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Tout ce qui rappelle saint Vincent de Paul a donc une valeur exceptionnelle et mérite d'être recueilli avec soin. C'est ce qui m'engage à publier une de ses plus précieuses lettres, adressée à M. de Commet, avocat à Dax, pour lui annoncer sa délivrance de l'esclavage de Tunis. Cette lettre, bien connue de tous les biographes, par les extrails qu'en a donnés Abelly, existe en original entre les mains de ma tante, Mme Joseph Fillon, de Fontenay-Vendée. Elle est reliée dans un curieux album où se trouve également un autre billet écrit à un membre de la même famille, en lui envoyant une miniature qui se voit au feuillet précédent du volume. Voici ce beau document, qui ne comprend pas moins de trois pages in-4° d'une écriture très-fine.

<< Monsieur,

« L'on auroyt jugé, il y a deux ans, à voir l'aparence des favorables progrez de mes affaires, que la fortune ne s'estudioyt, contre mon mérite, qu'à me rendre plus envié qu'inimité; mais, hélas! ce n'estoyt que pour présenter en moy sa vicissitude et inconstance, convertissant sa grace en disgrace et son heur en malheur.

<< Vous avez peu sçavoir, Monsieur, comme trop adverty de mes affaires, comme je trouvis, à mon retour de Bourdeaux, un testament faict à ma faveur par une bonne fame vieille de Tholose; le bien de laquelle concistoyt en quelques meubles et quelques terres, que la chambre my-partie de Castres luy avoyt adjugé pour trois à quatre cens escus qu'un méchand mauvais garnement luy devoyt. Pour retirer partie duquel, je m'acheminis sur le lieu, pour vendre le bien, comme conceillé de mes meilleurs amis et de la nécessité que j'avais d'argent pour satisfaire aux debtes que j'avais faict, et grande dépense que j'apercevois qu'il me convenoyt faire à la poursuite de l'affaire que ma témérité ne me permet de nommer. Estant sur le lieu, je trouvis que le galand avoyt quité son pays, pour une prinse de corps que la bonne fame avoyt contre luy pour les mesme debtes, et feus adverty comme il faisoyt bien ses affaires à Marceille, et qu'il y avoyt de beaux moyens. Surquoy mon procureur conclud, comme aussy à la vérité la nature des affaires le requeroyt, qu'il me faloyt acheminer à Marceille, estimant que, l'ayant prisonnier, j'en pourrois avoir deux ou trois cens escus. N'ayant point d'argent pour expédier cela, je vendis le cheval que j'avois prins de louage à Tholose, estimant le payer au retour, que l'infortune fist estre aussi retardé que mon deshonneur est grand pour avoir laissé mes affaires si embrouillez; ce que je n'aurois faict si Dieu m'eust donné aussi

heureux succez en mon entreprinse que l'apparence me le promectoyt. Je partis donc sur cest advis, atrapis mon homme à Marceille, le fis emprisonner et m'acordis à trois cens escuz qu'il me bailla content.

<< Estant sur le poinct de partir par terre, je fus persuadé par un gentilhomme avec qui j'estois logé de m'embarquer avec luy jusques à Narbonne, veu la faveur du temps qui estoit ; ce que je fis pour plustôt y estre et pour espargner, ou, pour mieux dire, pour n'y jamais estre et tout perdre. Le vent nous feust aussi favorable qu'il faloyt pour nous rendre ce jour à Narbonne, qui estoyt faire cinquante lieues, si Dieu n'eust permis que trois brigantins turcqs, qui costoyoient le goulfe de Léon pour atraper les barques qui venoyent de Beaucaire, où il y avoyt foire que l'on estime estre des plus belles de la chrestienté, ne nous eussent donnez la charge et ataquez si vivement que, deux ou trois des nostres estant tuez et le reste blessés, et mesmes moy, qui eus un coup de flèche qui me servira d'horloge tout le reste de ma vie, n'eussions été contrainctz de nous rendre à ces félons et pires que tigres. Les premiers effects de la rage desquelz furent de hacher nostre pilote en cent mile pièces, pour avoir perdeu un des principalz des leurs, outre quatre ou cinq forsatz que les nostres leur tuèrent. Ce faict, nous enchainèrent, après nous avoir grossièrement pensez, poursuivirent leur poincte, faisant mille voleries, donnant néanmoingt liberté à ceux qui se rendoyent sans combattre, après les avoir volez, et, enfin, chargez de marchandise, au bout de sept ou huict jours, prindrent la route de Barbarie, tanière et spélongue de voleurs sans adveu du Grand Turcq, où estant arrivez, ils nous exposèrent en vente, avec procèsverbal de notre capture, qu'ilz disoyent avoir esté faicte dans un navire espagnol, parceque, sans ce mensonge, nous aurions esté délivrez par le consul que le Roy tient de là pour rendre libre le commerce aux François. Leur procédeure à nostre vente feust qu'après qu'ils nous eurent despouillez tout nudz, ils nous baillèrent à chascun une paire de brayes, un hocqueton de lin, avec une boucle, nous promenèrent par la ville de Thunis, où ils estoyent veneuz pour nous vendre. Nous ayant faict faire cincq ou six tours par la ville la chaine au col, il nous ramenèrent au bateau, affin que les marchands vinssent voir qui pouvoyt manger et qui non, pour monstrer que nos playes n'estoyent point mortelles. Ce fait, nous rame

