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son théâtre lyrique qu'il écoute avec respect. Dans l'espace de quelques jours, on peut entendre tour à tour au Grand-Théâtre de Berlin Iphigénie en Aulide, Don Juan, la Vestale, Fidelio, le Freyschütz, Euryanthe, Oberon, le Nozze di Figaro, Guillaume Tell, la Muette, Robert le Diable, etc., tandis que le bon public de Paris, qui se croit le premier juge du monde, est condamné à la nourriture du Trouvère et du Cheval de Bronze! O altitudo!

On sait que le sujet d'Euryanthe est tiré d'un vieux roman de chevalerie français. Il s'agit de la belle Euryanthe protégée par un roi quelconque qui la destine à son ami, le preux chevalier Adolar. Cet amour est traversé par deux traîtres, Lysiart et Églantine, l'amie et la confidente d'Euryanthe, qui lui a enlevé le cœur d'Adolar. Mêlez à cette partie carrée un anneau dérobé, comme dans Lucie, un tombeau, un serpent monstrueux qui s'agite dans la nuit sombre comme le symbole du mauvais esprit, c'est-à-dire une forte dose de couleur mélodramatique, et surtout des éclairs de poésie chevaleresque, et l'on concevra que Weber, qui était un homme éclairé, se soit laissé prendre à cette fable, qui, à mon avis, en vaut bien une autre. Au fond, c'est la même donnée que celle du Freyschütz et d'Oberon, la lutte du bien et du mal à travers les phénomènes de la nature, avec la conclusion morale, antique et solennelle, du triomphe de la vertu. De pareils sujets nous paraissent à Paris plus que naïfs, mais il faut les voir se dérouler devant un public allemand, qui va chercher au théâtre autre chose qu'une distraction passagère. Un mélodrame comme le Freyschütz, Euryanthe ou Fidelio, joué sur le théâtre de Vienne, de Berlin, de Dresde et de Munich, a une bien autre signification que sur un théâtre des boulevards. L'imagination du public est à l'unisson de la fantaisie du poète, et se prête à toutes les exigences du merveilleux. On aura beau faire, jamais certains chefs-d'œuvre de Shakspeare, tels que Hamlet, le roi Lear, Macbeth, etc., ne produiront devant un public français et de race latine l'effet prodigieux qu'ils obtiennent sur des Anglais ou des Allemands. Le public, son imagination, ses croyances et ses sentimens sont une partie intégrante de l'illusion dramatique. Rien n'est moins absolu que la poétique du théâtre. D'ailleurs il y a dans le poème d'Euryanthe, comme dans celui d'Oberon et du Freyschütz, et même dans le délicieux intermède de Preciosa, un amour de la nature extérieure, une surabondance de séve lyrique et une attraction si puissante vers les contrées lumineuses où fleurissent non-seulement les citronniers, mais la poésie chevaleresque et la molle sensualité,... qu'ils suffisaient pour attirer le génie de Weber. Ah! si j'osais contredire l'éloquent écrivain qui nous parlait ici dernièrement de sa jeunesse philosophique, je lui dirais : « La doctrine du panthéisme a pu être formulée scientifiquement par Spinoza d'abord, et puis ensuite par Schelling et Hegel; mais elle est latente depuis des siècles dans le génie de la race allemande tout entière. Cette race y a toujours été plongée jusqu'au cou, et le christianisme ne l'en a point guérie. Les mots que Goethe laissa échapper de ses lèvres expirantes: Mehr Licht! mehr Licht! (plus de lumière! plus de lumière!) expriment l'aspiration intime (die Sehnsucht) de ce peuple voyageur vers les contrées de l'aurore, où il a vu le jour. » Mais revenons à nos moutons et à la musique d'Euryanthe, où le génie de Weber a si bien modulé son hymne à la nature.

L'ouverture d'Euryanthe ne vaut pas, à beaucoup près, les deux chefs

d'œuvre symphoniques qui précèdent le Freyschütz et Oberon. Composée, comme toujours, de phrases empruntées à la partition même, dont elle résume le caractère, elle ne présente pas à l'imagination une peinture saisissante, un raccourci saillant de l'œuvre qui va se dérouler sous les yeux du public. La première partie, vigoureuse et martiale, qui reparaîtra au premier acte, dans la grande scène du défi, est rattachée au second motif, infiniment plus original, par une transition de quelques mesures, puis le maître les reprend tous deux et les soumet à un travail pénible où les modulations se heurtent sans produire de lumière. La seconde phrase, confiée aux violons, devient le thème de la conclusion, qui ne manque pas d'éclat. L'exécution de cette ouverture est molle au Théâtre-Lyrique, les violons n'étant pas assez nombreux pour supporter le poids des instrumens à vent qui interviennent si fréquemment dans la musique de Weber.

