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d'armes, il y avait bien quelque chose qui le chagrinait un Penarvan s'était rencontré qui n'avait pas la jambe bien faite! C'était pour lui un éternel sujet de douloureux étonnement.

Malgré le respect qu'ils avaient pour l'illustration de leur sang, le marquis et ses fils bâillaient parfois un peu en écoutant l'abbé; mais Mlle Renée était tout oreilles, et ne se lassait pas de l'entendre. Elle ne s'en tenait pas aux récits qui étaient comme le complément obligé du dessert de chaque repas; elle avait avec lui de longs entretiens dont les Penarvan faisaient tous les frais, et qui achevaient d'exalter son orgueil. Ils s'oubliaient des journées entières dans la galerie des portraits de famille; on pense si ces jours-là notre chapelain s'en donnait à cœur-joie! Le soir, ils se promenaient ensemble sur les plates-formes de l'ancien château, et l'abbé disait les siéges qu'avait soutenus la vieille habitation féodale. Me Renée sentait son imagination s'enflammer; elle s'indignait du calme plat de la vie moderne, regrettait les époques de luttes et de mêlées ardentes, et ne se gênait pas pour gourmander l'existence oisive de ses frères, qui se faisaient un jeu de ses mutineries, jugeant qu'il était plus facile de s'amuser de ses travers que de les corriger. Cependant l'heure approchait où cette étrange personne allait être servie à souhait. Déjà grondait sourdement la tempête qui devait ébranler le monde; la révolution éclata. Mlle Renée traversa sans pâlir ces temps d'épouvante. Elle ensevelit elle-même ses frères, moins éplorée que jalouse d'une si belle fin; si son père eût voulu la croire, au lieu de passer la Loire, ils auraient mis eux-mêmes le feu à leur château et attendu la mort sur ses débris fumans. La grande guerre terminée, lorsqu'après avoir erré de ferme en ferme, elle rentra seule dans son domaine en ruines, c'en était fait des Penarvan! Elle prit le deuil de sa race entière, et, attestant tous ses aïeux, jura de porter jusqu'à son dernier jour le nom dont elle était l'unique et dernière héritière. Elle avait alors vingt et un ans : c'était se condamner bien jeune à un célibat perpétuel.

Une semaine au plus s'était écoulée depuis son retour; quelquesuns des serviteurs dispersés pendant son absence étaient venus se grouper autour d'elle. Bien que le chiffre de son patrimoine fût singulièrement réduit et ne lui permît guère de tenir un grand état, elle avait déclaré qu'elle n'en renverrait aucun, et qu'elle accueillerait tous ceux d'entre eux qui ne craindraient pas de se rallier à sa fortune. Un peu d'ordre commençait à renaître dans cette demeure, où l'on eût cherché vainement quelques vestiges de son ancienne splendeur. Le château mutilé se mirait tristement dans les eaux de la Sèvre nantaise, et ne reconnaissait plus ses tourelles noircies et dépareillées. L'intérieur était encore plus désolé : les bandes républi

caines avaient passé partout comme une trombe. Du luxe héréditaire au sein duquel elle avait grandi, la jeune héroïne ne regrettait que les archives de sa maison et les portraits de ses ancêtres, devenus la proie des flammes. La dévastation qui régnait autour d'elle semblait s'harmoniser avec sa destinée. Elle avait décidé que les murs écroulés ne seraient jamais relevés : c'était sa volonté que l'habitation de ses pères portât éternellement, elle aussi, le deuil de la famille éteinte. Son premier soin avait été de s'enquérir du seul ami qu'elle espérât retrouver ici-bas: personne n'avait pu lui donner des nouvelles de l'abbé Pyrmil. Qu'était-il devenu? sur quels récifs la tempête l'avait-elle jeté? vers quelles grèves solitaires l'avaient conduit ses longues jambes? Le marquis, en partant, lui avait confié la garde du manoir: on supposait que le pauvre abbé était tout simplement enfoui sous les décombres. Me Renée le pleurait : elle pleurait le confident et le flatteur du sentiment qui remplissait sa vie.

Un soir qu'elle était assise sur une des marches disjointes du perron, elle vit s'allonger sur le gazon de l'avenue une ombre grêle qui partait du fond de l'allée, et que le soleil couchant projeta d'un seul jet jusque sur la façade du château. Ce ne pouvait être que l'ombre du corps de l'abbé Pyrmil. En effet c'était lui, s'avançant à pas lents. En quel état, juste ciel! Hâve, les yeux hagards, tous ses vêtemens en lambeaux. En apercevant Me Renée, qu'il ne comptait plus revoir, il poussa un cri de joie et tendit ses bras vers elle. La jeune châtelaine s'était levée pour le recevoir; avec la dignité d'une reine, elle lui donna sa main à baiser.

- Monsieur l'abbé, dit-elle, nous sommes, vous et moi, tout ce qui reste de la famille.

A ces mots, l'abbé sentit tout son être se fondre et s'exhaler dans un hymne de gratitude. Il saisit la main de Mlle de Penarvan, la couvrit de baisers et de larmes, et pensa mourir à ses pieds.

