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n'est jamais impunie, parceque la premiere que l'on commet dispose à une seconde, celleci à une troisieme, et que c'est ainsi qu'on s'avance peu-à-peu vers le plus grand de tous les maux, le mépris de ses semblables; enfin que la vie du méchant, quelque heureuse qu'on puisse la supposer, n'est dans toute sa durée qu'une longue erreur de calcul, et la lutte continuelle d'un seul homme contre tous.

Il faut pourtant avouer (car, selon la re= marque judicieuse de Voltaire, qui ne sait pas réprouver le mauvais n'est pas digne de sentir le bon) que le style de La Fontaine manque trop souvent de noblesse et de correction; que ces tournures vicieuses, ces fautes contre la langue qui le déparent, sont difficiles à excuser dans un homme qui avoit sous les yeux des modeles tels que Racine et Boileau, et qui devoit avoir pris dans leurs écrits le précepte et l'exemple d'une diction toujours élégante, harmonieuse et pure. A l'égard de ses fables, plusieurs m'ont paru un peu lon= gues: il y en a même dont la morale est com=

C'est là tout mon talent: je ne sais s'il suffit.
Tantôt je peins en un récit

La sotte vanité jointe avecque l'envie,

Deux pivots sur qui roule aujourd'hui notre vie.

J'oppose quelquefois, par une double image,
Le vice à la vertu, la sottise au bon sens,
Les agneaux aux loups ravissants,
La mouche à la fourmi; faisaut de cet ouvrage

mune; d'autres où elle est vague, indétermi= née, contradictoire, et dont on peut tirer des 'résultats opposés aux siens et souvent mieux fondés (1); d'autres enfin où l'on trouve des maximes fausses, et dont ceux qui gouvernent les hommes pourroient faire peut-être un usage funeste (2) s'ils oublioient un moment que la force ne fait pas le droit, et que la distinction du juste et de l'injuste n'est pas arbitraire et purement conventionnelle, mais qu'elle est fondée sur la nature même de l'homme, sur ses besoins physiques et ses relations sociales. Tous ces défauts frappent d'autant plus qu'on est soi-même plus in= struit, plus accoutumé à réfléchir; et je n'ai pas dû les dissimuler. J'ose même dire qu'il est utile de les remarquer: l'intérêt de la vé= rité l'exige du philosophe; et le bon goût, dont les regles sont si séveres, si inflexibles, en fait un devoir au littérateur. Mais il faut observer aussi que La Fontaine auroit évité une grande partie de ces fautes s'il n'eût pas eu pour les anciens une sorte de respect su=

Une ample comédie à cent actes divers,
Et dont la scene est l'univers.

Hommes, dieux, animaux, tout y fait quelque rôle,
Jupiter comme un autre, etc.

Liv. V, fab. 1.

(1) Par exemple, dans la fab. 16 du liv. X, etc.

(2) Voyez liv. X, fab. 11, à la fin.

n'est jamais impunie, parceque la premiere que l'on commet dispose à une seconde, celleci à une troisieme, et que c'est ainsi qu'on s'avance peu-à-peu vers le plus grand de tous les maux, le mépris de ses semblables; enfin que la vie du méchant, quelque heureuse qu'on puisse la supposer, n'est dans toute sa durée qu'une longue erreur de calcul, et la lutte continuelle d'un seul homme contre tous.

Il faut pourtant avouer (car, selon la re= marque judicieuse de Voltaire, qui ne sait pas réprouver le mauvais n'est pas digne de sentir le bon) que le style de La Fontaine manque trop souvent de noblesse et de correction; que ces tournures vicieuses, ces fautes contre la langue qui le déparent, sont difficiles à excuser dans un homme qui avoit sous les yeux des modeles tels que Racine et Boileau, et qui devoit avoir pris dans leurs écrits le précepte et l'exemple d'une diction toujours élégante, harmonieuse et pure. A l'égard de ses fables, plusieurs m'ont paru un peu lon= gues: il y en a même dont la morale est com

C'est là tout mon talent: je ne sais s'il suffit.
Tantôt je peins en un récit

La sotte vanité jointe avecque l'envie,

Deux pivots sur qui roule aujourd'hui notre vie.

J'oppose quelquefois, par une double image,
Le vice à la vertu, la sottise au bon sens.

2

Les agneaux aux loups ravissants,
La mouche à la fourmi; faisaut de cet ouvrage

mune; d'autres où elle est vague, indétermi= née, contradictoire, et dont on peut tirer des résultats opposés aux siens et souvent mieux fondés (1); d'autres enfin où l'on trouve des maximes fausses, et dont ceux qui gouvernent les hommes pourroient faire peut-être un usage funeste (2) s'ils oublioient un moment que la force ne fait pas le droit, et que la distinction du juste et de l'injuste n'est pas arbitraire et purement conventionnelle, mais qu'elle est fondée sur la nature même de l'homme, sur ses besoins physiques et ses re= lations sociales. Tous ces défauts frappent d'autant plus qu'on est soi-même plus in= struit, plus accoutumé à réfléchir; et je n'ai pas dû les dissimuler. J'ose même dire qu'il est utile de les remarquer: l'intérêt de la vé= rité l'exige du philosophe; et le bon goût, dont les regles sont si séveres, si inflexibles, en fait un devoir au littérateur. Mais il faut observer aussi que La Fontaine auroit évité une grande partie de ces fautes s'il n'eût pas eu pour les anciens une sorte de respect su=

Une ample comédie à cent actes divers,

Et dont la scene est l'univers.

Hommes, dieux, animaux, tout y fait quelque rôle, Jupiter comme un autre, etc.

Liv. V,

fab. I.

(1) Par exemple, dans la fab. 16 du liv. X, etc.

(2) Voyez liv. X, fab. 11, à la fin.

perstitieux, dont il est bien difficile de se déz fendre lorsqu'on en fait, comme lui, son uni= que étude, et sur-tout si, plus jaloux de sa réputation, moins inquiet et moins inconstant, il n'eût pas été, pour me servir de ses termes, volage en vers comme en amours(1).

A l'égard du peu de succès de ses fables dans un siecle d'ailleurs aussi éclairé que celui de Louis XIV, on en est d'abord étonné; car on ne peut nier qu'elles n'aient trouvé plus d'ad= mirateurs parmi nous que parmi ses contempo= rains, qu'elles n'y soient plus lues, plus goûtées, mieux appréciées, plus senties. Mais il me sem= ble que ce fait s'explique très naturellement, et qu'on en peut rendre ces deux raisons. La premiere, c'est qu'un bon livre dans un genre où personne encore ne s'est exercé, une grande découverte dans les sciences ou dans

(1) Personne ne connoissoit mieux que lui les imperfections de ses ouvrages; il en indique même la vé= ritable cause dans sa belle épître à madame de la Sa= bliere, qui commence par ces vers si harmonieux et si bien pensés :

Désormais que ma muse, aussi-bien que mes jours,
Touche de son déclin l'inévitable cours,

Et que de ma raison le flambeau va s'éteindre,
Irai-je en consumer les restes à me plaindre,
Et prodigue d'un temps par la parque attendu,
Le perdre à regretter celui que j'ai perdu? etc.

Après une espece d'examen de sa vie passée et des erreurs de sa jeunesse, où l'on voit

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