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pratique, c'était un premier tort de conclure d'un fait isolé, sans rechercher si l'histoire générale des monnaies n'en présentait pas d'autres qui fussent en sens contraire. C'en était un second de prétendre appliquer à la France moderne une conclusion tirée de la pratique de l'ancien régime, où les transactions n'avaient qu'une liberté fort restreinte, où le monnayage était sous l'empire de règlemens abusifs, et où le commerce des métaux précieux monnayés était soumis à une législation très restrictive, très vexatoire, antipathique au sens commun. L'expérience, à laquelle il déclarait s'en remettre comme à une autorité souveraine, a tourné contre lui. En l'an xi, quand fut faite la loi du 7 germinal, qui a établi, à titre provisoire, le rapport de 1 à 15 1/2 entre les deux métaux, ce rapport existait réellement dans le commerce; mais peu à peu il s'est modifié, et bientôt l'or a valu communément un peu plus de quinze fois et demie l'argent, il a même quelquefois été un peu au-delà de 16. Cet écart, qui communément a été de 2 à 3 pour 100 environ, et par conséquent semblable à celui qui se manifesta après 1726, n'aurait pas dû avoir d'effet sur la circulation, si les prévisions de Gaudin eussent été justes; bien au contraire, il en a eu un très considérable, qui avait suffi pour que l'or se retirât de la circulation. Il était devenu une marchandise qu'on allait acheter chez le changeur quand on voulait emporter en voyage une certaine quantité d'espèces de ce métal. En fait, ce que Gaudin se flattait d'établir au moyen de la fabrication de pièces de 20 et de 40 francs, la circulation parallèle des deux métaux, avait cessé d'exister un médiocre nombre d'années après l'an xi. La circulation n'offrait plus que de l'argent.

Gaudin se faisait illusion sur un autre point; il supposait que la variation possible de l'or par rapport à l'argent n'excédait pas quelques centièmes (1), et qu'elle s'accomplirait une fois pour toutes, après quoi l'on pourrait se considérer comme dans un état stationnaire ou à peu près pendant une nouvelle période assez longue. C'était admettre qu'en cela le XIXe siècle ressemblerait forcément au xviii, et non pas à quelqu'un des siècles antérieurs où la variation avait été bien plus marquée entre l'or et l'argent: hypothèse fort hasardée, et dont un homme pratique tel que lui devait se méfier. Certes rien n'obligeait Gaudin à prévoir la découverte presque simultanée des mines de la Russie boréale, de la Californie et de l'Australie; mais, même avec des faits moins caractérisés, son hypothèse devait être renversée de fond en comble. Si, au lieu d'une baisse de 3 à

(1) Le changement du rapport de 1 à 14 1/2 en celui de 1 à 15 représente 3 1/2 pour 100.

4 pour 100 dans la valeur de l'or par rapport à l'argent, on en suppose une de 10 à 12 qui doive s'accomplir en dix ou quinze ans, et le changement qu'on a en perspective aujourd'hui semble devoir être bien plus fort, la combinaison de Gaudin croule par la base. Après une première baisse de 3 à 4 pour 100, ou pour mieux dire bien auparavant, si l'on veut retenir l'argent dans la circulation effective, il faudra procéder à une refonte de l'or; l'opération ne sera pas terminée, qu'il faudra songer à une refonte nouvelle, avant la fin de celle-ci à une troisième, et ainsi de suite. Une pareille mobilité dans la consistance des pièces d'or, portant en toutes lettres le même nombre de francs, est-ce un régime qu'un homme pratique puisse recommander? n'est-ce pas la confusion même ?

En somme, il y a lieu de regretter que l'avis de la section des finances du conseil d'état n'ait pas prévalu en l'an xi. Il rendait toute équivoque impossible. L'oeil fixé sur les principes, la section des finances pensait que, du moment où l'argent seul était reconnu pour l'étalon du système monétaire et où l'or était un métal subordonné, il convenait que les pièces d'or circulassent à chaque instant à peu près pour la valeur du métal à cet instant, de telle sorte que, lorsque l'or aurait baissé ou haussé par rapport à l'argent, les pièces d'or valussent un peu moins ou un peu plus en francs et centimes. Ce système eût été exempt de toute difficulté bien sérieuse, si l'on eût adopté la formule suggérée par Cretet et la commission des anciens, consistant en ce que tous les ans la valeur de la pièce d'or en francs et centimes fût déterminée, suivant une formule établie par la loi, au moyen du cours respectif des deux métaux sur les grandes places de commerce de l'Europe. On aurait pu même substituer à la période d'une année celle de six mois le rapport de Prieur citait des faits qui auraient motivé l'adoption de ce terine plus court.