Échappé par miracle au sac du domaine, il s'était mis à la recherche du marquis et de sa fille. Il avait passé la Loire et joint à Laval la queue de l'armée vendéenne; là, il avait appris la mort du vieux gentilhomme. On ignorait le sort de Mlle Renée; elle avait disparu dans la déroute du Mans. Après s'être adressé vainement aux soldats et aux chefs, il avait battu plus de soixante lieues de pays, vivant à la grâce de Dieu, ne mangeant pas tous les jours, dormant la nuit sous les genêts, s'aventurant jusque dans les villes, traqué parfois comme une bête fauve, demandant la fille du marquis à toutes les métairies, à tous les buissons et à tous les faubourgs. L'instinct de son cœur l'avait ramené au château. Il n'attendait plus rien en ce monde; tout son espoir, toute son ambition était de revoir une fois encore le logis tant aimé, et de s'éteindre bientôt sur le seuil où

il avait attaché sa vie. On comprend ce qu'il dut éprouver en retrouvant enfin celle qu'il avait si longtemps cherchée, son élève chérie, sa gloire, son orgueil : le dernier sang des Penarvan! Il ne fallait rien moins que cela pour lui rendre la force de vivre. Dans l'existence errante qu'il venait de mener, il avait résolu un problème qu'on aurait pu croire impossible: le malheureux avait maigri. Sa taille en paraissait plus longue, et, quoiqu'il eût passé depuis longtemps l'âge de croissance, Me Renée remarqua qu'il avait grandi.

L'abbé Pyrmil paya sa bienvenue de façon à montrer qu'il joignait, par un rare privilége, la prévoyance de la fourmi aux qualités les plus aimables. En prévision de la visite des bleus, après le départ du marquis, il avait déménagé en secret et caché soigneusement dans les oubliettes de l'ancien château tous les objets auxquels il savait que Me Renée tenait le plus, et aussi quelques autres que la jeune héritière ne serait peut-être pas fàchée de retrouver. L'abbé avait pensé à tout, même à Fergus, grand lévrier blanc, aux jarrets de fer, qui ne la quittait pas, et qu'elle aimait d'une affection particulière avant de s'éloigner, il l'avait mis en pension chez de pauvres gens qui habitaient du côté de Tiffauges. Dans la semaine qui suivit le retour de son précepteur, Mlle de Penarvan fut obligée d'aller à Chollet pour quelques emplettes de première nécessité. Elle partit un matin, dans une méchante carriole attelée d'un cheval de ferme qu'on s'était procuré à grand' peine; elle devait revenir le soir. L'abbé avait imaginé un prétexte pour se dispenser de l'accompagner: il employ a bien sa journée. A la tombée de la nuit, la carriole déposait Me Renée au bas du perron. Au même instant, la porte du manoir s'ouvrit, et Fergus se jeta sur sa belle maîtresse dans un de ces transports de joie et de tendresse dont nos chiens n'ont pas encore donné le secret à nos amis. Te voilà, c'est toi! disait-elle en le caressant. D'où viens-tu? qui t'a ramené?... Nous ne chasserons plus ensemble, et tu vas faire de maigres diners. L'abbé, présent à cette scène, se taisait et souriait d'un air fin. Il offrit galamment son bras, et l'on passa dans la salle à manger. Rien n'était changé au menu de la veille, mais la table étincelait de tout le luxe des festins d'autrefois : cristaux, porcelaines de Sèvres, argenterie, vaisselle plate, le tout aux armes de la famille, rien n'y manquait, pas même les serviettes de toile damassée, avec le chiffre des Penarvan brodé aux angles, et surmonté d'une couronne de marquis. Un petit ragoût fumait piteusement au milieu de ces richesses, et deux chaises de paille grossière attendaient humblement les convives. Dans son empressement à se rendre agréable, l'abbé avait rangé symétriquement près de chaque couvert quatre verres de grandeur inégale, oubliant qu'il n'y avait pas de vin au

