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et sans éclat au milieu de leurs contemporains qui les négligent. Ce n'est souvent qu'après leur mort que la Renommée, en publiant leurs travaux, appelle à leur tombeau la postérité, qui acquitte sa propre dette et celle du siècle qui l'a précédée. Livré tout entier au soin précieux d'éclairer ses semblables, moins occupé du désir de la gloire que du besoin d'être utile, le véritable homme de lettres ne songe, en cultivant sa raison, qu'à faire partager aux autres les fruits de son étude, qu'à leur tracer des règles de conduite qui soient pour eux comme ces signaux qu'on élève dans des chemins difficiles, pour indiquer au voyageur la route qu'il doit suivre.

II. Il est peu d'écrivains de l'antiquité qui aient rempli cette destination glorieuse avec autant de constance et de succès que le philosophe estimable dont je me propose de faire connaître la vie et les travaux. Le désir de s'instruire fut sa principale et presque son unique passion dans cette vue, il consacra sa vie entière à l'étude de la morale, et composa ce grand nombre d'ouvrages auxquels la vie d'un homme ne paraît pas avoir pu suffire, et qui forment un cours complet de philosophie pratique. Encore le temps nous en a-t-il envié une grande partie; et il nous reste à peine la moitié de ceux qu'il avait écrits. Tant était infatigable le zèle de cet esprit laborieux pour répandre cette sorte d'instruction dont il était remplit! tant était impérieux en lui le besoin d'éclairer ses semblables!

III. Plutarque nous apprend lui-même, en plusieurs endroits de ses ouvrages, qu'il était né à Chéronée 1, petite ville de la Grèce, aux confins de la Béotie et de la Phocide. Longtemps célèbre par son ancienne origine 2, elle tomba ensuite dans une telle obscurité, qu'à peine on trouve son nom dans l'histoire, jusqu'au temps de Philippe de Macédoine, qui remporta près de cette ville une victoire fameuse sur les Corinthiens, les Thébains et les Athéniens réunis. Mais, malgré l'état de faiblesse où elle était sous les triumvirs, malgré sa dépopulation sous l'empire de Trajan, Plutarque se glorifie souvent d'y être né. Il conserva toujours pour sa patrie l'attachement le plus vif; il en préféra le séjour à celui des villes les plus considérables, à celui de Rome même, et il lui consacra l'emploi de ses loisirs et de ses talents. Le privilége d'un homme célèbre est de faire partager sa gloire

1 Elle est nommée Arné par Homère, Iliad., liv. II, v. 507; par Pausanias, liv. IX, chap. XL; par Stephanus, de Urb. in Arne. -- 2 Lycophron, Cassand., V. 644·

à tout ce qui l'approche. Chéronée, à peine con nue dans l'histoire avant Plutarque, n'est ignorée aujourd'hui d'aucu n de ceux qui ont lu les ouvrages de cet illustre écrivain; et le nom de sa patrie est allé avec le sien à l'immortalité.

IV. On ne peut assigner l'année de la naissance de Plutarque; les anciens qui ont parlé de lui n'en ont pas fixé la date, et ne citent que le temps de sa célébrité. Il résulte de leurs divers témoignages que Plutarque commençait à être connu dès le temps de Néron, et qu'il a vécu au moins jusque sous Trajan. Ruaud, dans la Vie de cet écrivain, a voulu déterminer d'une manière plus précise l'année de sa naissance; et d'après un passage de Plutarque, qui sert de base à son sentiment, il l'a fait remonter aux dernières années de l'empire de Claude, à l'an quarante-neuf ou cinquante de J.-C. Mais cette opinion a ses difficultés, et nous sommes réduits sur ce point à des conjectures incertaines.

V. Personne n'ignore combien les peuples de la Béotie étaient décriés dans toute la Grèce pour leur stupidité; elle était passée en proverbe à Rome même, et jusqu'au temps d'Horace. Ce poëte, en parlant du peu de goût avec lequel Alexandre jugeait les ouvrages de poésie : « Vous auriez juré, dit-il, que ce prince avait respiré, en « naissant, l'air épais de la Béotie1. » Leurs écrivains eux-mêmes en convenaient 2, et en attribuaient la cause à leur voracité. Il est vrai que Plutarque, en rappelant ce reproche, convient aussi que dès le temps même de Socrate il commençait s'affaiblir. Pindare, en effet, avait déjà dû faire une exception marquée à ce caractère stupide commun aux Béotiens; après lui Épaminondas avait prouvé que le sol de la Béotie pouvait produire de grands hommes; enfin Plutarque, par l'universalité de ses connaissances, par la bonté de son esprit, par l'excellence de sa morale, avait dû faire oublier ce proverbe outrageant, et rétablir la réputation des Béotiens. Le portrait avantageux qu'il fait, dans ses ouvrages, de son père, de son aïeul et de ses frères, montre encore que l'agrément, la politesse et le bon ton n'étaient pas étrangers au climat de la Béotie.

