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dizaine d'années. C'est un fait à peu près incontestable que l'enseignement et la propagation de la musique dans les classes populaires sont l'un des bons résultats qu'on doive à la grande révolution française. Je ne veux pas dire qu'avant 1789 il n'existât pas en France un grand nombre d'institutions publiques telles que les maîtrises, par exemple, où la musique faisait partie de l'instruction gratuite qu'on donnait à de pauvres enfans du peuple. Ce serait mentir à l'histoire, et particulièrement à l'histoire de l'église, qui a réchauffé dans son sein, pendant la longue période du moyen âge, les élémens de cet art divin, dont elle a fait un ornement de son culte; mais il est vrai de dire cependant que la sécularisation des connaissances humaines, qui forme le trait distinctif de la société moderne, est une conséquence des principes émis par la révolution, et que la musique a été comprise dans ce grand mouvement de rénovation morale qui est désormais un fait accompli. Depuis une trentaine d'années surtout, il s'est formé à Paris, en dehors de l'influence directe de l'administration municipale, un grand nombre de sociétés chorales qui sont le fruit de l'initiative intelligente d'un homme de bien, Wilhem. C'est en 1815 que Boquillon Wilhem conçut l'heureuse idée d'appliquer à la musique le mode de l'enseignement mutuel, qui avait été introduit récemment en France. Il essaya d'abord son système dans quelques pensionnats particuliers où il était professeur, et les bons effets qu'il sut en obtenir en très peu de temps attirèrent sur lui l'attention du conseil d'instruction primaire du département de la Seine. M. le baron de Gérando fit alors la proposition d'introduire l'enseignement de la musique dans les écoles primaires de la capitale, et Wilhem fut chargé de cette noble mission, dont il s'acquitta avec un zèle admirable et un succès qui a dépassé toutes les espérances. Il existe actuellement à Paris, indépendamment du grand orphéon municipal, qui se forme de la réunion de tous les élèves des écoles primaires de la ville de Paris, et que dirige M. Gounod, il existe, disons-nous, plus de quarante sociétés chorales libres ayant leurs statuts particuliers et se recrutant parmi les ouvriers de la grande cité. Les provinces ont suivi l'exemple donné par la capitale de l'intelligence. Les maires et les préfets de plusieurs départemens, parmi lesquels il est juste de citer en première ligne M. le préfet de Seine-et-Marne, ont pris ces sociétés d'orphéonistes sous leur protection. Ils ont ouvert des concours, institué des prix, et se sont fait un honneur de présider à ces luttes pacifiques, où il n'y a de vaincus que les dédaigneux et les indifférens. La France entière est remplie maintenant de pareilles sociétés chorales qui se donnent rendez-vous sur un point choisi du territoire pour y disputer le prix de l'art de bien chanter, comme cela se pratiquait, du temps des Minnesinger, pardelà les bords heureux du grand fleuve qui appartient à la race teutonique. Dans le mois de juin dernier, le 28, c'est la ville de Bordeaux qui a été le théâtre où les sociétés orphéoniques du département de la Gironde et celles de plusieurs autres départemens circonvoisins se sont mesurées un cahier de musique à la main.

La séance s'est ouverte à midi dans la salle du beau théâtre de cette seconde et magnifique ville de France. Le jury, composé assez étrangement de quelques artistes de Paris, car la province en est encore à croire que tout nom qui brille un peu à Paris est de l'or pur, le jury donc a vu défiler devant lui d'abord la société lyrique de Bordeaux, puis les sociétés chorales d'Agen, d'Angoulême, de Choisy-le-Roi, les orphéons de Niort, Poitiers, Tours, Blois et Orléans, etc. « La musique, a dit M. le maire de la ville de Bordeaux devant cinq mille auditeurs réunis sur la place des Quinconces, est bien plus qu'une récréation pour l'esprit et un charme pour l'oreille, elle pénètre jusqu'au cœur, et c'est un élément de moralisation; en un mot, la musique est par excellence humaine et civilisatrice. » Voilà d'excellentes maximes, et, pour qu'elles aient été professées par le maire d'une grande ville, c'està-dire par un homme essentiellement pratique et peu disposé à la rêverie, il faut que le diable se mêle de nos affaires, et que les choses n'aillent pas tout à fait comme on voudrait les faire aller. Enfin on a distribué les prix, dont les deux premiers ont été remportés par la Société chorale de Clémence Isaure de Toulouse, et par la Société de Sainte-Cécile de Bordeaux, composée de soixante-dix membres, sous la direction de M. Mézerai. La Société de Sainte-Cécile a produit un très grand effet; mais il faut dire aussi que la plupart des choristes du grand théâtre de Bordeaux en font partie, ce qui change un peu le caractère des sociétés orphéoniques, qui sont et doivent rester des associations de simples artisans.

