Page images
PDF
EPUB

questeurs qu'il prendrait parmi les jeunes gens. Les premiers qu'on nomma furent Publius Véturius et Marcus Minucius, qui recueillirent des contributions considérables; le dénombrement qui fut fait donna cent trente mille citoyens, sans compter les orphelins et les veuves, qu'on exempta de toutes charges. Quand il eut fait tous ces règlements, il se donna pour collègue Lucrétius, père de Lucrèce : en considération de son âge, il lui céda le premier rang, et lui laissa les faisceaux, honneur qu'on a toujours depuis déféré à la vieillesse. Lucrétius étant mort peu de jours après, le peuple s'assembla, et élut à sa place Marcus Horatius, qui géra le consulat avec Publicola le reste de l'année.

XV. Pendant que Tarquin suscitait en Toscane une nouvelle guerre contre les Romains, il arriva, dit-on, un prodige singulier. Il avait fait bâtir, pendant son règne, un temple à Jupiter, sur le Capitole; il était près d'être achevé, lorsqu'il voulut, soit d'après un oracle, soit de son propre mouvement, faire placer sur le faîte un char à quatre chevaux en terre cuite, dont il confia l'exécution à des ouvriers toscans de la ville de Véies; peu de temps après, il fut chassé du trône. Quand le char fut fait, les ouvriers le mirent au four pour le cuire: mais au lieu de se serrer et de se condenser par l'évaporation de l'humidité, comme il arrive à la terre qu'on met au feu, il s'étendit, il s'enfla, et forma une masse si considérable, si forte et si dure, qu'après avoir démoli la voûte et les murailles du four, on eut bien de la peine à l'en tirer. Les devins ayant déclaré que c'était un présage de bonheur et de puissance pour le peuple à qui ce char resterait, les Véiens résolurent de ne pas le donner aux Romains, qui l'avaient fait demander. Ils répondirent donc qu'il appartenait à Tarquin, et non pas à ceux qui l'avaient chassé. A quelque temps de là, ils célébrèrent des courses de chars avec la pompe et la magnificence ordinaires. Les jeux finis, le vainqueur qu'on venait de couronner conduisait lentement son char pour sortir de la carrière. Tout à coup les chevaux, prenant l'épouvante sans

aucune cause visible, et par un pur hasard, ou par une impulsion divine, courent à toute bride vers Rome. Le conducteur fait inutilement, de la main et de la voix, tout ce qu'il peut pour les retenir: se voyant emporté malgré lui, il les abandonne à leur impétuosité, et est entraîné jusqu'au pied du Capitole, où les chevaux le renversent près de la porte qu'on appelle aujourd'hui Ratumène. Les Véiens, surpris et effrayés de cet événement, permirent aux ouvriers de rendre le char aux Romains.

XVI. Tarquin l'Ancien, fils de Démarate, avait voué ce temple à Jupiter Capitolin, dans la guerre qu'il eut contre les Sabins; et il fut bâti par Tarquin le Superbe, fils ou petit-fils de ce dernier. Chassé du trône peu de temps avant qu'il fût achevé, il n'avait pu le dédier. Quand l'édifice fut terminé et décoré avec la magnificence convenable, Publicola désirait fort d'en faire la consécration, lorsque plusieurs des principaux de Rome lui envièrent cette prérogative. Ils avaient vu sans jalousie la gloire qu'il s'était justement acquise par ses lois et par ses victoires; mais, ne croyant pas qu'il eût droit à ce nouvel honneur, ils excitèrent Horatius à y prétendre. Il survint dans ce moment une guerre qui obligea Publicola à marcher à la tête de l'armée. Ses envieux, sentant qu'il ne leur serait pas facile de l'emporter s'il était présent, firent, en son absence, ordonner par le peuple qu'Horatius ferait la dédicace du temple; et sur-le-champ ils le conduisirent au Capitole. D'autres disent que les consuls ayant tiré au sort, le commandement de l'armée échut à Publicola, et la consécration du temple à Horatius. On peut cependant juger de ce qui s'était passé précédemment entre eux par ce qui arriva lors de la cérémonie. Le jour des ides de Septembre, qui répond précisément à la pleine lune du mois de Métagitnion1, tout le peuple était assemblé au Capitole dans un profond silence;

Les ides de Septembre étaient le treize. Le mois Métagitnion, le second de l'année athénienne, concourait avec le mois d'Août, et non pas avec le mois de Septembre.

Horatius, après avoir fait toutes les autres cérémonies, tenait déjà, suivant l'usage, une des portes du temple, et allait prononcer la prière solennelle de la consécration, lorsque Valérius, frère de Publicola, qui, placé depuis longtemps près de la porte du temple, attendait ce moment, lui dit : « Consul, << votre fils vient de mourir de maladie dans le camp. >> Cette nouvelle affligea tous les assistants; mais Horatius, sans se troubler, se contenta de lui répondre : « Jetez son corps où « vous voudrez; pour moi, je n'en prendrai pas le deuil; » et il acheva la consécration. La nouvelle était fausse, et Valérius l'avait imaginée pour l'empêcher de finir la cérémonie. Horatius · montra dans cette occasion une fermeté admirable, soit qu'il eût reconnu tout de suite la ruse de Valérius, soit que, croyant la nouvelle vraie, il n'en eût pas ressenti la moindre émotion.