VI. Sa famille, une des plus honnêtes de Chéronée, était distinguée de toutes les autres par son ancienneté, par ses richesses, et par les charges qu'elle y avait exercées. Son bisaïeul, nommé Nicarque, 1 Ep., liv. H, ep. 1. - 2 Pind., Olymp. VI.

vivait du temps de la bataille d'Actium. Lamprias, son aïeul, était d'un esprit agréable, à en juger par ce que Plutarque rapporte de lui. « Il « n'avait jamais, dit-il, l'esprit plus fécond et plus inventif que quand « il avait bu. Il se comparait alors à l'encens que la chaleur fait éva« porer, et qui exhale une odeur suave1. » Plutarque, qui parle souvent de son père, des bonnes qualités de son esprit et de son cœur, ne nous a nulle part fait connaître son nom; mais on peut juger de son esprit par les discours que Plutarque lui fait tenir dans ses Propos de table 2; et de sa prudence, par les conseils qu'il donne à son fils, au retour d'une députation au proconsul, dont il avait été chargé par ses concitoyens. Plutarque, l'aîné de sa famille, eut deux frères, nommés, l'un Timon, et l'autre Lamprias. Il les introduit souvent dans ses ouvrages, et leurs discours prouvent qu'ils avaient une érudition aussi agréable que variée. Plutarque leur rend témoignage qu'ils étaient fort instruits l'un et l'autre, et qu'ils vivaient avec lui à Athènes dans le commerce des savants. On y voit aussi qu'il régnait entre les trois frères une amitié et une confiance qui font honneur à leur caractère. Il paraît cependant que Plutarque aimait davantage Timon, dont la douceur et l'aménité avaient beaucoup plus d'analogie avec son caractère que la vivacité et la pétulance de Lamprias. « De toutes les faveurs dont la fortune m'a comblé, dit-il dans son Traité « de l'amour fraternel, il n'en est pas qui me soit plus chère que la « bienveillance constante de mon frère Timon: c'est ce que savent << tous ceux de qui nous sommes connus. » Le silence qu'il garde sur Lamprias fait, présumer qu'il n'était pas alors en vie; car il n'aurait pas oublié, dans cette circonstance, un frère qui lui était cher, quoique peut-être aimé moins tendrement que Timon. Il eut aussi des sœurs. Suidas dit que Sextus, de Chéronée, était neveu de Plutarque par sa sœur. On croit que c'est lui que sa science et sa vertu firent choisir pour enseigner les lettres grecques à l'empereur Antonin, qui lui rend, dans ses Réflexions, le témoignage le plus honorable 3.

VII. Plutarque passa les premières années de sa vie à Chéronée avec ses frères, et y reçut une éducation distinguée. La multitude et la diversité des sujets qu'il a traités dans ses ouvrages montrent l'étendue et la variété de ses connaissances. Mais la petite ville de Chéronée ne lui offrait pas assez de ressources pour donner à son esprit, avide 1 Symp., liv. I, q. 5. 2 Liv. 1, q. 2. - 3 Liv. I.

