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pistolet à la main. Or Royston, au moment où Diego le frappait, lui a lancé une prédiction sinistre. Voilà bien des charges s'élevant contre Royston, qui passe aux assises, et que le jury à l'unanimité déclare innocent.

Diego se serait-il suicidé? A la rigueur, cela se peut; mais rappelez-vous ces pistolets, qui jamais autrefois ne quittaient Thérèse. Or Thérèse, accompagnée de Kees, était bien certainement dans le petit bois au moment où l'assassinat s'est commis. Elle nie pourtant avoir rencontré Diego, et Kees l'appuie de son témoignage. Hélas! quel témoignage et quel appui! Cependant Thérèse et Kees vivent ensemble... maritalement, comme disent (par pudeur, s'il vous plaît, et dans un étrange style) les gracieux appuis de Thémis. Si maritalement vivent-ils, l'ex-laquais et l'ex-chanteuse, qu'ils finissent par se marier. Aurait-on par hasard quelque désir de savoir si depuis lors « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfans? » Voici de quoi nous éclairer là-dessus.

Nous sommes à Folkestone, dans le Pavilion-Hotel. Le temps est à la pluie. Deux voyageurs, mari et femme, attendent qu'il se remette pour passer le détroit. Le mari, étendu sur un divan, achève en même temps un numéro du Times et une tasse de café. La femme est assise dans l'embrasure d'une croisée, un livre à la main.

((- Que lisez-vous donc là, Thérèse? lui demande son époux, traînant ses syllabes comme un homme expert en belles manières.

((- Je lis Jane Eyre, l'histoire d'un pauvre mari obligé de vivre avec une femme perdue de mœurs, abrutie par la boisson et devenue folle.

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Miséricorde!... Mais c'est horrible!

Cela se voit pourtant, et le contraire aussi, Kees : des femmes réduites à supporter des maris hideux, vulgaires, dégradans...

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C'est de moi que vous parlez?

- Oui.

Ah!... Sonnez, je vous prie... Sonnez, vous dis-je!... Ah! ah!... Vous êtes encore mieux debout qu'assise... Commandez au garçon, quand il viendra, un verre de curaçao... Ce procès m'a fait du mal... Il m'a laissé un ébranle

ment...

« Point de réponse. On lit Jane Eyre avec fureur.

Ne disiez-vous pas tout à l'heure?... Ah!... ne disiez-vous pas que je suis une bête brute?... ou quelque chose d'approchant?... J'aime assez vos petites rages.... Vous en êtes-vous donné toute la nuit!.... Et nous en avons encore, n'est-ce pas, pour une bonne partie de la journée?... Vous avez du feu, oui,... mais vous êtes domptée, madame... Oh! cette fois vous l'êtes, convenez-en !

((- C'est vrai... >>

« Quel frisson dans tout ce petit corps!

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Passez-moi ce cure-dent... M'entendez-vous?... Très bien!... Nous di

sions donc?... oui, c'est bien cela,... nous disions que vous voilà domptée... Et c'est ainsi que j'entends vous garder, ma belle... »

