d'où sortirent ou se continuèrent les derniers Stuarts, les Modène, les Carignan, les Vendôme, les Conti, les Bouillon, les Colonna. « Eugène et Vendôme, deux hommes de guerre de premier ordre, étaient Mancini par leurs mères. Mais il semble que le sang des Mazarin n'ait pas porté bonheur à ces races illustres auxquelles il s'était mêlé, car elles s'éteignirent rapidement. Il donne naissance à des héros, mais la flamme se consume vite. » C'est surtout par l'intelligence que les Mancini brillèrent; le duc de Nevers et sés sœurs méritent, sous ce rapport, un regard de l'histoire; les Vendôme, le prince Eugène, le duc de Nivernois, leurs enfants, reçurent aussi ce précieux héritage, et mèlèrent à leur vie politique ou guerrière le goût persistant de l'esprit et des beaux-arts: et ce sont là, sans doute, deux auxiliaires précieux de ce talent de plaire qui, devant la postérité, souvent aussi devant les contemporains, tient lieu de contrition parfaite, efface ou atténue les fautes les plus graves, désarme la critique et crée les personnages sympathiques de l'histoire.

SIXIÈME CONFÉRENCE

LE SALON DE MLLE DE SCUDÉRY

MESDAMES, MESSIEURS,

Des quinze ou vingt ruelles, réduits ou alcôves qui se partagèrent la royauté morale, intellectuelle, littéraire et sociale de l'hôtel de Rambouillet, devenue vacante aux environs de 1650, le salon de Mlle de Scudéry est demeuré le plus célèbre 1, grâce au talent de sa directrice qui ne mourut qu'en 1701, à l'âge de quatre-vingtquatorze ans, et eut ainsi le temps de perpétuer les traditions de la marquise dont elle avait été l'amie, grâce aux principaux intimes de Sapho, Pellisson, Chapelain, Conrart, Ménage, qui tiennent registre des réunions du fameux Samedi; grâce aussi aux ennemis de toute sorte qui se déchaînèrent contre une personne dont le nom était devenu le drapeau et comme le synonyme de la

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Furetière Le roman bour

1. Le Parnasse des femmes, 5 vol. geois. Emile Colombey : La journée des madrigaux, 1856. Marcou : Étude sur la vie et les œuvres de Pellisson. Rathery et Boutrou: Milo de Scudéry, sa vie, sa correspondance, 1 vol. Recueil de la Suze, 6 vol. De Barthélemy: Les amis de la marquise de Sablé, 1 vol., Dentu; Histoire de la vie du duc de la Rochefoucauld. — Charles Livet : Précieux et précieuses; Portraits du grand

préciosité. En effet, le salon de MIle de Scudéry rencontre à peu près les mèmes défenseurs et les mêmes adversaires que l'hôtel de Rambouillet, je ne dis pas les mêmes hôtes; car les années ont coulé, le rang ici est inférieur, la fortune n'existe point, et, bien qu'un certain nombre de gens du bel air continuent de fréquenter la ruelle de l'auteur du Grand Cyrus, le tiers état y domine sensiblement. C'est même là que l'esprit conquit en quelque sorte ses droits de bourgeoisie, là que les personnes non titrées apprirent à s'assembler, à lire, à causer entre elles, sans se soucier des grands seigneurs, et même à jouer des comédies où elles refusaient d'admettre le comte de Soissons; là encore qu'on commençait de secouer le préjugé qui permit à M. de Chaudebonne de dire à Voiture : « Monsieur, vous êtes trop galant pour demeurer dans la bourgeoisie, il faut que je vous en tire. » Et Voiture, réengendré par Chaude

siècle. — Ferdinand Brunetière : La société précieuse au XVII° siècle, dans Revue des Deux Mondes, 15 avril 1882. Mémoires de Niceron, de Marolles. Petit de Julleville : Histoire de la langue et de la littérature française, t. IV. Sainte-Beuve : Causeries du lundi. Doncieux : Le P. Bouhours. Sauval Antiquités de Paris, t. III, p. 58 et suiv. De Moüy: Grands seigneurs et grandes dames. — Historiettes de Tallemant des Réaux. - Labitte : Études littéraires, t. II. Saint-Marc Girardin: Cours de littérature, t. III. — M1 de Scudéry : Artamène ou le grand Cyrus, 10 vol.; Clélie, histoire romaine, 10 vol.; Ibrahim ou l'illustre Bassa, 3 vol.; Conversations sur divers sujets, 2 vol; Conversations nouvelles sur divers sujets, 2 vol.; Conversations morales, 2 vol.; Nouvelles conversations de morale, 2 vol.; Entretiens de morale, 2 vol. Fléchier: Mémoires sur les grands jours d'Auvergne. Mme du Noyer: Lettres historiques et galantes. Bosquillon: Éloge de M1 de Scudéry, dans Journal des savants, juillet 1701. Victor Cousin: La société française au XVII siècle, 2 vol.; Mme de Chevreuse, I vol.; Mc de Hautefort, I vol.; Mm de Sablé, 1 vol.; Me de Longueville, 2 vol., Didier. Œuvres diverses de M. Pellisson, de l'Académie française, etc.

bonne et la marquise de Rambouillet, devenait M. de Voiture, l'âme de la chambre bleue, du rond, comme on disait, était consacré l'homme le plus spirituel de France.

Mais, vers 1660, la fausse préciosité infesta les salons de la bourgeoisie parisienne et gagna les provinces; la pudeur devint pruderie, la pureté du langage afféterie, la finesse tourna au maniérisme alambiqué, la grâce à la minauderie; les modèles de comédie ou de satire se multiplièrent. A côté des quelques précieuses de bon aloi citées par Somaize, combien de comtesses d'Escarbagnas, de Cathos et de Madelons parmi les présidentes, les élues de province, jalouses de la gloire des Parisiennes et cherchant à renchérir sur elles! C'est l'époque où l'abbé de Pure invente sa fameuse distinction des quatre amours :

L'amour de oui,

L'amour de non,

L'amour de mais,

L'amour de eh bien!

qui sont le propre de la coquette,

de la finette,

de la discrète

et de la bourgeoise.

L'entourage, la cabale de Sapho-Scudéry prète quelque peu à la satire, tandis que celle de la marquise de Rambouillet n'y prêtait guère; l'une et l'autre furent attaquées, la première d'une manière ouverte, directe, comme un type qu'on a sous les yeux, l'autre de biais, de souvenir en quelque sorte, puisque l'hôtel de la marquise était à peu près fermé. Quoi qu'en aient dit Roederer et Victor Cousin, Boileau, Molière ne se contentent

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