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Richelieu était bien toujours préoccupé de donner suite au grand projet du Morbihan; mais soit qu'il jugeât tout d'abord que c'était une affaire manquée par l'égoïsme de la magistrature, qui voulait retenir à elle toutes les causes, soit plutôt afin de propager partout l'esprit commercial, en suscitant d'autres associations, toujours est-il qu'il se prêtait déjà à de nouvelles combinaisons présentées dans l'intervalle. Laissons parler à cet égard Deslandes, ancien commissaire de la marine à Nantes :

« Un homme d'esprit qui s'était beaucoup intrigué à la cour de Louis XIII, nous apprend que ce cardinal recevait avec bonté toutes les propositions qu'on lui faisait au sujet du commerce, qu'il excitait les principaux marchands du royaume à voyager dans les pays étrangers et à recueillir tout ce que les arts y ont de curieux, les industries particulières de caché; que, de plus, il avait fait venir à ses frais plusieurs riches négociants, nn Nicolas Witte d'Alcmaer en Hollande (1), un François Billoty de Bruxelles, un Jean du Meurier,

(1) Peut-être un parent du grand pensionnaire de Hollande.

sieur de Saint-Remi, de Redon en Bretagne, avec lesquels il aimait à se retirer et à s'entretenir des heures entières. Là, il pesait les forces du royaume; il entrait dans les calculs les plus embarrassants et les détails les plus laborieux; il cherchait les moyens de se passer des manufactures étrangères et de les naturaliser en France. On dit même qu'il voulait établir une compagnie générale de commerce, sous le titre de la Nacelle de Saint-Pierre fleurdelisee. Cette compagnie aurait eu des comptoirs et des entrepôts dans les principales villes du royaume, et elle se serait chargée d'y faire entrer toutes les marchandises qui nous manquent, et que produisent les régions les plus éloignées. Un de ses premiers articles portait que toutes personnes, de quelque rang et de quelque condition qu'elles fussent, pouvaient y prendre part et faire sous ses ordres le commerce de mer, sans craindre pour cela de déroger à noblesse, ni de souffrir aucun reproche. N'est-il pas étonnant que l'art de détruire les hommes relève, et que celui de les conserver, celui de leur procurer tout ce qui leur est nécessaire pour la commodité de la vie et pour l'agrément, avilisse ?

« Le titre de Nacelle de Saint-Pierre fleurdelisée, ajoute Deslandes, paraîtra sans doute extraordinaire à ceux qui ignorent que, dans les meilleurs projets du cardinal de Richelieu, il y avait toujours quelque chose de romanesque témoin son attachement pour les pièces de théâtre, et les noms pleins de faste qu'il se plaisait à leur donner (1). >>

Comme l'on s'abuse, quand on ne juge les choses que d'après l'étiquette, sans en connaître les vrais motifs! Loin d'être romanesque, ce titre, quelque bizarre qu'il soit, était au contraire très-positif pour l'époque. Il n'eût point suggéré cette qualification, non plus que la remarque qui l'accompagne, si notre commissaire eût été aussi bien informé des obstacles qu'éprouvait Richelieu dans ses desseins de régénération maritime de la France par le commerce, que du fait en lui-même. Cette dénomination, qui tient à la fois de la papauté et de

(1) Essay (sic) sur la marine et sur le commerce, p. 89-91; s. l., 1743, in-8o. Le poète Bertrand, de Nantes, en a publié un Examen, sans nom d'auteur ni lieu d'impression également, 1744, in-8° de 198 pages. Barbier, qui cite l'ouvrage de Deslandes, ne mentionne pas l'Examen de Bertrand. Il y a tout lieu de croire que ces deux écrits ont été imprimés à Nantes, chez Antoine Marie.

la monarchie, provient, en effet, des difficultés que soulevait l'entreprise. Le cardinal-ministre semble avoir cherché jusque dans la simple raison sociale à prêter à son œuvre le concours des deux puissances: tantæ molis erat mercatam condere gentem! Mais il ne s'en tint pas là seulement. Pour lui concilier une meilleure volonté de la part de la première magistrature du royaume, il chargea spécialement le procureur général au parlement de Paris, Mathieu Molé, d'examiner les conditions proposées par Witte et Cie, afin de les présenter ensuite avec plus de chance de ne pas rencontrer d'opposition sourde à la prochaine tenue des notables. C'est même à cette circonstance qu'on en doit la conservation, comme nous le dirons plus loin. Ajoutons seulement que le préambule et le dispositif de l'acte de société, qui était resté presque inconnu jusqu'ici, concorde parfaitement avec les détails rapportés par Deslandes, d'après l'homme d'esprit intrigant de la cour de Louis XIII, qu'il ne nomme pas.

Cela fait, on inséra dans l'Avis à MM. de l'Assemblée des Notables, sorte de programme officiel imprimé et distribué à l'ouverture de la session, le paragraphe suivant sur la nécessité de rétablir le commerce en France et d'organiser la navigation :

« Pour cela il y a deux choses à faire: premièrement, purger cette vermine d'officiers qui volent tout le monde. Ils ont été créés pour la sûreté du commerce, et néanmoins ils ne servent véritablement qu'à piller les marchands et à décrier nos ports. Deux commissaires envoyés sur les lieux, avec pouvoir de faire et parfaire le procès à ces gens-là, suffiront pour y remédier.

Outre, il faut instituer un ordre général pour la navigation. N'est-ce pas une honte qu'en trois cens lieues de côtes il ne se trouvera pas vingt vaisseaux françois ! Et néanmoins s'il vous plaît d'y mettre la main, nous serons en peu de temps maitres de la mer, et ferons la loi à ces insulaires qui usurpent ce titre. Nous avons, sans comparaison, plus de havres qu'eux, plus de bois et meilleur qu'eux pour bâtir des navires, plus de matelots, témoin qu'ils ne se servent en leurs voyages que de nos Biscains, de nos Bretons ou Normands. Les toiles, les cordes, les cidres, les vins, les chairs salées, équipages et provisions nécessaires, se prennent sur nos terres.