Le premier acte s'ouvre au château du roi par un chœur charmant où les dames et les chevaliers célèbrent tour à tour et puis ensemble les douceurs de la paix et de l'amour. Survient le preux Adolar, qui, sur une invitation du roi, chante une tendre romance aux bords fleuris de la Loire. C'est la scène du second acte des Huguenots, modifiée par MM. Scribe et Meyerbeer. La romance que chante Adolar est de ce tour mélodique, tendre et pénétrant, qu'affectionnait Weber. Le troisième couplet surtout est relevé par un accompagnement pittoresque qui est un commentaire délicieux des paroles, où la description du phénomène extérieur de la nature tient plus de place que l'expression de ce qu'éprouve le personnage qui parle. Ainsi Adolar compare la beauté et la chasteté d'Euryanthe à une rose dont les vents et la tempête n'ont pu flétrir la fraîcheur. Le musicien s'empare de cette seconde partie de l'image dont il forme un tableau lyrique par les couleurs de l'instrumentation. Tout le génie de Weber est dans cette manière de procéder. Au moment où Adolar va recevoir la récompense de sa bravoure en épousant la belle Euryanthe, Lysiart trouble son bonheur en se vantant de prouver la fragilité d'une vertu si prônée. Il en résulte une scène où la colère, l'amour et le désespoir s'entre-choquent dans un ensemble plein de vigueur et de flamme guerrière. C'est ce qu'on appelle la scène du défi. La cavatine d'Euryanthe, où elle exprime moins le sentiment qui la pénètre que le ravissement que lui fait éprouver le spectacle de la belle nature qui est devant elle, cette romance en ut majeur est courte, mais suave. Le duo pour deux voix de femme entre Euryanthe et sa fausse amie Églantine est un délicieux madrigal qui rappelle un peu le duo du Freyschütz, sans le valoir. Le finale du premier acte au contraire est un chef-d'œuvre d'élégance chevaleresque. Le mouvement à six-huit, sur lequel Euryanthe brode les gracieuses arabesques où éclate son bonheur, est quelque chose de ravissant. Weber reproduira la coupe de ce morceau exquis dans le finale du premier acte d'Oberon, et ses émules ne manqueront pas de l'imiter. Le compositeur qui en a le mieux profité est Hérold.

Le second acte commence par un air de basse que chante le traître Lysiart, et dont la couleur sombre et démoniaque a trouvé aussi bien des imitateurs. Le duo pour basse et soprano qui vient après entre Églantine et Lysiart est péniblement écrit, et renferme d'affreuses difficultés d'intonation qui ne peuvent être accessibles qu'à des instrumentistes. Ce n'est pas le seul mor

ceau d'Euryanthe entaché de ce défaut, témoin le premier mouvement de l'air d'Adolar qui succède, tandis que l'allegro de ce bel air, qui ramène un des motifs de l'ouverture, est plein d'expansion et d'amour. Il n'est pas trop mal chanté au Théâtre-Lyrique par M. Michot, dont la voix a tout le mordant que ne possède plus celle de M. Gueymard de l'Opéra. Le duo entre Euryanthe et Adolar est aussi frémissant, aussi passionné que l'air qui le précède. Il fallait entendre Haitzinger et Mme Schroeder-Devrient dans ce duo profondément dramatique et si vocal en même temps! Le finale du second acte est bruyant, confus et péniblement écrit. Quelques éclairs mélodiques qui s'échappent de la poitrine oppressée d'Adolar sillonnent ce tourbillon de voix et d'instrumens, qui n'arrivent pourtant pas à produire l'effet de terreur que comporte la situation. Weber n'était pas à l'aise dans ces sortes de mêlées, où Meyerbeer est si puissant!

Le troisième acte est encore rempli par un duo de ténor et soprano, entre Adolar et Euryanthe, qui pourrait être aussi mieux écrit pour les voix, qui ont à franchir des intervalles comme ceux qu'on rencontre dans la musique vocale de Sébastien Bach. O Mozart, maître divin, suprême conciliateur del canto che nell' anima risuona et de l'instrumentation, où es-tu? Ton véritable successeur, l'auteur incomparable de Guillaume Tell, bâille aux corneilles dans le bois de Passy! La scène et les récitatifs dramatiques d'Euryanthe qui succèdent au duo renferment des beautés qui ne valent pas le fameux chœur des chasseurs, connu du monde entier, et qu'on chante fort bien au Théâtre-Lyrique. Weber, qui est le créateur de ce genre d'effets d'ensemble, n'y a point été égalé. Citons encore le grand air d'Euryanthe avec accompagnement du choeur, l'hymne au printemps, dont la musique exhale les parfums et la fraîcheur, enfin la marche nuptiale.

