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peines, si, moins sage et moins soumis à son sort, il n'eût pas pris à cet égard le seul parti raisonnable, celui de s'éloigner paisiblement de celle dont il ne faisoit pas le bonheur, et qui nuisoit au sien. Rien n'est plus commun que ces exemples de mariages mal assortis, où les deux époux, d'ailleurs également honnêtes, souvent même vertueux, mais de goûts, d'hu= meur, d'esprit et de caracteres très différents, se tourmentent réciproquement tout le temps de leur vie, et, malheureux l'un par l'autre, arrivent à la fin de leur carriere en détestant au fond de leur cœur ulcéré l'instant de leur union. C'est cet assemblage si rare de certai= nes qualités, ce sont ces rapports et ces con= venances entre les défauts comme entre les vertus, rapports si difficiles à rencontrer, qui ont fait dire au duc de la Rochefoucauld qu'il y avoit de bons mariages, mais qu'il n'y en avoit point de délicieux. Celui de La Fontaine ne fut ni l'un ni l'autre; car, pour me servir ici de sa définition,

J'appelle un bon, voire un parfait hymen, Quand les conjoints se souffrent leurs sottises. On peut même recueillir de plusieurs endroits de ses ouvrages, que l'humeur chagrine de sa femme et sa vertu farouche faisoient, avec les agréments de sa figure, un contraste frappant, et que le bon n'étoit pas en elle camarade du beau. Sa fable du mal marié me paroît être son histoire, à quelques circonstances

près qu'il a dû changer; et le préambule char mant qu'il y a joint, rapproché des autres détails de sa vie que nous connoissons, ne per= met guere d'en douter.

La Fontaine fut le seul des hommes illus= tres de son temps qui n'eut aucune part aux bienfaits de Louis XIV. Ce fait, dont il est assez difficile de découvrir la cause, me pa= roît très remarquable; et je m'étonne que Voltaire, qui nous a appris sur le siecle de Louis XIV tant de choses aussi curieuses que peu connues, n'ait pas tenté de l'expliquer: per= sonne n'étoit plus capable que lui d'y réussir. Un grand amour de la vérité, de la sagacité dans le choix des moyens les plus propres à s'en assurer (1), du courage pour la dire avec cette modération qui donne tant de force à la raison; telles sont les qualités qu'on remarque dans tout ce qu'il a écrit sur l'histoire, et qu'on ne peut lui refuser sans injustice : c'en est assez pour croire que, s'il n'a rien dit des motifs de la conduite particuliere de Louis XIV envers La Fontaine, c'est qu'il n'a pu les pénétrer. Peut· être certaines fables de cet auteur, où il s'est montré meilleur philosophe qu'habile courti= san éclairciroient-elles cette difficulté. (2)

(1) Voyez le témoignage public que Robertson rend à sa véracité, dans son introduction à l'histoire de Charles-Quint, p. 477 et 478, édit. de Londres,

(2) L'histoire en donne la vraie solution, et dis=

Quoi qu'il en soit, La Fontaine trouva d'illustres Mécenes dont les secours généreux le sauverent de l'indigence, et réparerent en quelque sorte l'oubli du souverain, ou plutôt l'effet des vengeances particulieres (1) de son

sipe même tous les doutes qui pourroient s'élever à cet égard dans l'esprit du lecteur : on en va juger par le détail suivant.