Je crois inutile de prolonger davantage cette discussion. S'il y a quelque chose de clair et de précis dans la législation française, c'est que l'unité monétaire est le franc, c'est-à-dire un poids d'argent fin déterminé, une fois pour toutes, de 4 grammes 1/2, uni à 1/2 gramme d'alliage (faisant un total de 5 grammes au titre de 9/10 de fin), et que l'or est un métal subordonné, dont un poids déterminé vaut, en francs et centimes, un nombre variable selon les temps, de sorte qu'il n'y a pas une quantité d'or dont on soit fondé à dire : Elle a valu 1 franc l'an passé, elle vaut 1 franc aujourd'hui, elle vaudra 1 franc l'année prochaine. Cette même formule au contraire est applicable mathématiquement à l'argent.

Restons sur cette idée pour aujourd'hui, non cependant sans en faire ressortir une conséquence : le créancier de l'état, propriétaire d'un titre de rente de 100 fr. par exemple, a un droit inaliénable,

imprescriptible, absolu, à recevoir tous les ans cent fois 5 grammes d'argent au titre de 9/10es de fin. On peut à la vérité le payer en or, mais c'est à la condition expresse qu'on lui en donne une quantité qui, d'après le cours comparé des deux métaux précieux, soit, au moment du paiement, l'équivalent commercial bien avéré de cent fois 5 grammes d'argent au titre de 9/10. Il serait spolié, si l'on prétendait s'acquitter envers lui avec une quantité d'or moindre que cet équivalent, tout aussi bien que si on élevait la prétention de ne lui donner que 80 ou 75 disques d'argent du poids de 5 grammes, au titre de 9/10", au lieu de 100, ou encore si on voulait le payer au moyen de 100 disques contenant 4 grammes d'argent fin seulement, au lieu de 4 1/2. Il est vrai qu'il n'y a pas de tribunal pardevant lequel l'état puisse être cité à comparoir pour s'entendre condamner à payer ainsi les arrérages des rentes en argent, ou, s'il se sert de monnaies d'or, à en donner l'équivalent réel de la quantité d'argent qui répond au nombre de francs porté sur le titre de rente. Cependant, si une pareille juridiction n'a pas été instituée, c'est qu'on a supposé que l'état interpréterait exactement la loi, aussi bien quand elle est contre lui que lorsqu'elle est pour lui, et faut-il faire repentir la société d'avoir admis cette hypothèse? Ici l'exactitude s'appelle d'un autre nom, la loyauté. Après tout, s'il n'y a pas une juridiction précise par-devant laquelle l'état puisse être assigné par le ministère d'un huissier et soit tenu de se faire représenter, il existe cependant un tribunal dont il est justiciable, et dont les arrêts, pour être rendus tardivement et ne pas entraîner une sanction matérielle, n'en sont pas moins redoutables, et font trembler les plus superbes. C'est le tribunal de l'histoire, où tous les gouvernemens savent qu'ils doivent être jugés un jour avec une impartialité qui est souvent leur espoir, et qui devrait toujours être leur frein. En présence d'un gouvernement qui se respecte, il suffit d'invoquer cette auguste juridiction, dernière raison des peuples, suprême soutien du droit, et boulevard du faible contre la force, pour le confirmer dans le sentiment de la justice, dans les cas où on le verrait sollicité de s'en écarter.

MICHEL CHEVALIER.

(La troisième partie au prochain numéro1.)

(1) Voyez, pour quelques rectifications à faire dans le premier article de cette série, les errata placés à la fin de ce volume.

TOME XI.

