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l'espace s'étend sans bornes devant vous, peu à peu l'ennui se dissipe; le voyageur éprouve une terreur secrète qui, loin d'abaisser l'âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles: le soleil brûlant, l'aigle impétueux, l'humble hysope, le cèdre superbe, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l'Écriture sont là. Chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l'avenir, chaque sommet retentit des accents d'un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr'ouverts attestent le prodige; le désert paraît encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il n'a osé rompre le silence depuis qu'il à entendu la voix de l'Éternel. CHATEAUBRIAND.

Venise.

L'aspect de Venise est plus étonnant qu'agréable: on croit d'abord voir une ville submergée, et la réflexion est nécessaire pour admirer le génie des mortels qui ont conquis cette demeure sur les eaux. Naples est bâtie en amphithéâtre au bord de la mer; mais Venise étant sur un terrain tout à fait plat, les clochers ressemblent aux mâts d'un vaisseau qui resterait immobile au milieu des ondes. Un sentiment de tristesse s'empare de l'imagination en entrant dans Venise. On prend congé de la végétation; tous les animaux sont bannis, et l'homme seul est là pour lutter contre la mer.

Le silence est profond dans cette ville dont les rues sont des canaux, et le bruit des rames est l'unique interruption à ce silence; ce n'est pas la campagne, puisqu'on n'y voit pas un arbre; ce n'est pas la ville, puisqu'on n'y entend pas le moindre mouvement; ce n'est pas même un vaisseau, puisqu'on n'avance pas c'est une demeure dont l'orage fait une prison; car il y a des moments où l'on ne peut sortir ni de la ville ni de chez soi. On trouve des hommes du peuple à Venise qui n'ont jamais été d'un quartier à l'autre, qui n'ont pas vu la place Saint-Marc, et pour qui la vue d'un cheval ou d'un arbre serait une véritable merveille. Ces gondoles noires qui glissent sur les canaux ressemblent à des cercueils ou à des berceaux, à la dernière et à la première demeure de l'homme. Me DE STAEL.

La Source.

Je sais parmi nos bois une claire fontaine,
Fraîche même à midi, tant son eau souterraine
Par des canaux cachés au soleil, sous les monts,
S'est refroidie avant d'entrer en ces vallons,
Et tant elle a choisi, pour percer la colline,
Un recoin ombragé de la forêt voisine.

Ce n'est pas un ruisseau comme en veut un amant,
Qui sur son flot plaintif emporte lentement
Le feuillage des bois desséché par l'automne
Et berce la tristesse à son bruit monotone;
Il n'a pas, sous les monts dont il quitte le seuil,
Appris à sangloter de quelque nymphe en deuil;
Mais comme un écolier paresseux qui déserte,
Il s'évade gaîment dans la campagne verte,
Court en avant, revient, fait cent tours, s'amusant
Tantôt à s'exercer contre un caillou luisant,"
S'il pourra l'entraîner vers des rives nouvelles,
Et tantôt à courber les herbes moins rebelles.
Sur leurs fronts chevelus, des tilleuls à l'entour
Soutiennent dans les airs le poids brûlant du jour,
Et, tandis qu'à leurs pieds l'onde se précipite,
De leurs rameaux unis ils protégent sa fuite.

E. AUGIER1.

Une Nuit d'été à Saint-Pétersbourg.

Rien n'est plus rare, mais rien n'est plus enchanteur qu'une belle nuit d'été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l'hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier; soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.

Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l'occident et ne laisse après lui qu'un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque, environné de vapeurs rougeâtres, roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent 1 horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l'idée d'un vaste incendie.

1. POÉSIES. (Michel Lévy édit.)

Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au sein d'une cité magnifique : ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu'elle embrasse, et dans toute l'étendue de la ville elle est contenue par deux quais de granit, alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois canaux qui parcourent la capitale, et dont il n'est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l'imitation.

Mille chaloupes se croisent et sillonnent l'eau en tous sens; on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l'ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions de l'univers. Les brillants oiseaux d'Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d'orangers; ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l'ananas, le citron et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Russe opulent s'empare des richesses qu'on lui présente et jette l'or, sans compter, à l'avide marchand.