nèrent à la place où les marchands nous vindrent visiter tout de mesme que l'on faict à l'achat d'un cheval ou d'un beuf, nous faisant ouvrir la bouche pour visiter nos dents, palpant nos costes, sondant nos playes, et nous faisant cheminer le pas, troter, et courir; puis tenir des fardeaux, et puis luter pour voir la force d'un chacun, et mile autres sortes de brutalitez.

<< Je feus vendeu à un pescheur, qui feust contrainct se deffaire bientôt de moy, pour n'avoir rien de si contraire que la mer, et, depuis, par le pescheur à un vieillard, médecin spagirique, souverain tireur de quintescences, homme fort humain et traictable; lequel, à ce qu'il me disoyt, avoyt travaillé cinquante ans à la recherche de la pierre philosophale; et en vain quant à la pierre, mais fort seurement à autres sortes de transmutation des métaux. En foy de quoy je luy ay veu souvent fondre autant d'or que d'argent ensemble, le mètre en petites lamines, et puis mètre un lit de quelque poudre, puis un autre de lamines, et puis un autre de poudre, dans un creuset ou vase à fondre des orfèvres, le tenir au feu vingt quatre heures, puis l'ouvrir et trouver l'argent être deveneu or. Et plus souvent encore congeler ou fixer l'argent vif en fin argent, qu'il vendoyt pour donner aux pauvres. Mon occupation estoyt de tenir le feu à dix ou douze fourneaux, en quoy, Dieu mercy, je n'avois plus de peine que de plaisir. Il m'aymoyt fort, et se plaisoyt fort de me discourir de l'alchimie et plus de sa loy, à laquelle il faisoyt tous ses efforts de m'atirer, me prometant force richesses et tout son sçavoir. Dieu opéra tousiours en moy une croyance de délivrance, par les assidues prières que je luy faisois et à la Vierge Marie, par la seule intercession de laquelle je croy fermément avoir esté délivré.

« L'espérance et ferme croyance donc que j'avois de vous revoir, Monsieur, me fist estre assideu à le prier de m'enseigner le moyen de guérir de la gravelle, en quoy je luy voyois journellement faire miracle; ce qu'il fict, voire me fist préparer et administrer les ingrédiens. O combien de fois ay-je desiré despuis d'avoir esté esclave auparavant la mort de feu monsieur vostre frère et commecenas à me bien faire (1), et avoir leu le secret que je vous envoye, vous priant le recevoir d'aussi bon cœur que ma croyance est ferme que, si

(1) Il s'agit ici du premier protecteur de Vincent de Paul. Il était, comme son frère, avocat à Dax et juge de Pouy.

fensse sceu ce que je vous envoye, la mort n'en auroyt jà triomphé, au moingt par ce moyen, ores que l'on die que les jours de l'homme sont contez devant Dieu : il est vray; mais ce n'est poinct parce que Dieu avoyt conté ses jours estre en tel nombre; mais le nombre a esté conté devant Dieu, parce qu'il est adveneu ainsi; où, pour plus clairement dire, il n'est point mort lorsqu'il est mort, pourceque Dieu l'avoyt ainsi préveu ou conté le nombre de ses jours estre tel; mais il l'avoyt préveu ainsi et le nombre de ses jours a esté cogneu estre tel qu'il a esté, parcequ'il est mort lorsqu'il est mort (1).