La ville de Dijon, qui est l'une des plus intelligentes, où les arts et particulièrement la musique ont toujours été cultivés avec beaucoup d'ardeur et de succès, car Dijon est la patrie de Rameau, a ouvert pour la troisième fois la lice d'un concours des sociétés chorales. C'est le 16 août qu'a eu lieu cette fête de l'art dans l'ancienne capitale de la Bourgogne. Le jury, composé d'une manière encore plus étrange que celui de Bordeaux, a distribué un premier prix à la Société chorale de Bourg, la seconde médaille à l'Union chorale de Châtillon, et la troisième aux Enfans de la Loire. M. le maire de Dijon a prononcé aussi un long discours où l'on peut remarquer le passage suivant : « Il est vrai de dire que si les compositions de Rameau (notre illustre compatriote), malgré les beautés qu'elles renferment, sont généralement moins goûtées aujourd'hui qu'elles ne le furent autrefois, son Traité d'harmonie et sa découverte de la basse fondamentale ont conservé toute leur autorité. On a même reconnu que Rameau avait trouvé les lois de l'harmonie, comme Newton celles du système du monde. » Avouez, monsieur, que le pays dont les magistrats parlent un pareil langage n'est pas encore entièrement perdu pour les muses! Sans doute il ne faut pas trop s'exagérer le mérite absolu de pareilles associations, où la musique proprement dite ne joue qu'un rôle secondaire: il faut y voir un exercice libéral des classes ouvrières, qui aspirent à faire un bon usage des rares instans de loisir que leur laisse la nécessité de vivre en travaillant. Les masses chorales les mieux dis

TOME XI.

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ciplinées, telles que la société de Cologne, celles si nombreuses de la Belgique, et le grand orphéon de la ville de Paris, qui est loin de les valoir, ne peuvent produire qu'un certain nombre d'effets de sonorité, dont le fréquent retour amène la monotonie: de l'ombre et de la lumière, des forte et des piano, mêlés à quelques combinaisons de rhythme, voilà à peu près quels sont les artifices que l'art peut employer dans un morceau d'ensemble destiné à être exécuté par des voix populaires.

Les Allemands, qui sont doués d'un instinct harmonique plus développé que les autres peuples de l'Europe, abordent, dans leurs chœurs populaires, des modulations ardues qui seraient même difficiles pour les choristes de l'Opéra. C'est toutefois un phénomène consolant que de voir ces sociétés chorales, formées par des ouvriers de bonne volonté qui aspirent à étendre la sphère de leurs jouissances morales, se multiplier et prendre racine jusque dans les moindres petites villes de France. J'ai pu entendre récemment l'orphéon d'un chef-lieu d'arrondissement chanter avec beaucoup d'ensemble et de justesse quelques morceaux faciles, à trois et à quatre parties, qui m'ont fait un vrai plaisir, tandis que la société orphéonique de Blois, qui s'est produite dans un concert public donné dans la grande salle des états du château historique que tout le monde connaît, n'a pu chanter dix mesures sans détonner d'un demi-ton. A ce concert donné par la ville de Blois, où j'ai pris ma bonne part d'ennui à entendre clapoter sur un orgue dit d'Alexandre, je n'ai remarqué que quelques chansonnettes agréables de M. Nadaud, chantées avec assez de goût par un des frères Lyonnet.

La conclusion de cette longue missive que j'ai l'honneur de vous adresser du fond d'une villa charmante, c'est que Paris, qui n'a pas été fait en un jour, comme on dit vulgairement, est plus qu'une capitale ordinaire. C'est le centre, le cœur et le cerveau de la nation, qui, en le perdant, perdrait toute son influence sur l'Europe et la civilisation du monde. La France ne pourrait donc pas chanter avec le Misanthrope :

Si le roi m'avait donné

Paris, sa grand' ville,
Et qu'il me fallùt quitter
L'amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri :
Reprenez votre Paris;

J'aime mieux ma mie,

O gué!

J'aime mieux ma mie!

En faisant ce sacrifice, elle y perdrait le rang élevé qu'elle occupe dans la hiérarchie des peuples civilisés.

Agréez, etc.

P. SCUDO.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

14 septembre 1857.

