Page images
PDF
EPUB

Diable s'enfuit en enfer. Ainsi finit ce mystère, bizarre peut-être dans sa donnée, mais dont l'exécution, toujours conforme à la couleur locale, contient des accents de cette vérité éternelle, but suprême de l'art comme de la poésie.

Mais c'est dans Marguerite que les facultés poétiques d'Eugène Mordret se sont révélées de la manière la plus brillante. On y sent à chaque page l'accent profond et sincère d'un poète qui chante une nature qu'il connaît et qu'il aime, des passions dont il a pénétré toute l'énergie. Les champs y sont décrits sans afféterie, mais aussi sans rudesse; double écueil contre lequel sont venus échouer la plupart des auteurs qui ont voué à la campagne le culte de leurs écrits. Je me rappelle encore l'impression que je ressentis à la première lecture de Marguerite. C'était par une belle journée d'avril. Un magnifique soleil de printemps, éclairant cette nature de la Vendée si verdoyante et si fleurie, m'invitait à partager l'allégresse qui rayonnait, pour ainsi dire, partout à mes côtés. Cet amour de Louis et de Marguerite, encadré dans les plus frais paysages de Normandie, m'apparut comme la révélation d'une poésie vraiment champêtre. Voici le début du poème :

Le tranquille pays où vivait Marguerite

Dort au creux d'un vallon que la verdure abrite,
Et vous y descendrez par un calme sentier
Que les feuillages bas enferment tout entier ;
Jamais plus solitaire et plus sombre cavée
Ne fut de boutons d'or et de gazon pavée.
Jamais chemin couvert n'eut sous le bois épais
Une pente plus douce et plus lente: jamais
Plus fraîche humidité ne respira dans l'ombre;
L'écureuil s'y blottit sous les feuilles sans nombre :
Un ruisseau bondissant roule sur les cailloux,

Et le fin roitelet voltige dans les houx.

Ai-je besoin d'insister sur la grâce et la fraîcheur d'un semblable tableau?

Marguerite repousse depuis longtemps l'amour de Louis. Exaspéré par le cruel dédain de la jeune fille, dont le poète nous fait le portrait dans ces quatre vers :

Leste et mignonne à voir, la blonde couturière,
Avec ses petits pieds glissant dans la poussière,

Ses ciseaux qui sautaient sur son fin tablier

Et sa croix où le jour s'en venait scintiller,

Louis s'apprête à en finir avec la vie, lorsque Marguerite, venant à passer, lui jette un dernier mot de mépris :

Eh bien! tout deux dit-il, en rugissant de haine.
Un grand coup de fusil retentit dans la plaine.

Marguerite, grièvement blessée, a compris enfin toute l'étendue d'un amour si cruel en apparence, mais que le désespoir et l'outrage ont poussé à cette extrémité. Elle pardonne, et elle aime enfin. Et quand Louis, qui n'a pu mourir, est amené devant les assises d'Évreux; quand tous, entraînés par ce sentiment que Mordret exprime dans ces vers si profondément vrais et si fortement écrits :

...

Les gens de chez nous, devant ces attentats,

Ont des emportements que les bourgeois n'ont pas;
Les hommes droits et francs conservent sous la blouse
Le rude sentiment d'une équité jalouse;

Ils sont durs au pardon, et leurs cerveaux naïfs

Rarement voient l'excuse où pèsent les motifs;
Quand la famille en deuil pleure, quand le sang crie,
Leur mâle instinct du mal devient une furie,

Le nom de l'assassin les indigne, et leurs mains

Prendraient pour l'assommer les cailloux des chemins,

crient vengeance et attendent une condamnation, Marguerite fait entendre des paroles de pitié et sauve son amant.

Le poème se termine par le mariage de Louis et de Marguerite. Quel délicieux sentiment de la nature dans le tableau suivant! Comme la douce mélancolie d'un beau jour d'hiver convient bien à celte pauvre noce que n'accompagnent pas, dit le poète,

[blocks in formation]

Et voici tout à coup, sous la brume indécise,
Voici, dès le matin, la cloche de l'église
Qui sonne à grands éclats et sur le doux vallon
Jette son plus sonore et plus gai carillon.

Pas un ami joyeux qui les vint arrêter,

Pour leur prendre les mains et les complimenter:
Partout, en les voyant, c'étaient des regards louches,
Des rires dédaigneux crispant toutes les bouches;
Partout des mots amers, des regards méprisants
Et des éclairs de haine aux yeux des paysans.
Mais le matin dorait les collines poudreuses;
Mais le grand invité des noces malheureuses,
Le bon Dieu, découvrant le ciel pur et vermeil,
Fêtait ces pauvres gens de son plus gai soleil ;
L'automne souriait de son dernier sourire,
La rivière aux doux flots sous les joncs faisait luire
Son filet de cristal scintillant de clarté :
C'était dans tout l'espace un frisson de gaieté;
Les grillons dégourdis, les vertes sauterelles,
Venaient dans le gazon secouer leurs crécelles;
Les oiseaux sur les toits chantaient en voltigeant,
Et la vierge filait sa dentelle d'argent,

Si bien que les prés verts et les champs tout en joie
N'étaient qu'un long réseau de brocart et de soie,
Où les rayons du jour, s'élevant par degré,
Traçaient comme sur l'onde un sillage doré.