« Je feus donc avec ce vieillard despuis le mois de septembre 1605, jusqu'au mois d'aoust prochain, qu'il fust pris et mené au Grand Sultan pour travailler pour luy; mais en vain, car il mourut de regret par les chemins. Il me laissa à son nepueu, vray antropomorphite, qui me revendit tôt après la mort de son oncle, parcequ'il ouyt dire comme monsieur de Brève, ambassadeur pour le Roy en Turquie, venoyt, avec bonnes et expresses patentes du Grand Turcq, pour recouvrer les esclaves chrestiens. Un renégat de Nice en Savoye, ennemy de nature, m'acheta et m'emmena en son temat, ainsi s'apelle le bien que l'on tient comme métayer du Grand Seigneur: car le peuple n'a rien; tout est au Sultan. Le temat de cestuy-cy estoyt dans la montagne, où le pays est extrémement chaud et désert. L'une des trois fames qu'il avoyt (comme grecque chrestienne, mais schismatique) avoyt un bel esprit et m'affectionnoyt fort, et plus à la fin une autre naturellement turque, qui servit d'instrument à l'immense miséricorde de Dieu pour retirer son mari de l'apostasie, le remettre au giron de l'Église, et me délivrer de son esclavage. Curieuse qu'elle estoyt de sçavoir nostre façon de vivre, elle me venoyt voir tous les jours aux champs où je fossioys, et, après tout, me commanda de chanter louanges à mon Dieu. Le ressouvenir du Quomodo cantabimus in terra aliena des enfants d'Israël captifs en Babilone me fist commencer avec la larme à l'œil le psaume Super flumina Babilonis, et puis le Salve, regina, et plusieurs autres choses, en quoy elle print autant de plaisir que la merveille en feust grande. Elle ne manqua point de dire à son mari le soir qu'il avoyt heu tort de quiter sa religion, qu'elle estimoyt extrèmement bonne pour un recit que je

(1) Ce passage, assez peu clair, a pour but de combattre l'idée de la prédestination.

lui avoys faict de nostre Dieu, et quelques louanges que je lu avoys chanté en sa présence, en quoy, disoyt-elle, elle avoyt en un si divin plaisir, qu'elle ne croyoyt poinct que le paradis de ses pères et celuy qu'elle espéroyt un jour fust si glorieux, ny accompagné de tant de joye que le plaisir qu'elle avoyt pendant que je louais mon Dieu, concluant qu'il y avoyt quelque merveille. Cestre autre Caïphe ou Asnesse de Balaam fict par ses discours que son mari me dit le lendemain qu'il ne tenoyt qu'à commodité que nous ne nous sauvissions en France; mais qu'il y donneroyt tel remède, dans peu de temps, que Dieu y seroyt loué. Ce peu de jours furent dix mois qu'il m'entretinst dans ces vaines, mais à la fin executées espérances, au bout desquels nous nous sauvâmes avec un petit esquif, et nous rendismes le vingt huictiesme de juing à Aiguesmortes, et, tot après, en Avignon, où Monseigneur le vice-légat (1) receut publiquement le renégat, avec la larme à l'oeil et le sanglot au gosier, dans l'église de St-Pierre, à l'honneur de Dieu et édification des spectateurs. Mon dict seigneur nous a reteneu tous deux pour nous mener à Rome, où il s'enva tout aussitot que son successeur à la triène, qu'il acheva le jour de la St-Jehan, sera veneu. Il a promis au pénitent de le faire entrer à l'austère couvent des Fate ben fratelli, où il s'est voué, et, à moy, de me faire pourvoir de quelque bon bénéfice. Il me faict cest honneur de fort aymer et caresser, pour quelques secrets d'alchimie que je luy ay aprins, desquels il faict plus d'estat, dit-il, que si Io li avesse datto un monto di oro, parcequ'il y a travaillé tout le temps de sa vie et qu'il ne respire autre contentement. Mondit seigneur sçachant comme je suis homme d'esglise m'a commandé d'envoyer quérir les lettres de mes ordres, m'asseurant de me faire du bien et très bien pourvoir de bénéfice. J'estoys en peyne pour trouver homme asseuré pour ce faire, quand un mien amy de la maison de mondict seigneur m'adressa monsieur Canterelle, présent porteur, qui s'en aloyt à Tholose, lequel j'ay prié de prendre la peyne de donner un coup d'esperon jusques à Dacqs, pour vous aller rendre

(1) Ce légat se nommait Pierre Montorio. Il fit connaître Vincent de Paul à l'ambassadeur de France à Rome, qui le chargea, l'année suivante, d'une mission près de Henri IV, et lui ouvrit ainsi l'entrée de la cour. Selon Collet, ce fut Joseph Ferreri, archevêque d'Urbin, successeur de Montorio, qui réconcilia le renégat avec l'Église.

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