Tout le monde est instruit de la disgrace de Fou= quet; mais on ne sait point assez que La Fontaine, sensible à ses malheurs, et sans craindre d'offenser les ennemis puissants de ce ministre, eut le courage de se montrer publiquement un de ses plus zélés défenseurs. Colbert, que la chute éclatante et terrible du rival auquel il succédoit auroit dû fléchir, puisqu'elle sa= tisfaisoit en même temps sa haine et son ambition, eut la foiblesse et l'injustice de persécuter tous ceux que la reconnoissance ou l'amitié attachoit à Fou= quet; et La Fontaine fut une des victimes de son res= sentiment. Colbert ne lui pardonna point son élégie sur la disgrace du surintendant, et lui fit expier pendant tout son ministere le crime d'être resté fidele à son bienfaiteur. Avec plus de ressort, plus de dignité dans l'ame, et plus de soin de sa propre gloire, Col= bert auroit fait valoir auprès de Louis XIV la con= duite également noble et ferme de La Fontaine, et auroit sollicité, en sa faveur des récompenses, qui, lorsqu'elles sont aussi méritées, honorent plus en= core celui qui les accorde, que celui qui les reçoit.

«

(1) Voyez la note précédente.

« A la vérité, dit l'historien de l'Académie, ses poésies lui eurent bientôt acquis de généreux pro<< tecteurs. Il reçut en divers temps diverses gratifi=

ministre. Sans ces ressources, ce grand homme auroit été forcé d'abandonner ses parents, ses amis, tous les objets les plus chers à son coeur, de chercher sa subsistance de contrée en contrée, et, par une fuite involontaire, de couvrir de honte aux yeux des étrangers son ingrate pa= trie. Parmi ceux qui s'empresserent de pour= voir à ses besoins, on lit avec un plaisir mêlé d'attendrissement les noms du duc de Bour= gogne, de la Sabliere, et d'Hervart; ils rap= pellent des actions qui font honneur à l'hu= manité (1)

La Fontaine demeura chez madame de la Sabliere près de vingt ans, pendant lesquels il fut délivré de tout soin domestique: ce qui convenoit également à sa paresse et à son in= capacité absolue pour les affaires (2). C'est

<< cations de M. Fouquet, de MM. de Vendôme, et de M. le prince de Conti. Mais tout cela venoit de << loin à loin; et il auroit eu besoin de bien d'autres « fonds plus sûrs et plus abondants, s'il avoit long« temps continué à être son économe. »

(1)« Je ne dois pas oublier que M. le duc de Bour= gogne, le jour même qu'il apprit que La Fontaine • avoit reçu le viatique, lui envoya une bourse de cinquante louis. Il lui faisoit souvent de semblables gratifications; sans quoi, apparemment, La Fon= ⚫taine se fût transplanté en Angleterre, etc. » (Voy. l'hist. de l'Acad. franç. )

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(2) Voici ce qu'il écrivoit à Racine en 1686: « On • m'a dit que vous preniez mon silence en fort mau=

sans doute cette indifférence pour les biens de la fortune, cet amour du repos et de la liberté, cette disposition habituelle à vivre d'une vie incertaine et précaire, sans s'occuper de l'ave= nir, sans prévoir même les besoins du lendemain, que madame de la Sabliere vouloit ex= primer, lorsqu'un jour, après avoir congédié tous ses domestiques à-la-fois, elle disoit avec autant de grace que de finesse: Je n'ai gardé auprès de moi que mes trois animaux, mon chien, mon chat, et La Fontaine.

A la mort de cette femme, dont il fait l'éloge(1) le plus flatteur, il se retira chez M. d'Her

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vaise part, d'autant plus qu'on vous avoit assuré « que je travaillois sans cesse depuis que je suis à Château-Thierry, et qu'au lieu de m'appliquer à mes affaires je n'avois que des vers en tête. Il n'y a de « tout cela que la moitié de vrai: mes affaires m'oc= « cupent autant qu'elles en sont dignes, c'est-à-dire nullement; mais le loisir qu'elles me laissent, ce « n'est pas la poésie, c'est la paresse qui l'emporte. » Ce fragment a toute la grace, le naturel, et cet heureux abandon des lettres de Voltaire.

α

(1) Apres avoir loué

... Ses traits, son souris, ses appas,
Son art de plaire et de n'y penser pas,

il avoue qu'il ne peut peindre qu'imparfaitement la beauté de son ame;

Car ce cœur vif et tendre infiniment
Pour ses amis, et non point autrement;

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