de savoir, toute la culture dont il avait besoin. Athènes était depuis longtemps la mère des sciences et des arts : c'était là que se rendaient, de toutes les parties de la Grèce, les hommes jaloux de nourrir leur esprit de tout ce que la littérature grecque avait de plus intéressant, et de s'instruire dans toutes les parties de la philosophie. Les Romains eux-mêmes allaient y prendre les leçons des hommes célèbres qu'elle renfermait dans son sein; et si Rome était devenue par ses conquêtes la capitale de l'univers, elle avait été forcée de laisser à Athènes le titre plus glorieux et plus flatteur de capitale du monde littéraire. Ce fut dans cette ville fameuse que Plutarque alla passer les derniers temps de sa jeunesse, pour achever de s'y former par le commerce des savants et dans les écoles des philosophes. Il s'instruisit à fond des principes de leurs différentes sectes; mais il s'attacha particulièrement à celle de l'Académie, et embrassa les dogmes et la morale du plus célèbre disciple de Socrate, celui qu'il appelle toujours le divin Platon. Mais ce choix ne fut pas tellement exclusif, qu'il n'adoptât en certains points les opinions des autres écoles ; et on pourrait croire, avec le traducteur anglais, que, loin de s'astreindre à jurer sur les paroles d'aucun de ses maîtres 1, il devint citoyen du monde philosophique. Modeste et réservé avec l'Académie, dans ses affirmations; disciple du Lycée, dans les recherches de la science naturelle et dans les subtilités de la dialectique; instruit par les stoïciens dans la foi d'une providence qui s'étend à tous les hommes, et dans les principes d'une morale ferme et sévère, mais qu'il sut ramener à des idées plus raisonnables et moins exagérées, il emprunta de toutes les écoles ce qui lui parut juste et vrai. Mais après la doctrine de Platon, à laquelle il parut toujours donner la préférence, il n'en est pas dont les dogmes lui aient plu davantage que celle de Pythagore. Partout il parle du philosophe de Samos avec une estime et une affection toutes particulières : il vante la douceur et l'humanité de ses principes, il les expose, en plusieurs endroits de ses ouvrages, avec ce zèle et cette chaleur qui décèlent sa prédilection pour ses sentiments, et pour son dogme favori de la métempsycose.

VIII. Nous savons par lui-même qu'il prit à Athènes les leçons d'Ammonius d'Alexandrie, philosophe célèbre dont Plutarque a souvent parlé, et qu'il introduit comme interlocuteur dans plusieurs de ses ou1 Nullius addictus jurare in verba magistri. HOR., Ép., liv. I, ép. 1.

vrages. Il avait même écrit sa Vie; mais comme elle est perdue, on n'a sur le compte de ce philosophe, dans ce qui nous reste de Plutarque, que des choses vagues et obscures. Il paraît seulement qu'Ammonius avait fait un long séjour à Athènes, et qu'il y jouissait d'une grande considération, puisqu'il y exerça jusqu'à trois fois la charge de préteur, la première de cette ville'. On ne peut douter, d'après cela, qu'Ammonius n'eût reçu à Athènes le droit de bourgeoisie: sans cela il n'est pas vraisemblable que les Athéniens eussent conféré à un étranger, à un Égyptien, une charge de cette importance. Plutarque avait obtenu lui-même ce privilége, et était inscrit comme citoyen dans la tribu Léontide 2; mais il ne dit pas si ce fut pendant qu'il y achevait ses études, ou dans quelqu'un des voyages qu'il y fit depuis son retour de Rome. On ne sait pas non plus si, avant que d'avoir pris à Athènes les leçons d'Ammonius, il ne l'avait pas eu déjà pour maître à Alexandrie. Ce qu'il nous apprend lui-même, c'est qu'il avait séjourné dans cette ville, alors célèbre par son goût pour les sciences et les arts. « A mon retour d'Alexandrie, dit-il, il n'y eut aucun de « mes amis qui ne voulût me donner à manger 3. » Apres une assertion si formelle, il est étonnant que M. Dacier assure que, dans tout ce qui nous reste de Plutarque, on ne trouve rien dont on puisse conjecturer qu'il eût voyagé en Égypte; que tout ce qu'il rapporte des mœurs, des coutumes et des sentiments des Égyptiens, il ne l'avait tiré que des livres qu'il avait lus. Le traducteur anglais, qui dit aussi, apparemment sur la foi de M. Dacier, qu'il n'y a rien dans Plutarque de relatif à ce voyage, convient cependant que la connaissance profonde qu'il montre, dans son Traité d'Isis et d'Osiris, sur les mystères religieux des Égyptiens, suppose qu'il avait voyagé dans leur pays, et qu'elle ne peut être le fruit de ses seules lectures. Mais l'époque de ce voyage est incertaine.

IX. Le mérite de Plutarque fut connu de bonne heure à Chéronée, et le fit choisir, dans sa jeunesse, pour être envoyé, lui second, en ambassade vers le proconsul. Son collègue étant resté en chemin, Plutarque continua seul sa route, et remplit sa commission. A son retour, comme il se disposait à rendre compte de son ambassade, son père l'avertit de ne pas tout s'attribuer à lui seul, en disant : Je suis allé, 1 Symp., liv. IX, q. 4, et liv. VIII, q. 3. - 2 Symp., liv. I, q. 40. — 3 Symp., liv. V, q. 3.

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