Assez comme cela, n'est-il pas vrai? Vous n'en demandez pas davantage. Et que d'horreurs cependant nous avons laissées dormir dans ce livre tout épisodique! D'abord l'historiette (comme disait Des Réaux), l'historiette de ce Royston, jadis employé, moitié commis, moitié dessinateur, dans un magasin de joailleries. Une belle cliente arrive dans ce magasin, une femme du monde, la femme d'un jurisconsulte éminent. Au moment où elle en sort, Royston la suit, et très poliment, et de sa plus douce voix de commis obséquieux, il lui fait remarquer qu'elle emporte un bracelet de prix. Or Royston dit vrai, le misérable, et la pauvre femme, tremblante, effarée, pour avoir cédé à une de ces tentations que la physiologie elle-même s'explique à peine, se trouve au pouvoir de ce drôle, fort peu disposé à manquer une occasion si rare de plaisir et de fortune. Vous avez ensuite la biographie d'une veuve, une veuve qui a déjà défrayé, à notre connaissance, deux ou trois romanciers, ici et de l'autre côté de la Manche. M. Edm. About l'appelle Ianthe, sauf erreur, dans sa Grèce contemporaine. M. Whitty l'a baptisée lady Beaming. Nous nous donnerons le plaisir de ne pas la nommer et de n'en pas parler autrement. Vous avez le portrait de Mary Dasert, femme esprit-fort, philosophe et philanthrope en jupons, rappelant ses pareilles de l'autre siècle, Mary Wolstonecraft et les dévotes de Jean-Jacques. Elle est spécialement chargée de montrer comment on peut être à la fois et parfaitement vertueuse, et très imparfaitement mariée. Il y a la cuisinière Kimbletts, épouse fort légitime et fort aveuglément dévouée d'un vil lazzarone, héroïne au gras tablier, dont les réalistes sauront gré au romancier radical. Il y a aussi, digne condiment de ce mélange enragé, l'histoire d'un bal donné dans une maison de fous et d'une révolte de fous pendant ce bal, un petit bain d'horreurs dans le genre du massacre de Cawnpore, et où M. Whitty se prélasse comme dans son élément naturel, le tout fort incohérent, fort peu digéré, fort capricieux, fort spirituel par momens, et par momens aussi fort insipide. Ébauche et débauche tout à la fois!

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Qu'on ne nous reproche pas cependant d'avoir signalé ce livre, autour duquel il s'est fait, chez nos voisins, un silence mortel, qui nous semble le résultat d'une préméditation vengeresse. Nous ne saurions effectivement comprendre ce silence en nous rappelant le tumulte qui s'élevait, il y a quelques années, à propos de la Lucretia de Bulwer! Et qu'était Lucrelia auprès des Amis de Bohême? Une douce moralité, une idylle de Gessner, un drame innocent du candide Berquin. Le premier soulève un haro universel; l'autre, quel

ques mots à peine d'un mépris affecté que l'auteur mérite peut-être, ceci, nous ne le disons pas, car nous devons l'ignorer, — mais que son roman incorrect, désordonné, fiévreux, impur, ne mérite certainement pas; car enfin, tout impur, tout fiévreux, tout désordonné, tout incorrect qu'il est, et encore que l'auteur ne nous semble avoir bien mérité ni de la morale, ni du goût, ni de la littérature saine, élevée, consolante, ni même très probablement de son éditeur, encore faut-il lui reconnaître une valeur exceptionnelle que sauront apprécier quelques artistes et quelques penseurs.

Pour eux, les écrits de M. Whitty sont de ceux qu'on met à part, qui tranchent sur le commun des productions littéraires, autant par leurs singuliers défauts que par leurs qualités singulières. Ces écrits irritent, et l'irritation va même quelquefois jusqu'au dégoût; mais ils font rêver, ils sont très suggestifs, pour nous servir encore d'un mot anglais : on ne les lit pas avec cette tranquillité, cette insouciance où vous laisse une ingénieuse et banale médiocrité. La pensée est audacieuse, la forme vive, la logique pressante. Vous êtes tenté de croiser le fer avec ce délié tireur. Prenez garde, vous ne l'essaierez pas impunément, et le fleuret n'est pas toujours boutonné. Malheureusement, s'il a toutes les qualités de l'escrime, l'auteur n'a guère que celles-là. Toujours agressif, constamment ironique, éternellement moqueur et malveillant, il ne comprend pas, ce qu'un sentiment plus développé de l'art lui révélerait, que les contrastes et les repos sont indispensables, que la monotonie peut se rencontrer là où on est le moins tenté de la craindre, dans la satire des hommes et des choses faite par un homme d'esprit et de ressources. Henri Heine, par exemple, n'est-il pas quelquefois monotone? Et cependant, avec ses doux Lieder, ses caprices enfantins, joufflus et roses, ses rêves fantastiques dont la pâleur est quelquefois celle d'une ondine morte, ses attendrissemens profonds, qui durent une minute à la vérité, Henri Heine est bien autrement varié que M. Whitty. Amer et caustique, et si amer, si caustique qu'il puisse être, un tempérament littéraire a sa place dans ce monde. Bien des vices qui échappent à toute autre justice, bien des absurdités quasi criminelles qui autrement resteraient impunies, beaucoup de sots et de sottises, bons à mettre au pilori, bonnes à stigmatiser, demandent à passer par ce crayon brûlant qu'on appelle « la pierre infernale; » mais, dans l'intérêt même de votre satire, afin qu'elle captive mieux l'esprit, afin qu'elle ne le harasse et ne le décourage pas à la longue, il faut savoir la tempérer, l'amalgamer, l'assouplir. Pour ne parler que des modèles qu'il a sous les yeux, et qui certainement ont eu leur influence sur lui, Dickens, Thackeray, - tous deux satiriques, parfois acerbes, tous