« Il ne reste plus que donner la forme à ce dessein; la matière n'est que trop ample. En voici un projet, servez-vous en, si vous n'en trouvez point de meilleur; il ne m'importe pas, pourvu que la

chose se fasse, et que le public en profite (1). Que le Roi, par édit, ordonne qu'en chacune ville capitale de ses provinces, les marchands feront une compagnie pour la navigation sur le modèle d'Amsterdam, et équiperont certain nombre de vaisseaux dans les ports les plus proches et les plus commodes; et pour les exciter davantage qu'on leur accorde de grands priviléges, comme entre autres qu'on rabatte le dixième des impositions aux navires françois, qui entreront on sortiront sans fraude de nos ports; et qu'il soit défendu, à peine de confiscation de corps et de biens, à nos mariniers d'aller servir les étrangers. En peu de temps vous ferez une flotte innombrable et couvrirez la mer de voiles; et si vous employerez quantité de jeune noblesse, qui demeure inutile et s'abâtardit (2). »

Ce point ayant été mis en délibération, les notables remercièrent Louis XIII de l'intention où il était de vouloir rendre au royaume les trésors de la mer que la nature lui avait si libéralement offerts, et opinèrent qu'il serait supplié de faire observer cet article. Puis la clôture de l'Assemblée au 24 février 1627, fut suivie d'une déclaration dans laquelle le roi annonçait, entre autres choses, que son dessein était de « rétablir le commerce et la marchandise, renouveler et amplifier ses priviléges, et faire en sorte que la condition du trafic fût tenue en l'honneur qu'il appartient et rendue considérable entre ses sujets, afin que chacun y demeurât volontiers, sans porter envie aux autres conditions. >>

Nous ne savons si la compagnie de la Nacelle de Saint-Pierre fleurdelisée eut un meilleur sort que l'association bretonne du Morbihan. Nous n'avons rien trouvé de plus sur son compte, et les Memoires de Richelieu n'en disent mot; toutes présomptions qu'elle

(1) Ce projet tout préparé dont il est ici question, est évidemment l'acte constitutif de la Nacelle de Saint-Pierre fleurdelisée, revu par le procureur général au parlement de Paris. Il est, en effet, encore mieux agencé que celui de la compagnie du Morbihan, auquel il est, du reste, quelque peu postérieur. On peut le voir en original dans le vol. CCIII, pag. 214, de la collection de Colbert, dite des Cinq-Cents, conservée aux mss. de la Bibliothèque nationale. C'est de là que l'a tiré M. Champollion-Figeac, pour l'insérer dans les Mémoires de Mathieu Molé, dont il est l'éditeur pour la Société de l'histoire de France, tom. 1er, pag. 423-48; Paris, Renouard, 1855, gr. in-8°.

(2) Mercure françois, tom. XII, pag. 784-85. — Recueil des États-généraux et autres assemblees nationales, tom. XVIII, pag. 285-87.

n'eut d'autre existence que son expressive et singulière raison sociale, sine re titulus. Nonobstant les précautions prises, l'intervention personnelle du cardinal, l'assentiment des notables et l'énergique expression de la volonté royale, ces premières tentatives d'association commerciale devaient avoir peu de succès, parce que les idées et les mœurs n'étaient pas encore préparées à les recevoir et à les appliquer. Un ministre de génie avait beau dire à quelques hommes d'élite: Je vous fais compagnie, comme M. de Sévigné disait à quatre arbres qu'elle avait plantés au bout de son jardin : Je vous fais parc; en réalité, il n'y avait ni compagnie ni parc: ce n'étaient que des rudiments, des puissances d'être. L'esprit public n'était point à la hauteur du Gouvernement à l'époque. Les grands du royaume, contrairement à ce qui se passait depuis longtemps dans les petites républiques d'Italie, où les patriciens se faisaient gloire de se mêler au négoce, entretenaient les anciens préjugés contre le commerce. Et quant à la bourgeoisie, après s'y être enrichie, elle n'aspirait qu'à se déclasser au moyen de charges ou de lettres conférant la noblesse à prix d'argent. Enrayée par les préjugés des uns, ou dirigée vers les prestiges de la vanité par les autres, la France ne pouvait que participer lentement à ces grandes conceptions, qui devaient plus tard augmenter son bien-être en multipliant et rayonnant le mouvement des affaires. Mais il n'en est pas moins intéressant de suivre leur premier essor, d'autant qu'on connaît toute leur économie.

Il est à croire que le seul avantage que l'on retira de ces projets fut d'entretenir une tendance toujours active d'association pour la navigation et le commerce, de familiariser les nationaux avec les expéditions maritimes, et de préparer les éléments d'une compagnie viable et puissante. Ils réagirent indirectement sur les affaires générales, et, par suite de l'extension qu'elles prirent à Nantes, un arrêt du Conseil d'État, du 14 janvier 1641, prescrivit à tous les marchands de s'assembler, aux heures ordinaires, à la Bourse, et non ailleurs, pour y traiter de leur négoce. On se préoccupa dès lors de la construction d'un édifice public, pour servir de lieu de réunion; car cette ville, quoique déjà fort commerçante, n'avait point encore d'hôtel des marchands. L'adjudication en fut donnée à un entrepreneur, nommé Hélie Brosset, au prix de 8,300 livres (1). Ces travaux, en

(1) Travers, III, 306. Ge bâtiment fut reconstruit ou agrandi dès 1668, y et on

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