55

LES

BEAUX-ARTS

EN ANGLETERRE

L'Angleterre est demeurée pendant longtemps fort en arrière des autres pays de l'Europe pour la culture des beaux-arts. Le gouvernement ne s'en occupait point; l'aristocratie, formant à grands frais des collections de chefs-d'œuvre étrangers, avait assez de goût ou assez de prudence pour n'y pas placer les productions de ses compatriotes. Quant à la masse de la nation, elle n'avait nul souci de jouissances qu'elle sentait hors de sa portée, et que dans un orgueil caractéristique elle confondait volontiers avec les inutiles frivolités du continent. « Payez les arts, ne les cultivez pas, » disait lord Chesterfield à son fils. Le petit nombre d'artistes qui, par vocation ou par entètement, luttaient contre tant d'obstacles, n'avaient guère d'autres ressources que de faire des portraits, et c'est en effet le seul genre qui ait été cultivé en Angleterre avec un succès marqué.

Deux hommes ont fondé la renommée de l'école anglaise, sir Joshua Reynolds et sir Thomas Lawrence, qui pour la peinture de portrait ne reconnaissent guère de supérieurs. A l'exemple de Van-Dyck et de Velazquez, ils ont excellé à exprimer le caractère et l'individualité de leurs modèles. Tel est à mes yeux leur véritable mérite. Ils en ont d'autres encore, mais plus contestables, une couleur harmonieuse et la science du clair-obscur. On accorde beaucoup de licences aux coloristes. Reynolds et Lawrence en usèrent largement, et pour arriver à ce qu'on appelle l'effet, ils se mirent

fort peu en peine d'être vrais. Ils disposèrent à leur fantaisie de la lumière et de l'ombre, mais avec beaucoup d'habileté, il faut le reconnaître. Plusieurs de mes lecteurs se rappelleront sans doute le portrait de master Lambton, envoyé à une de nos expositions par sir Thomas Lawrence. La tête est inondée d'une vive lumière, et sur un fond de ciel d'un azur foncé on voit briller la lune. Quel astre éclaire cette charmante figure? C'est ce que personne ne pourrait dire. L'aspect du tableau est séduisant, pourtant c'est autre chose que la nature.

Malgré ces licences, qui souvent passent la permission, et des incorrections qui frappent les yeux les moins exercés, les ouvrages des deux grands peintres que je viens de citer conserveront longtemps la réputation dont ils jouissent aujourd'hui, parce que quelques qualités éminentes suffisent toujours pour faire oublier les défauts qui les accompagnent. Ils montrèrent à leurs compatriotes qu'on pouvait être Anglais et artiste; c'était déjà beaucoup. Toutefois ils laissaient un exemple bien dangereux. Leur talent à modeler une tête, à saisir une expression ne pouvait se transmettre, tandis que leurs élèves devinèrent assez facilement le secret de ces oppositions de couleurs, de ce jeu de lumière et d'ombre, de toutes ces ruses de l'art qui n'ont une valeur réelle que lorsqu'elles trouvent un génie original pour les mettre en œuvre. Ce qu'on retint le mieux, ce fut l'exécution hardie et lâchée qui des accessoires passa bientôt à toutes les parties d'un tableau. On a remarqué que la plupart des grands artistes, même les coloristes les plus audacieux et les plus insoucians de la forme, avaient eu pour maîtres des dessinateurs corrects. Rubens par exemple avait reçu des leçons d'Otto Venius, qui porte la précision dans le faire jusqu'à la sécheresse. En effet ce défaut est un de ceux dont on se corrige, et c'est presque un bonheur pour un peintre que de l'avoir à son début. L'affaiblissement de la vue, le désir et le besoin de produire, la confiance inspirée par de premiers succès, sont autant de motifs pour entraîner un artiste à une exécution moins serrée et moins consciencieuse. Au contraire, lorsqu'on commence par une exécution lâchée, ce défaut ne fait que s'accroître avec le temps et bientôt mène à la barbarie. Turner, né avec un talent véritable, mais s'abandonnant à sa fougue et privé dans son pays des avertissemens d'une critique éclairée, a laissé de tristes preuves des excès où conduit cette déplorable facilité. Dans les derniers temps de sa vie, ses ouvrages étaient non plus des ébauches, mais des barbouillages informes, et son encadreur fut obligé souvent de le consulter pour savoir de quel côté il devait mettre le piton destiné à suspendre ses tableaux. Bien des gens qui ont vu la collection de ses marines et de ses paysages

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