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L'Aveugle et le Paralytique.

Aidons-nous mutuellement :

La charge des malheurs en sera plus légère;
Le bien que l'on fait à son frère

Pour le mal que l'on souffre est un soulagement.

Dans une ville de l'Asie,

Il existait deux malheureux :

L'un perclus, l'autre aveugle, et pauvres tous les deux. Ils demandaient au ciel de terminer leur vie;

Mais leurs cris étaient superflus;

Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,
Couché sur un grabat dans la place publique,
Souffrait sans être plaint : il en souffrait bien plus.
L'aveugle, à qui tout pouvait nuire,
Était sans guide et sans soutien,
Sans avoir même un pauvre chien
Pour l'aimer et pour le conduire.
Un certain jour, il arriva

Que l'aveugle, à tâtons, au détour d'une rue,
Près du malade se trouva;

Il entendit ses cris, son âme en fut émue.
Il n'est tel que les malheureux

Pour se plaindre les uns les autres.

« J'ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres :
Unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux.
- Hélas! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,
Que je ne puis faire un seul pas;
Vous-même vous n'y voyez pas :
A quoi nous servirait d'unir notre misère?

:

A quoi! répond l'aveugle; écoutez à nous deux Nous possédons le bien à chacun nécessaire;

J'ai des jambes, et vous des yeux.

Moi, je vais vous porter; vous, vous serez mon guide :
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés.

Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez;
Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,

Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi. »

FLORIAN.

Le Renard et l'Ours.

Un fin renard, disciple ou descendant
Du célèbre flatteur qu'a chanté La Fontaine,
En courant les monts de Pyrène,

Dans les pattes d'un ours tomba par accident.
C'était bien l'ours le plus vorace,

Le plus dur, le plus loup-garou,
Que de Bayonne au Canigou,

De Calisto jamais eût enfanté la race.
Mais comme il digérait son second déjeuner,
En attendant l'heure de son dîner,
Il avait mis le renard en fourrière;
Et pour veiller son prisonnier,
Sur le devant de sa tanière,

Il s'était en travers étendu tout entier.
Mon renard cependant fait bonne contenance;
Et ce répit lui rendant l'espérance,

Il se met à flatter son terrible geôlier.
Vain espoir! ce geôlier, d'une nature étrange,
A peu de goût pour la louange.
Le flatteur a beau s'enrouer;
Rien ne fléchit ni ne dérange

Le cerbère au long poil qu'il veut amadouer.
Vante-t-il son courage en un jour de bataille?
Un sourd grognement lui répond.
La majesté de sa royale taille?

De sa large poitrine il en sort un second.
La beauté de son poil? On grogne de plus belle.
La noble fierté de son port?

Monseigneur grogne encor plus fort.
Le pauvre diable en perdait la cervelle,
Lorsqu'en examinant d'un regard effaré
Ce vieux groin si dur et si revêche,
Sous la paupière gauche il remarque une brèche,
Et que d'un œil l'ours était déferré.

Le voilà qui se met à conter des histoires:
Il parle d'Annibal, la terreur des Romains,
Du sultan Bajazet, l'effroi des Byzantins :

« Et ces deux héros, ces deux gloires,

D'où leur venait, dit-il, cette faveur des dieux?
C'est qu'ils étaient borgnes tous deux. >>

Le grognement s'apaise; et, la tête penchée,
Mon ours tourne vers lui sa paupière ébréchée;
Mais l'habile flatteur n'a garde de le voir.
Du sultan Bajazet sa verve intarissable
Vient aux Cyclopes de la fable.

<< Borgnes, s'écria-t-il, mais quel œil vif et noir! »
L'ours en avait un de semblable.

Il relève à ces mots ses pattes de devant.
Et se remet sur son séant.

« Non, poursuit le renard, notre commune mère
N'a jamais enfanté d'aussi beaux demi-dieux,
Non, la beauté, pour séduire et pour plaire,
N'eut jamais besoin de deux yeux.

- Je le crois bien, dit l'ours tout fier et tout joyeux.
Je mangerai qui dira le contraire.

Mais toi, mon bon ami, j'en aurais du chagrin,
Je ne toucherai pas un seul poil de ta tête.
J'aimerais mieux mourir de faim;

Va-t'en. » Et le renard est parti de la main.
Sans attendre qu'il le répète.

Il n'est pas de tyran, fût-il des plus brutaux,
Dont ne puisse un flatteur adoucir la nature.
Attachez-vous surtout à louer ses défauts;
C'est la recette la plus sûre.

VIENNET.

Conseils aux grands.

Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image.

Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s'était perdu; et ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre: mais il résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu'on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi. Mais comme il ne pouvait oublier

sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée · l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l'autre. C'était par la première qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soi-même.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui; et non-seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards.

Que s'ensuit-il de là? Que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée, et que si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître, par une pensée plus cachée et plus véritable, que vous n'avez rien naturellement au-dessus d'eux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes; car c'est votre état naturel. PASCAL.

Epitaphe du licencié Garcias.

Deux écoliers allaient ensemble de Pennafiel à Salamanque Se sentant las et altérés, ils s'arrêtèrent au bord d'une fon taine qu'ils rencontrèrent sur leur chemin. Là, tandis qu'il: se délassaient après s'être désaltérés, ils aperçurent par hasard auprès d'eux, sur une pierre à fleur de terre, quel ques mots déjà un peu effacés par le temps, et par les pieds des troupeaux qu'on venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l'eau sur la pierre pour la laver et ils lurent ces paroles castillanes: « Aqui està encerrada el alma del licenciado Pedro Garcias. Ici est enfermée l'âme du licencié Pierre Garcias. »

Le plus jeune de ces écoliers, qui était vif et étourdi, n'eut pas achevé de lire l'inscription qu'il dit en riant de toute sa force «Rien n'est plus plaisant ici est enfermée l'âme;

une âme enfermée, je voudrais savoir quel original a pu faire une si ridicule épitaphe. » En achevant ces paroles, il se leva pour s'en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en luimème : « Il y a là-dessous quelque mystère; je veux demeurer ici pour l'éclaircir. » Celui-ci laissa donc partir l'autre, et sans perdre de temps se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre. Il fit si bien qu'il l'enleva. Il trouva dessous une bourse de cuir qu'il ouvrit. Il y avait dedans deux cents ducats, avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paroles en latin: Sois mon héritier, toi qui as eu assez d'esprit pour démêler le sens de l'inscription, et fais un meilleur usage que moi de mon argent.

L'écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salamanque avec l'âme du licencié. LESAGE.

L'Esprit du peuple.

Deux citoyens haranguaient sur la place,
Montés chacun sur un tréteau.

L'un vend force poisons, distillés dans une eau
Limpide à l'œil: mais il parle avec grâce;
Son habit est doré, son équipage est beau;
Il attroupe la populace.

L'autre, ami des humains, jaloux de leur bonheur,
Pour rien débite un antidote :

Mais il est simple, brusque et mauvais orateur;
On s'en moque, on le fuit comme un fou qui radote,
Et l'on court à l'empoisonneur.

DORAT.

Châtiment du méchant.

O vous qui dédaignez un chimérique honneur,
Hommes justes, quel bien vous donna le bonheur?
Un sort obscur et doux, la paix de l'innocence.
Qui borne ses désirs ne craint pas l'indigence.
Ah! loin de la discorde et d'un faste hautain,
Le sage sait braver les rigueurs du destin;
Il souffre sans murmure, il jouit en silence;
Son cœur dans la vertu trouve l'indépendance.
L'avide ambitieux, esclave de l'orgueil,

CLASSE DE 30.

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