La réponse est très-simple. Non, le génie n'est point le rival de Dieu; mais, lui aussi il en est l'interprète. La nature l'exprime à sa manière, le génie humain l'exprime à la sienne. Arrêtons-nous un moment à cette question tant de fois agitée, si l'art n'est autre chose que l'imitation de la nature. Sans doute, en un sens, l'art est une imitation; car la création absolument n'appartient qu'à Dieu. Où le génie peut-il prendre les éléments sur lesquels il travaille, sinon dans la nature dont il fait partie? Mais se borne-t-il à les reproduire tels que la nature les lui fournit, sans y rien ajouter qui lui appartienne? N'est-il que le copiste de la réalité? Son seul mérite alors est celui de la fidélité de la copie. Et quel travail plus stérile que de calquer des œuvres essentiellement inimitables par la vie dont elles sont douées, pour en tirer un simulacre médiocre? Si l'art est un écolier servile, il est condamné à n'être jamais qu'un écolier impuissant. Le véritable artiste sent et admire profondément la nature. mais tout dans la nature n'est pas également admirable Ainsi que nous venons de le dire, elle a quelque chose par quoi elle surpasse infiniment l'art, c'est la vie. Hors de là, l'art peut à son tour surpasser la nature, à la condition de ne pas vouloir l'imiter trop scrupuleusement. Tout objet naturel, si beau qu'il soit, est défectueux par quelque côté. Tout ce qui est réel est imparfait. Ici, l'horrible et le hideux s'unissent au sublime; là, l'élégance et la grâce sont séparées de la grandeur et de la force. Les traits de la beauté sont épars et divisés. Les réunir arbitrairement, emprunter à tel visage une bouche, à tel autre des yeux, sans une règle qui préside à ce choix et dirige ces emprunts, c'est composer des monstres; admettre une règle, c'est admettre déjà un idéal différent de tous les individus. C'est cet idéal que le véritable artiste se forme en étudiant la nature sans elle, il ne l'eût jamais conçu; mais avec cet idéal, il la juge ellemême, il la rectifie, et il ose entreprendre de se mesurer avec elle. L'idéal est l'objet de la contemplation passionnée de l'artiste. Assidûment et silencieusement médité, sans cesse épuré par la réflexion et vivifié par le sentiment, il échauffe le génie et lui inspire l'irrésistible besoin de le voir réalisé et vivant. Pour cela, le génie prend dans la nature tous les matériaux qui le peuvent servir, et leur appliquant sa main puissante, comme Michel-Ange imprimait son ciseau sur le CLASSE DE 3c. 19 marbre docile, il en tire des œuvres qui n'ont pas de modèle dans la nature, qui n'imitent pas autre chose que l'idéal rêvé ou conçu, qui sont en quelque sorte une seconde création inférieure à la première par l'individualité et la vie, mais qui lui est bien supérieure, ne craignons pas de le dire, par la beauté intellectuelle et morale dont elle est empreinte. La beauté morale est le fond de toute vraie beauté. Ce fond est un peu couvert et voilé dans la nature; l'art le dégage, et lui donne des formes plus transparentes. C'est par cet endroit que l'art, quand il connaît bien sa puissance et ses ressources, institue avec la nature une lutte où il peut avoir l'avantage. Établissons bien la fin de l'art : elle est là précisément où est sa puissance. La fin de l'art est l'expression de la beauté morale à l'aide de la beauté physique; celle-ci n'est pour lui qu'un symbole de celle-là. Dans la nature ce symbole est souvent obscur : l'art en l'éclaircissant atteint des effets que la nature ne produit pas toujours. La nature peut plaire davantage, car encore une fois elle possède en un degré incomparable ce qui fait le plus grand charme de l'imagination et des yeux, la vie; l'art touche plus, parce qu'en exprimant surtout la beauté morale il s'adresse plus directement à la source des émotions profondes. L'art peut être plus pathétique que la nature, et le pathétique est le signe et la mesure de la grande beauté. Deux extrémités également dangereuses : un idéal mort ou l'absence d'idéal; ou bien on copie le modèle et on manque de vraie beauté, ou bien on travaille de tête et on tombe dans une idéalité sans caractère. Le génie est une perception prompte et sûre de la juste proportion dans laquelle l'idéal et le naturel, la forme et la pensée se doivent unir. Cette union est la perfection de l'art; les chefs-d'œuvre sont à ce prix. V. COUSIN.1 La Conscience. Non, le Dieu qui m'a fait ne m'a point fait en vain; 1. DU VRAI, Du Beau et du BIEN. (Didier édit.) C'est la loi de Trajan, de Socrate, et la vôtre : Qu'un besoin mutuel inspire aux nations. » << Raisonneur malheureux, ennemi de toi-même ! D'où nous vient ce besoin? pourquoi l'Etre suprême Mit-il dans notre coeur, à l'intérêt porté, Un instinct qui nous lie à la société? Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes, Hé bien! conclurez-vous qu'il n'est point de vertu? Des biens que nous goûtons corrompent la douceur; Laisse au fond de nos cœurs la règle et là morale. La Conscience. S'il fallait devenir philosophe pour distinguer le bien du mal et pour connaître son devoir, la plupart des hommes échappant à la responsabilité par l'ignorance n'auraient rien à démêler avec Dieu ni avec la justice; le code pénal serait ridicule, le jury incompétent et l'organisation de la société absurde. Heureusement pour le bien public et l'honneur de nos institutions, quand, par un beau clair de lune, et lorsque tout dort dans le village, le paysan qui n'a de sa vie philosophé regarde avec un œil de convoitise les fruits superbes qui pendent aux arbres de son opulent voisin, il a beau se rassurer par l'absence de tout témoin, calculer le peu de tort que causerait son action, et, comparant la douce vie du riche aux fatigues du pauvre et la détresse de l'un à l'aisance de l'autre, pressentir tout ce qu'a dit Rousseau sur l'inégalité des conditions et l'excellence de la loi agraire, toute cette conspiration de passions et de sophismes échoue en lui contre quelque chose d'incorruptible qui persiste à appeler l'action par son nom et à juger qu'il est mal de la faire. Qu'il résiste ou qu'il cède à la tentation, peu importe; s'il cède, il sait qu'il fait mal; s'il résiste, il sait qu'il fait bien. Dans le premier cas sa conscience prendra parti pour le tribunal correctionnel; et dans le second, elle attendra du ciel la récompense que les hommes laissent à Dieu le soin de payer à la vertu. JOUFFROY 1. La Conscience du genre humain. « Si je trahis ma conscience, si Bacon de Vérulam, chancelier d'Angleterre, manque à l'honneur de sa magistrature, tout un peuple se lèvera pour le juger. La justice sortira de la foule, et le tribunal de Dieu s'y dressera vengeur en face de Westminster outragé. Que si le peuple, lui-même, façonné par la servitude à la corruption, perd à son tour le sentiment du droit, il pourra bien descendre dans la tombe pour ne plus se relever, mais il n'emportera pas avec lui la conscience du genre humain. D'autres peuples, spectateurs ou instruments de sa chute, assisteront à ses funérailles; ils 1 MÉLANGES. (Hachette édit.) regarderont passer le cadavre avec mépris, et, légitimes héritiers de sa vie, parce qu'ils seront devenus à sa place les représentants de l'honneur, ils chanteront avec foi le symbole du devoir, qui est aussi le symbole de l'immortalité. Si, enfin, dans un moment fatal, toute la race humaine avilie cessait de croire à la justice pour ne plus croire qu'à l'intérêt et au plaisir, si jamais nos yeux devaient voir dans le monde l'abjecte unité de la dépravation, ah! croyez-le, et ne désespérez pas, croyez qu'il en serait de ce jour comme du jour qui précèdera la résurrection du Sauveur : la conscience humaine a peut-être aussi des éclipses; mais si elle a des éclipses, elle a aussi ses pâques, et le siècle du Christ s'est levé sur le siècle de Néron. Oui, la conscience règne. Elle a précédé l'Évangile, et elle lui survit. Elle l'a précédé comme une aurore, elle lui survit comme une sœur. L'Évangile est le cri de la conscience de Dieu dans la conscience de l'homme, et, tant que Dieu vivra, tant que l'homme ne sera pas éteint, ce cri sera plus fort pour sauver que les passions pour perdre. LACORDAIRE1. Le Bonheur. Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux. Que des biens peu certains, qu'un plaisir peu tranquille; 1. CONFÉRENCES. (Poussielgue Rusand édit.) |