Pour faire connaître ce charmant poème, qui n'a d'analogue, dans notre littérature, que les plus exquises pages de Brizeux, je devrais citer encore l'Assemblée de Saint-Quentin et le Marché de Bernay; mais l'espace me manque, et il faut me contenter de les comparer à ces tableaux de l'école hollandaise où la vie et la lumière se jouent au milieu de détails d'une profonde vérité.

Les Tableaux de genre nous offrent une grande diversité de ton et de sujets. Tantôt ce sont les accents énergiques d'un cœur généreux en face de cet appétit de l'argent, de cette soif de trafic et de lucre

Qui pourrissent le cœur et qui tachent les mains,

dans le Marché d'Évreux; tantôt les sensations douces du poète à la vue de ces choses si parfaites dans leur petitesse, le roitelet, le

rossignol, le sentier verdoyant; tantôt les cris de tristesse pénétrante en face de la tombe qui vient de recouvrir une jeune fille de vingt ans, dans Césarine Ango; tantôt les souvenirs du passé revivant avec toutes les joies des siècles écoulés, dans la Vieille Maison; tantôt enfin la gaieté juvénile qui s'épanche en strophes pétillantes d'esprit, inspirées à Mordret par un séjour peu volontaire dans la grise et épaisse ville de Tourcoing. Je me reproche de ne pouvoir citer une légende, le Christ à la scie, dont le ton sobre et contenu contraste d'une manière si agréable avec l'abus de coloris, la recherche d'images quand même de tant de poètes admirés.

J'ai dit toute ma pensée sur ce poète, pour lequel a lui, à vingtcinq ans, le jour de la postérité; mais je l'ai dite avec sincérité, avec justice car cette sympathie que je viens d'avouer pour l'homme, et dont je m'honore, avait été devancée par l'appréciation froide et l'estime impartiale et réfléchie d'un talent que ma bonne fortune m'avait seule révélé. Je ne m'abuse pas sur le degré d'attention qui sera accordé à ces lignes, où j'ai voulu seulement exprimer le résultat d'une étude consciencieuse sur un écrivain éminent, quoique ignoré. Puissé-je avoir devancé le jour où la critique sérieuse, abandonnant cette voie de bienveillance générale, de sacrifice à l'esprit de camaraderie, d'adoration vraiment orientale devant toutes les œuvres des écrivains en renom, accordera à Eugène Mordret la justice que son nom attend encore et la place dans la poésie moderne que son œuvre, si incomplète que la mort nous l'ait faite, me semble lui avoir conquise!

Joseph MARTINEAU.

SEPTEMBRE 1856.

Le Congrès scientifique de France a tenu sa 23 session à la Rochelle, du 3 au 10 septembre 1856. Mgr Landriot, évêque de cette ville, en a été élu président et M. de Caumont vice-président. Des expositions agricole, industrielle et artistique, des visites aux principaux monuments, une excursion de deux jours à Rochefort, les fêtes du congrès musical, ont permis aux nombreux étrangers d'employer leur temps avec autant d'agrément que d'utilité. Dans les diverses réunions, plusieurs lectures intéressantes ont été entendues, plusieurs questions d'un haut intérêt ont été posées et controversées. Mgr l'évêque, qui a présidé les délibérations du Congrès avec toute l'autorité que donnent le savoir, n'a point voulu se séparer de ses honorables collègues sans leur adresser quelques-unes de ces bonnes paroles qui éveillent des sympathies générales. Le congrès a émis le vœu suivant, à l'unanimité, sur la proposition de M. Baruffi, professeur à l'université de Turin :

« Considérant que le percement de l'isthme de Suez, projeté par M. de Lesseps, sous les auspices de S. A. le vice-roi d'Égypte, ne peut être qu'immensement utile à tous les peuples, sans nuire à aucun;

« Considérant que cette entreprise est un des moyens les plus puissants de civilisation que la Providence puisse mettre aux mains des hommes; « Émet le vœu que l'isthme de Suez soit prochainement ouvert à la libre navigation de toutes les nations. >>

[ocr errors]

-L'Académie française propose, pour sujet du prix de poésie qui sera décerné en 1857, la Guerre d'Orient; la limite de trois cents vers ne doit pas être dépassée par les concurrents: le prix sera une médaille d'or de 2,000 fr.; et pour sujet du prix d'éloquence à décerner en 1858, l'Éloge de Regnard le prix sera une médaille d'or de 2,000 fr.

Le prix de l'ouvrage le plus utile aux mœurs peut être accordé à tout ouvrage publié par un Français dans le cours des années 1855 et 1856, et recommandable par un caractère d'élévation morale et d'utilité publique.

L'Académie rappelle qu'elle avait proposé, pour sujet de prix extraordinaires provenant des libéralités de M. de Montyon, à décerner en 1856, la question suivante: « Décrire le travail des lettres et le progrès des esprits en France dans la première partie du dix-septième siècle, avant la tragédie du Cid et le Discours de Descartes sur la Méthode. --Rechercher ce que, dans l'érudition, la controverse, l'éloquence, cette époque intermédiaire conservait de l'esprit et des passions du seizième siècle, et ce que, dans le mouvement des idées et de la langue, elle annonçait de nouveau, et produisit de mémorable, antérieurement à l'influence des deux génies créateurs. - Caractériser par des jugements étendus, et d'après des études précises sur la vie et les écrits, ceux des hommes célèbres dans les lettres en général, dans

« PreviousContinue »