Page images
PDF
EPUB

dont le principal vient de l'état où se trouvait de son temps le texte de Plutarque. Dacier crut devoir profiter du changement que les grands écrivains du siècle de Louis XIV avaient opéré dans la langue, pour traduire de nouveau Plutarque : mais, avec beaucoup de savoir, il n'avait pas le talent d'écrire, et la traduction qu'il publia des Vies de cet auteur ne fit point oublier celle qu'Amyot avait donnée. Le succès de Dacier ne peut donc être attribué qu'au grand intérêt qu'ont les faits, et à la manière dont Plutarque les rapporte. Les OEuvres Morales de cet écrivain sont d'un autre genre. Outre la difficulté des choses, le texte en était très corrompu; et ce n'est qu'après les travaux de plusieurs savants, que M. Wyttenbach, aidé encore de sa propre sagacité, vient d'en donner une bonne édition, fruit de longues veilles. Ainsi il n'est point étonnant que la traduction de ces oeuvres par Amyot soit si peu supportable, et souvent même inintelligible. Des gens de lettres ont tenté de nous faire mieux entendre quelques traités; mais, nous osons le dire, aucun, à l'exception de MM. Burette et du Theil, n'y a réussi. Il y avait donc autant de courage que de nécessité à donner une nouvelle traduction des quatre-vingts traités sur différents sujets de morale, de physique, de politique, de philosophie, d'histoire même, qui sont aujourd'hui ce qui nous reste des œuvres de Plutarque; car il en avait composé un plus grand nombre.

Ricard, versé dans l'étude longue et difficile de la langue grecque, eut ce courage; et l'on ne saurait trop l'en louer. II a fait lire avec plaisir des écrits utiles pour la plupart aux progrès de la vertu, et qui honoreront éternellement leur auteur. Ricard ne se fit point illusion, et sentit combien sa tàche était pénible; et peut-être s'en serait-il dégoûté, s'il n'eût pas été encouragé par une femme d'esprit, pleine de connaissances, attachée surtout aux vrais principes, qu'elle voyait sans cesse attaqués ou plutôt outrages, dans une société où elle était forcée de vivre je veux parler de madame de La Ferté-Imbault', qui, se plaisant à faire des extraits de Plutarque, excitait sans cesse Ricard à continuer son ouvrage. Il 'employa plus de dix ans à l'achever; et certes il fallait encore une grande application pour y mettre si peu de temps. Son style est clair et facile. Il s'efforce partout d'être fidèle: on peut assurer qu'il y réussit le mieux dans les matières abstraites, et que, quel que soit le sujet, il se fait lire avec plaisir. Les notes dont est accompagnée sa traduction sont instructives, judicieuses, et dignes surtout d'un ami de la vertu. Le succès couronna les efforts de Ricard, et cet ouvrage fit sa réputation

Marie-Thérèse Geoffrin, marquise de La Ferté-Imbault. Cette dame avait extrait de Plutarque un recueil de maximes.

littéraire. L'académie de Toulouse le recut au nombre de ses membres; et il est très vraisemblable qu'il eût fini par être de l'académie des Inscriptions et Belles-Lettres, si, dans le cours de la révolution, cette savante compagnie n'eût point été supprimée. Elle agréa la dédicace pleine de modestie et de noblesse que Ricard lui adressa.

Les connaissances de Ricard étaient très variées. Ayant fait une étude assez approfondie de l'astronomie, il voulut inspirer le goût de cette science aux jeunes gens en conséquence il composa un poëme en huit chants sur la Sphère. Il ne se contente pas d'en expliquer le mécanisme et de décrire les cercles qui la composent; il représente encore le tableau général des cieux et de la terre, en parlant des constellations, des climats, des saisons, etc. Peut-être désire; ait-on dans cet ouvrage plus d'invention et moins de vers prosaïques; mais rien n'est plus difficile qu'un bon poëme didactique. On est dédommagé de ce qui manque à celui de Ricard par des notes explicatives qui sont à la suite de chaque chant. L'ouvrage est terminé par une longue notice des poètes grecs, latins et français, qui ont écrit sur l'astronomie. Ce morceau est un des meilleurs qui soient sortis de la plume de l'auteur: écrit avec goût, il offre des recherches curieuses. Il avait conçu et exécuté le projet de son poëme à la campagne de M. et de madame de Meslay, auprès desquels il passa vingt ans de sa vie, et qu'il n'abandonna jamais, tout occupé d'eux, s'oubliant lui-même dans les crises les plus périlleuses de la révolution, où tant d'hommes ont cherché leur salut dans l'oubli de leurs devoirs, et trop souvent dans la plus coupable ingratitude.