Si Euryanthe n'a pas l'unité profonde du Freyschütz, ni l'éclat et l'élégance facile qui distinguent Oberon, elle participe un peu des deux chefs-d'œuvre et en contient les beautés diverses. L'ouverture, la scène du défi et le finale du premier acte, d'une morbidesse toute méridionale; l'air sombre et démoniaque de Lysiart au second acte, le grand air d'Adolar, le duo si passionné d'Euryanthe et d'Adolar; au troisième acte, le choeur des chasseurs, l'air d'Euryanthe avec chœur, la chanson du printemps et la marche nuptiale sont des morceaux de premier ordre qui suffiraient à établir la réputation d'un musicien, disons mieux, d'un poète. Je ne parle pas d'une foule de détails pittoresques de l'instrumentation qui ravissent les connaisseurs, des récitatifs, qui sont parfois pleins de vigueur, et de l'une des grandes qualités de Weber, le choix des rhythmes et la soudaineté des modulations, qui éclatent tout à coup au milieu d'un cantabile, comme des feux de Bengale dans une nuit profonde. Euryanthe est un opéra chevaleresque, un poème héroïque où la bravoure, l'honneur des dames, les voluptés élégantes du peuple qui habite les bords heureux de la Loire, sont célébrés par un musicien du Nord, par un Minnesinger et un compatriote de Wolfram d'Eschenbach, qui aspire aux contrées bienheureuses d'où viennent la lumière et le renouveau. Quand on sort d'une représentation du Freyschütz, d'Oberon ou d'Euryanthe, on peut s'écrier avec un poète aimé de la Souabe, avec Uhland : « Ce n'est point dans de froides statues de marbre, dans des temples sourds et muets, c'est dans les forêts fraîches et sonores que vit et respire le Dieu des Allemands. »

Nous n'avons pas parlé de l'arrangement du Théâtre-Lyrique et des modifications de toute nature que messieurs les faiseurs de l'endroit ont cru devoir faire à la partition de Weber. Le changement des noms si connus des personnages est une fantaisie qui ne conduira pas ces messieurs à la postėrité. A tout prendre, nous aimons encore mieux le personnage d'Églantine que cette figure de la magicienne Zarah, qui en tient la place au Théâtre-Lyrique. L'exécution est du moins suffisante, et si Mlle Rey avait une voix plus forte, elle ne serait pas trop déplacée dans le rôle si important d'Euryanthe. Les chœurs l'emportent cette fois sur l'orchestre pour l'ensemble et la vigueur. Tel qu'on l'exécute au Théâtre-Lyrique, le chef-d'œuvre de Weber vaut bien la peine qu'on se dérange. On sort l'âme rajeunie, car une simple goutte de poésie est plus fécondante que des tonneaux d'opéras-comiques comme le Cheval de Bronze.

Les Bouffes-Parisiens, qui ont tant fait parler d'eux pendant les accablantes chaleurs de la canicule, et qui ont osé franchir le détroit de la Manche sur leur frêle embarcation, sont réinstallés dans leur petite salle du passage Choiseul. Je ne sais si la fortune répond toujours à leurs efforts par un gracieux sourire, mais ils méritent parfois que la critique ne dédaigne pas de mentionner leurs victoires, quand elles sont remportées sans trop de grimaces. Par exemple, l'Opéra aux Fenêtres, de M. Gastinel, est un petit acte de bon aloi, d'une musique agréable, facile, et qui se tient d'aplomb sur ses deux jambes, ce qui n'arrive pas toujours. Un joli quatuor, pendant la nuit, quand je sommeille, pourrait être chanté dans un salon sans exciter de scandale. Tout récemment, les Bouffes-Parisiens ont remporté une autre victoire, le Mariage aux Lanternes, dont M. Offenbach a écrit la musique svelte, remplie de petits bruits, d'étincelles mélodiques et d'une gaieté communicative. Le verre de M. Offenbach n'est pas grand, mais il boit dans son verre de la piquette. Cette fois-ci il a rencontré juste, et, n'y eût-il dans le Mariage aux Lanternes qu'un agréable et frétillant quatuor et un duo pour deux voix de femmes, dans le genre de celui du Maçon, de M. Auber, que cela suffirait pour tuer un quart d'heure de loisir. Si M. Offenbach pouvait diriger sa nacelle avec des opérettes comme l'Opéra aux Fenêtres et le Mariage aux Lanternes, il obtiendrait plus souvent des marques de notre sympathie. Peutêtre qu'alors les consommateurs de propos grivois se dégoûteraient d'un plaisir si fade, ce qui serait un grand bonheur pour l'avenir des BouffesParisiens.

Sœur Anne, ne vois-tu plus rien venir?

Rien que le vent qui poudroie et Giacomo Meyerbeer qui s'enfuit de Paris les poches pleines de partitions inédites.

P. SCUDO.

V. DE MARS.

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