logis et qu'on n'y buvait que de l'eau. Ml Renée ne put s'empêcher de sourire. Monsieur l'abbé, c'est là un de vos tours, ditelle assez gaiement. -- Ce ne fut qu'un éclair. Elle s'attrista vite, et, jetant un regard de dédain sur les épaves de son opulence, elle qui depuis plusieurs mois dînait sans nappe, avec une fourchette d'étain: Ce n'est point là, dit-elle en soupirant, ce qu'il fallait sauver! Elle mangea du bout des dents, en silence, et ne s'occupa que de Fergus, qui gambadait autour de la table comme aux meilleurs temps. Le repas achevé, elle se retira, sans avoir remercié l'abbé. Dans sa chambre à coucher, elle reconnut çà et là la plupart des jolis riens qui étaient naguère le duvet de son nid: ses boîtes, ses écrins, ses coffrets de bois des îles, remplis de gants et de mouchoirs d'où s'exhalait encore le parfum des jours heureux. Elle vit tout cela d'un œil sec, fourragea tout d'une main fiévreuse. La colère qui grondait en elle, et que rien ne gênait plus, éclata. — Voilà donc à quoi avait songé l'abbé! voilà le résultat de son dévouement à la gloire des Penarvan! Quelques paires de gants, quelques douzaines de verres et d'assiettes, voilà, grâce à lui, ce qui restait d'une race de preux! - Elle frappait du pied le parquet, et répétait en s'indignant : Est-ce donc là ce qu'on devait sauver? - Elle finit par s'apaiser. A défaut de tendresse, elle avait la bonté des âmes haut placées. Après s'être emportée contre le chapelain, elle en vint bientôt à s'accuser d'injustice, de dureté; pensant le trouver au salon, elle s'y rendit pour réparer ses torts. C'était là en effet que l'attendait l'abbé, dans une attitude pleine de calme et de dignité. A peine eut-elle fait quelques pas dans cette vaste salle, qu'elle avait vue, la veille encore, dépouillée et nue comme une grange, elle s'arrêta brusquement ses narines se dilatèrent, son front s'illumina, l'azur froid de ses yeux jeta une lueur bleuâtre pareille au reflet de l'acier. Tous les Penarvan, accrochés aux murailles dans leurs cadres de bois de chêne, semblaient sourire tristement au dernier rejeton de leur tige brisée. Après quelques minutes de muette contemplation, elle marcha droit au portrait de son père. Au-dessous pendaient en faisceau quatre épées : c'étaient les épées de ses frères. Elle en détacha une et la baisa religieusement sur la garde. Puis elle s'approcha d'une table sur laquelle étaient étalées les chartes de sa famille. Elle regarda longtemps, avec une émotion contenue, les parchemins jaunis, aux larges sceaux de cire. Enfin elle s'avança vers l'abbé, qui se tenait au coin de l'âtre, et d'une voix grave elle lui dit : Monsieur l'abbé, embrassez-moi. - Elle ne pleurait pas, mais des larmes coulaient sur les joues de l'abbé. Ce fut le plus doux instant de sa vie.

Ils passèrent l'hiver au coin du feu les vieilles poutres ne man

quaient pas, et si l'on dînait mal au manoir, en revanche on s'y chauffait bien. Les soins de l'existence ne les préoccupaient ni l'un ni l'autre; ils vivaient de peu et se tenaient pour satisfaits. Leur pauvreté, leur isolement les mettaient à l'abri de toutes perquisitions, et leur permettaient d'attendre en paix des jours meilleurs. Les Penarvan étaient, comme par le passé, l'unique sujet de leurs entretiens. L'abbé se demandait avec stupeur s'il était bien vrai qu'il n'y eût plus de Penarvan sur terre. Tantôt il se révoltait contre la réalité et refusait de croire qu'une si grande famille fût à jamais éteinte; tantôt il comptait sur l'intervention céleste, il attendait tout du Dieu puissant qui avait rallumé le flambeau de David. Plus d'une fois déjà cette illustre maison s'était vue au penchant de sa ruine : la droite du Seigneur l'avait toujours relevée à temps. Pour n'en citer qu'un seul exemple, le sire Alain de Penarvan Jambes-Tortes, lorsqu'il était rentré dans son château-fort après avoir écrasé les Normands, avait trouvé, lui aussi, son foyer désert et ses tours saccagées. Il ne restait plus qu'un Penarvan au monde, c'était lui, et il comptait soixante ans sonnés. Eh bien! le sire Alain n'avait pas abandonné la partie; il s'était marié en secondes noces avec une demoiselle Berthe de Roquetaillade, et en avait eu huit fils, tous bien venus. Mlle Renée répondait avec une grande fermeté que les folles espérances étaient hors de saison aussi bien que les lâches regrets. Le marquis et ses fils avaient clos dignement l'épopée de leurs pères; il s'agissait pour elle de ne point mentir à son sang. Elle vieillirait dans la religion des souvenirs, et son nom, condamné à périr, ne s'éteindrait du moins qu'avec elle. Si elle devait ne rien ajouter à l'héritage de gloire qu'elle avait recueilli, elle saurait le garder pieusement et le maintenir dans son intégrité; puisque le sort avait permis que sa maison tombât en quenouille, elle montrerait que la quenouille était moins faite pour filer la laine d'un ménage que pour servir de hampe à la bannière d'une famille de guerriers. L'abbé l'admirait en silence et s'applaudissait modestement d'avoir formé par ses leçons cette âme vraiment romaine. Tout cela était fort beau sans doute; cependant les journées se traînaient péniblement et ne finissaient pas. Le château, que les frères de Me Renée remplissaient naguère du bruit de leur jeunesse, était morne comme un tombeau. N'était-ce pas un tombeau en effet, un mausolée où deux âmes fidèles entretenaient la lampe sépulcrale? La vie s'était retirée même des alentours. Les fermes éventrées jonchaient le sol de leurs débris; la terre restait sans culture. Pas un filet de fumée à travers les rameaux dépouillés et chargés de givre. On n'entendait que le sifflement de la bise et le fracas de la Sèvre, qui se brisait contre ses barrages. Il n'y avait de vivant dans ces campagnes

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