S'étant toujours proposé de traduire les Vies de Plutarque, Ricard ne pensa plus qu'à exécuter ce nouveau dessein. Il publia le premier volume de ces Vies dans l'année 1798, et bientôt après les trois suivants. En 1802, le cinquième et le sixième parurent. Sa traduction était entièrement achevée lorsqu'il mourut. On conviendra sans peine que cette traduction l'emporte de beaucoup sur celle de Dacier, soit du côté du style, soit du côté de la fidélité; les notes en sont plus étendues, et renferment des éclaircissements nécessaires, qu'on chercherait eu vain dans cette dernière. Une critique sage dirige toujours la plume de l'auteur, et se fait apercevoir dans les remarques qui concernent les Vies des Hommes illustres de Rome, sur lesquels Plutarque avait commis un plus grand nombre d'erreurs. La vie de cet immortel écrivain se trouve au commencement du premier volume; et ce n'est pas l'écrit qui fait le moins d'honneur à Ricard. Il s'y peint lui-même, sans le vouloir, dans le portrait de l'homme de lettres : « Livré tout entier au soin précieux d'éclairer ses semblables, moins

occupé du désir de la gloire que du besoin d'être utile, le véritable homme de lettres ne songe, en cultivant sa raison, qu'à leur tracer des règles de conduite qui soient pour eux comme ces signaux qu'on élève dans des chemins difficiles, pour indiquer au voyageur la route qu'il doit suivre. »

La Politique d'Aristote offre de plus grandes difficultés encore à vaincre que les OEuvres de Plutarque; Ricard en était tellement persuadé, qu'après avoir gardé vingt ans dans son portefeuille la traduction de cet ouvrage, il ne l'a point publiée. D'après la lecture que nous en avons faite, nous croyons que s'il eût eu le temps de la revoir avec soin, et de mettre surtout plus de concision dans le style, elle aurait été supérieure aux traductions qu'on a imprimées de nos jours.

On a remarqué que la carrière des lettres avait été sans épines pour Ricard. En effet, il n'eut pour ennemi aucun homme de lettres, et ne fut point décrié par les philosophes, qui ne pouvaient pardonner qu'on pensat autrement qu'eux en matière de religion. Les remarques qu'on se permit de faire sur sa traduction des OEuvres Morales de Plutarque furent moins des critiques que des conseils : aussi se fit-il un devoir de revenir sur ses pas, comme il l'avouait sans peine, lorsqu'elles lui parurent fondées. Une pareille conduite lui concilia l'estime et la bienveillance des savants et des littérateurs. Plusieurs furent ses amis, entre autres M. l'abbé Pluquet.

Cet écrivain estimable avait laissé manuscrit un Traité sur la Superstition et l'Enthousiasme; Ricard se chargea de publier ce traité posthume; il en revit le texte, et y ajouta une notice judicieuse et intéressante sur la vie et les travaux de M. Pluquet, dont tous les ouvrages sont recommandables par la sagesse des vues, et par un raisonnement juste et solide.

La mort vint surprendre Ricard au milieu de ses travaux, et il expira le 28 janvier 1803, dans les bras des personnes qui l'avaient toujours chéri. Quand on le connaissait, il était presque impossible de ne pas sentir pour lui un attrait que l'estime rendait bientôt aussi fort que durable. Et que de droits n'avait-il pas à cette estime! Une piété tendre et éclairée, une charité délicate et sans réserve, une conduite irréprochable dans tous les temps, même les plus orageux; des mœurs pures, une aménité naturelle, et une modestie rare, formaient le caractère de cet homme vertueux, sur le tombeau duquel ses amis ont versé d'abondantes larmes.

PRÉFACE.