La politique ne se compose pas seulement de tous les faits qui s'accomplissent, de toutes les questions qui s'agitent dans les sphères de la diplomatie officielle; elle se compose souvent de mille autres choses encore, et de ces choses diverses, les unes pourraient exister, les autres n'existent pas, beaucoup n'existeront jamais. La chimère se mêle à la réalité, les hypothèses se substituent aux calculs positifs, les moindres symptômes deviennent le point de départ des combinaisons les plus imprévues. En un mot, à côté du monde réel, il y a un monde fictif, œuvre des imaginations qui inventent et des hommes d'état bénévoles, d'autant plus libres de remanier la carte de l'Europe qu'ils ne l'ont pas entre les mains. Prise en elle-même, la politique actuelle, à vrai dire, compte peu d'événemens saillans, de ces événemens qui n'ont rien d'idéal. Le conflit survenu à Constantinople à l'occasion des principautés n'est plus qu'un souvenir. Les relations régulières ont été renouées entre la Turquie et les quatre puissances qui avaient été amenées à une rupture. Les élections recommencent en Moldavie dans des conditions nouvelles, c'est-à-dire après une rectification des listes électorales, mais toujours sous les auspices de M. Vogoridès, que la Turquie paraît mettre son amour-propre à soutenir en désavouant tous ses actes. L'état des principautés n'est point sans doute une question résolue, c'est une question réservée. En même temps l'Angleterre a toujours cette triste et grandiose préoccupation de l'Inde, qui se reflète si étrangement dans la presse britannique, et qui remplit tous les esprits d'anxiété. Ainsi une crise qui vient de finir à Constantinople, une guerre qui n'est point particulièrement européenne, quoiqu'elle intéresse la civilisation, représentée dans cette lutte par une des puissances de l'Occident, telle est pour le moment la réalité de la politique actuelle. Mais cela suffit-il? Que Napoléon III visite la reine d'Angleterre à Osborne, ainsi qu'on l'a vu; que l'empereur des Français et l'empereur de Russie se rencontrent à Stuttgart, ainsi qu'on va le voir, aussitôt

les conjectures commencent; la distribution des territoires est indubitablement sur le point de subir des modifications profondes, le système des alliances va tout au moins être renouvelé. Ce n'est pas pour rien que des chefs de grands états se déplacent, et comme personne en vérité ne nous a demandé le secret sur ce qui s'est passé à Osborne ou sur ce qui va se passer à Stuttgart, nous pouvons bien le répéter sans inconvénient, le tenant d'une source authentique, c'est-à-dire des nouvellistes eux-mêmes, fort répandus en ce monde. Comment se fait-il qu'il y ait en certains momens une véritable recrudescence de ces transformations de fantaisie et de cette diplomatie d'imagination? Voilà peut-être le problème le plus curieux.

Une chose pourrait arrêter cependant, c'est que les versions ne laissent pas quelquefois d'être contradictoires; elles varient selon que le vent souffle d'Osborne ou de Stuttgart, et sous l'influence de bien d'autres considérations encore. Mais quoi! cela prouve que la fertilité des inventeurs n'en est pas à une combinaison près pour tracer la route à la politique européenne.

Croyez-vous, dira l'un, que Napoléon III soit réellement allé à Osborne pour régler l'affaire des principautés, ou que cette question ait été l'unique objet de l'entrevue de l'empereur des Français et de la reine de la GrandeBretagne? Au premier aspect, c'est là effectivement ce qui est le plus visible. L'Angleterre s'est ralliée à la politique de la France à Constantinople, au risque d'imposer à lord Stratford de Redcliffe l'amer déplaisir de se contredire à peu de jours de distance; mais au fond il s'agissait de bien autre chose : vous n'en êtes point à savoir que l'Europe est travaillée de vieux malaises; toutes les situations sont contraintes. Le droit de 1815 est à demi abrogé après avoir été vingt fois violé; il ressemble un peu à l'empire ottoman, il n'est debout que parce qu'on ne sait comment le remplacer. Le difficile était de s'entendre et de trouver un terrain où l'Angleterre et la France pussent se mettre d'accord; on y est parvenu, le reste n'est plus rien. La souveraine de l'Angleterre, comme tout le monde le sait, est mariée avec un prince de Cobourg. Or le secret et invariable désir du prince Albert et de la reine Victoria, c'est de voir la maison de Cobourg devenir maison royale en Allemagne par un agrandissement de territoire. La combinaison est bien simple en supprimant quelques principautés allemandes, on fera un royaume qui sera donné à la maison de Saxe-Cobourg-Gotha; le nom même du royaume est déjà trouvé. Remarquez que le prince Alfred d'Angleterre est, par son père, frère du duc actuel, qui n'a point d'enfans, l'héritier du nouveau royaume. Moyennant ceci, la France s'étend jusqu'au Rhin; tant qu'elle n'a pas cette frontière naturelle, elle est une menace pour l'Europe; quand elle l'aura, elle sera la première gardienne de l'ordre européen. La Prusse, il est vrai, pourrait avoir quelques objections à faire à ces arrangemens; mais la Prusse elle-même, vous ne l'ignorez pas, est un état mal composé, vulnérable dans sa longueur; ses provinces du Rhin sont séparées du reste de la monarchie. Puisqu'on entre dans la voie des médiatisations, la Prusse serait fortifiée par des acquisitions nouvelles; elle deviendrait un corps plus consistant, plus uni, en même temps qu'elle obtiendrait des ports qu'elle envie, et elle serait satisfaite. Tel est l'objet réel de l'entrevue d'Osborne, et non l'affaire des principautés, question médiocre, résolue en un moment avec un peu de bon vouloir. Aussi ne doutez pas que l'alliance de la France et de

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