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deux formés, comme M. Whitty, à l'école du journalisme, ont très bien compris cette vérité. Le premier, par exemple, a dénoncé avec une ironie sans pitié la pédanterie et l'inaction administratives; mais son fameux circonlocution office, son « ministère de la circonlocution » n'est qu'un des détails de son œuvre, où la bienveillance, l'esprit de charité ont une large place, et qui doit une grande partie de sa popularité à ces sympathiques tendances. Le second, plus en garde contre sa sensibilité, analyste plus froid et plus désintéressé, moins affranchi des habitudes contractées au service de la « petite presse, » n'en a pas moins, à travers sa sécheresse habituelle, de vifs mouvemens de cœur, d'autant plus saisissans qu'ils sont plus inattendus. De là ces contrastes, ces repos, ces soulagemens indispensables dont nous parlions, et qui, s'ils ne manquent pas absolument dans les ouvrages de leur jeune émule, y sont trop rares à notre avis et trop clair-semés.

M. Whitty d'ailleurs, et nous terminerons par cette remarque, — fort distingué à certains égards et aussi aristocrate dans la forme qu'il est radical par le fond de ses ouvrages, se laisse aller parfois à d'impardonnables vulgarités, d'autant plus choquantes qu'elles jurent avec le fond même de son œuvre. Il sait sans nul doute, mais il oublie trop souvent que, dans la longue liste des imperfections et des infirmités humaines, il en est auxquelles on ne peut guère, sans se rendre soi-même désagréable, risquer la moindre allusion. Or, dans une guerre comme celle qu'il soutient, celle d'un plébéien contre le patriciat, tout ce qui rabaisse le premier profite à ses ennemis. Il faut se montrer supérieur en tout, même par l'élégance et la grâce, aux gens qui ne veulent pas vous reconnaître pour leur égal, et, puisqu'au début nous comparions le pamphlet à un poignard, nous dirons qu'il faut à cette arme redoutable le poli le plus parfait. Elle n'en est d'abord que plus belle; mais ensuite, considération puissante, elle entre mieux, elle fouille plus avant.

E. D. FORGUES.

ÉTUDES

INDUSTRIELLES

I.

DE LA PROPRIÉTÉ SOUTERRAINE EN FRANCE

Traiter de la propriété souterraine en France, c'est se proposer une tâche très complexe. La grande industrie qu'intéresse la situation faite à cette propriété appelle l'attention, non-seulement par l'importance des résultats, par la diversité des applications, mais aussi par les singulières difficultés administratives qui en ont presque partout accompagné le développement. Avant d'étudier sous ses formes variées le rude travail du mineur, c'est le théâtre même de l'exploitation, c'est le régime appliqué à la propriété souterraine qu'il importe de bien connaître.

Le principe de la propriété, si singulièrement mis en question, il y a quelques années, par certains novateurs de l'école socialiste, et si vigoureusement défendu par leurs adversaires, est devenu, depuis cette époque, l'objet des méditations d'un grand nombre d'esprits sérieux, qui en ont analysé l'origine et l'essence dans leurs conséquences les plus diverses. Ces études approfondies, où chacun apportait le tribut de ses appréciations personnelles, me paraissent avoir produit un utile résultat. Deux systèmes opposés, dont la lutte menaçait d'être violente, se trouvaient en présence : l'un rendait, dans un sens absolu, la possession de chaque chose dépendante de l'intérêt général; l'autre considérait l'intérêt public comme la réunion

TOME XI.

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