L'histoire, dit Cicéron, est le témoin des temps, la lumière de la vérité, l'école de la vie '. La raison de l'homme, trop lente dans ses progrès, a besoin d'un guide sûr et éclairé qui hâte sa marche tardive. L'histoire remplit auprès de lui cette fonction importante : c'est elle qui le prend, pour ainsi dire, par la main, dès sa première enfance, qui assure tous ses pas, et prévient par ses conseils les écarts de la faiblesse et de l'inexpérience; c'est elle qui recueille et transmet d'âge en âge cette nuée de témoins dont l'accord entraîne la conviction L'esprit se rend sans peine à une autorité qui ne le soumet qu'en l'é clairant. Le succès de la prudence et de la sagesse, les revers de l'i prévoyance et de la folie, forment une double leçon qu'il est forcé d'entendre; elle détruit les illusions et les chimères dont se sont bercés, dans tous les temps, des politiques ignorants ou perfides, à qui le dégoût de leur état présent, l'idée d'une perfection imaginaire, le désir funeste de la célébrité, inspirèrent l'amour des nouveautés.

De là est née cette opinion, inconnue à la sagesse de nos pères, que les empires et les états sont nécessairement soumis aux mêmes périodes d'accroissement et de destruction que les corps naturels; que, comme ceux-ci, après être parvenus à la maturité de leur puissance, ils vieillissent, ils s'altèrent, et tombent enfin dans une entière dissolution, à moins qu'en leur donnant une constitution différente on ne les rappelle, en quelque sorte, à la vie, pour recommencer une nouvelle carrière de gloire et de bonheur. Cette opinion n'a d'autre base qu'une prétendue analogie dont rien ne prouve les rapports. Les corps naturels portent en eux-mêmes un principe nécessaire de dépérissement, qui, les attaquant dès leur naissance, les mine sourdement chaque jour, et les conduit plus ou moins lentement à la mort ; c'est la lo 1 De Orat., liv. II, chap. IX.

de leur création : les corps politiques, au contraire, ouvrage des institutions humaines, sont fondés sur des rapports moraux dans lesquels rien n'atteste l'existence de cette prétendue cause de leur dissolution.

L'expérience, dira-t-on, vient cependant à l'appui de cette opinion; on a vu tous les empires, lorsqu'ils brillaient au plus haut point de leur grandeur et de leur gloire, tendre rapidement vers leur chute. Il est vrai que les fondements sur lesquels posent leur puissance et leur prospérité sont souvent ébranlés par les passions des hommes; les richesses énervent les esprits, le luxe corrompt les mœurs, et la ruine des mœurs entraîne celle des empires. Reconnaissons néanmoins que ces causes de dépérissement ne tiennent pas nécessairement à la constitution des états : que la main d'un législateur habile pourrait facilement en arrêter les effets, et prévenir la chute des corps politiques. Ce fut au sein de la corruption que Lycurgue opéra cette réforme qui régénéra Lacédémone, qui lui imprima, pour une suite de siècles, une force et une stabilité qu'elle n'avait pas eues encore, et qui lui conserva si longtemps la supériorité sur le reste de la Grèce. Je sais que le peu d'étendue de sa république rendait cette régénération bien plus facile que celle d'un grand empire corrompu par les jouissances d'une longue prospérité, et affaibli par les erreurs de ses chefs; mais, outre qu'une réforme si entière n'est pas toujours nécessaire, alors même ses maux ne sont pas irréparables; et s'il est impossible de lui rendre son ancien éclat, on peut du moins le rasseoir sur ses bases, réparer ses brèches, et lui assurer encore une longue existence. Serait-ce par un changement total de principes, et, s'il est permis de parler ainsi, par la transfusion d'un sang étranger, qu'on redonnerait à ces êtres moraux une nouvelle vigueur? Non; des remèdes analogues à leur constitution primitive, et dispensés avec une sage réserve, pourront seuls leur procurer la guérison de leurs maux.

C'est de l'ignorance des peuples qu'est venue presque toujours leur facilité à se laisser séduire. La connaissance de l'histoire les eût mis en garde contre des novateurs qui affectent de décrier tous les monuments historiques, ces témoins fidèles des temps; et de jeter, sur l'éclat de leurs dépositions, le soupçon de l'erreur et du mensonge. Ils s'indignent quand on oppose à leurs nouveautés l'autorité des faits. L'homme, disent-ils, n'a pas besoin de puiser dans les exemples de ceux qui l'ont précédé des conseils pour ce qu'il doit faire; sa raison

« PreviousContinue »