Nous rencontrions de temps en temps d'élégantes chaloupes dont on avait relevé les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

Près de nous une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants. Un baldaquin cramoisi, garni de franges d'or, couvrait le jeune couple et les parents. Une musique russe, resserrée entre deux files de rameurs, envoyait au loin le son de ses bruyants cornets. Cette musique n'appartient qu'à la Russie, et c'est peut-être la seule chose particulière à ce peuple qui ne soit pas ancienne. Une foule d'hommes vivants ont connu l'inventeur, dont le nom réveille constamment dans sa patrie l'idée de l'antique hospitalité, du luxe élégant et de nobles plaisirs. Singulière mélodie! emblème éclatant fait pour occuper l'esprit bien plus que l'oreille. Qu'importe à l'œuvre que les instruments sachent ce qu'ils font vingt ou trente automates, agissant ensemble, produisent une pensée étrangère à chacun d'eux; le mécanisme aveugle est dans l'individu : le calcul ingénieux, l'imposante harmonie sont dans le tout.

A mesure que notre chaloupe s'éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s'éteignaient insensible

ment. Le soleil était descendu sous l'horizon; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu'on ne saurait peindre, et que je n'ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblaient se mêler et comme s'entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes. J. DE MAISTRE.

La Chute du Jour à Venise.

Le soleil était descendu derrière les monts Vicentins. De grandes nuées violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La tour de Saint-Marc, les coupoles de Sainte-Marie, et cette pépinière de flèches et de minarets qui s'élève de tous les points de la ville, se dessinaient en aiguilles noires sur le ton étincelant de l'horizon. Le ciel arrivait, par une admirable dégradation de nuances, du rouge-cerise au bleu de smalt; et l'eau, calme et limpide comme une glace, recevait exactement le reflet de cette immense irisation. Au-dessous de Venise, elle avait l'air d'un grand miroir de cuivre rouge. Jamais je n'avais vu Venise si belle et si féerique. Cette noire silhouette, jetée entre le ciel et l'eau ardente comme dans une mer de feu, était alors une de ces sublimes aberrations d'architecture que le poète de l'Apocalypse a dû voir flotter sur les grèves de Patmos quand il rêvait sa Jérusalem nouvelle et qu'il la comparait à une belle épousée de la veille.

Peu à peu les couleurs s'obscurcirent, les contours devinrent plus massifs, les profondeurs plus mystérieuses. Venise prit l'aspect d'une flotte immense, puis d'un bois de hauts cyprès, où les canaux s'enfonçaient comme de grands chemins de sable argenté.

G. SAND.

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HOMERE. En vérité, toutes les fables que vous venez de me réciter ne peuvent être assez admirées. Il faut que vous ayez beaucoup d'art pour déguiser ainsi en petits contes les instructions les plus importantes que la morale puisse donner, et pour couvrir vos pensées, sous des images aussi justes et aussi familières que celles-là.

ESOPE. Il m'est bien doux d'être loué sur cet art par vous qui l'avez si bien entendu.

HOMÈRE. Moi? je ne m'en suis jamais piqué.

ESOPE. Quoi! n'avez-vous pas prétendu cacher de grands mystères dans vos ouvrages?

HOMÈRE. Hélas! point du tout.

ESOPE. Cependant tous les savants de mon temps le disaient; il n'y avait rien dans l'Iliade, ni dans l'Odyssée, à quoi ils ne donnassent les allégories les plus belles du monde. Ils soutenaient que tous les secrets de la théologie, de la physique, de la morale, et des mathématiques même, étaient renfermés dans ce que vous aviez écrit. Véritablement il y avait quelque difficulté à les développer: où l'un trouvait un sens moral, l'autre en trouvait un physique; mais, après cela, ils convenaient que vous aviez tout su et tout dit à qui le comprenait bien.

HOMÈRE. Sans mentir, je m'étais bien douté que de certaines gens ne manqueraient point d'entendre finesse où je n'en avais point entendu. Comme il n'est rien tel que de prophétiser des choses éloignées, en attendant l'événement; il n'est rien tel aussi que de débiter des fables en attendant l'allégorie.

ESOPE. Il fallait que vous fussiez bien hardi pour vous reposer sur vos lecteurs du soin de mettre des allégories dans vos poèmes. Où en eussiez-vous été si on les eût pris au pied de la lettre?

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