XVII. Il arriva quelque chose de semblable pour la dédicace du second temple : le premier, bâti, comme on vient de le dire, par Tarquin, et dédié par Horatius, fut brûlé pendant les guerres civiles. Sylla le rebâtit, et, prévenu par la mort, il ne put en faire la dédicace : ce fut Catulus qui le consacra. Il fut brûlé dans les séditions qui eurent lieu sous Vitellius. Vespasien, si heureux par tant d'autres endroits, eut encore le bonheur de rebatir le troisième depuis les fondements, sans être témoin de l'accident qui le détruisit bientôt après : plus favorisé du sort que Sylla, qui mourut sans avoir pu consacrer le temple qu'il avait bati, Vespasien finit ses jours avant que de voir brûler le sien dans l'incendie qui consuma le Capitole peu de temps après sa mort. Il fut rebâti pour la quatrième fois par Domitien, qui en fit aussi la consécration. C'est celui qui subsiste aujourd'hui. On dit que Tarquin avait dépensé, pour les fondements seuls du temple, quarante mille livres pesant d'argent; mais tous les biens du plus riche particulier de Rome ne suffiraient pas pour payer la seule dorure de ce dernier; elle a coûté plus de douze mille talents. Les colonnes en sont de marbre pentélique 1. Je les avais vues à Athènes; Du bourg de Pentèle dans l'Attique.

leur hauteur et leur diamètre étaient dans la plus exacte proportion à Rome, on les a retaillées et polies; et ce second travail leur a moins donné de grâce qu'il ne leur a ôté de leur symétrie; en les effilant trop, on leur a fait perdre toute leur beauté 1. Si, après avoir admiré dans le Capitole la magnificence de ce temple, on va voir une seule des galeries ou des salles du palais de Domitien, ses bains, ou les appartements de ses femmes, on ne pourra s'empêcher de leur appliquer ces paroles d'Épicharme à un prodigue :

Donner est ton plaisir; c'est là ta seule envie :

Ta libéralité n'est qu'une maladie.

On dirait de même, avec raison, à Domitien: « Tu n'es ni reli«gieux, ni magnifique; tu as une maladie, c'est d'aimer à bàtir; et, comme ce fameux Midas, tu voudrais que dans tes << mains tout devint or et marbre. » Mais en voilà assez sur cette matière.

XVIII. Tarquin, après la bataille mémorable où Aruns, son fils ainé, avait perdu la vie dans un combat singulier contre Brutus, se réfugia à Clusium, auprès de Lars Porsena, le plus puissant des rois d'Italie, et qui passait pour un prince bon et généreux. Porsena lui promit du secours d'abord il envoya

des ambassadeurs aux Romains pour les sommer de recevoir ce prince. Sur leur refus il leur déclara la guerre; et après leur avoir fait dire dans quel temps il partirait, et quels lieux il attaquerait les premiers, il se mit en marche avec une nombreuse armée. Publicola, quoique.absent, fut nommé consul pour la seconde fois, et on lui associa Titus Lucrétius. Il revint tout de suite à Rome; et, pour ne pas le céder à Porsena en courage et en fierté, il fit bâtir la ville de Sigliuria, lorsque ce prince était déjà près de Rome; et après l'avoir fortifiée à grands frais, il y envoya une colonie de sept cents Romains, afin de montrer à Porsena qu'il n'était pas inquiet de cette

Les artistes de Rome furent toujours très au-dessous de ceux de la Grèce. Horace, dans son Art poétique et dans son Épitre à Auguste, reconnaît lui-même la supériorité, dans tous les genres, des Grecs sur les Romains.

guerre, et qu'il avait les moyens de la soutenir. Cependant Porsena, s'étant approché de la ville, poussa si vivement les gardes avancées, qu'il les obligea de prendre la fuite, et qu'il fut sur le point d'entrer dans Rome avec les fuyards. Mais Publicola s'avança jusqu'aux portes pour les secourir; et, ayant engagé le combat près du Tibre avec des ennemis supérieurs en nombre, il soutint vaillamment leurs efforts, jusTM qu'à ce qu'étant tombé couvert de blessures, il fut emporté hors du champ de bataille. Son collègue Lucrétius fut aussi blessé, et les Romains découragés s'enfuirent vers la ville.

XIX. Les ennemis, les ayant poursuivis jusqu'au pont de bois, étaient au moment de s'en saisir et d'emporter la ville d'emblée, si Horatius Coclès, et avec lui deux officiers des premières familles de Rome, Herminius et Lucrétius, ne les euɛsent arrêtés à la tête du pont. Horatius avait été surnommé Coclès, parce qu'il avait perdu un œil à la guerre, ou, selon d'autres, parce qu'il avait la partie supérieure du nez tellement enfoncée, que la séparation de ses yeux n'était pas marquée, et que ses sourcils se touchaient le peuple avait voulu l'appeler Cyclope; mais, par un défaut de prononciation, il lui donna le nom de Coclès, qui lui resta. Il soutint seul l'effort des ennemis, et les arrêta à l'entrée du pont jusqu'à ce que ses compagnons l'eussent coupé derrière lui. Alors il se jeta tout armé dans le Tibre; et, quoiqu'il eût la cuisse percée d'un dard, il le traversa à la nage. Publicola, rempli d'admiration pour sa valeur, obligea tous les Romains de contribuer en sa faveur pour une somme égale à ce que chacun d'eux dépensait en un jour pour sa nourriture. Ensuite il lui fit donner autant de terre qu'il en pourrait enfermer en une journée dans un sillon qu'il tracerait lui-même. Enfin on lui érigea une statue de bronze dans le temple de Vulcain, afin que cette marque d'honneur le consolât de sa blessure, dont il était resté boiteux.

XX. Cependant Porsena avait mis le siége devant Rome; et la ville commençait à éprouver la famine, lorsqu'une nouvelle

« PreviousContinue »