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lité. Loup, de Troyes, à qui un épiscopat de quarante-cinq ans, plein de bienfaits et de gloire, avait mérité le titre de père des pères et d'évêque des évêques, voulut être en cette circonstance l'interprète du clergé des Gaules, et par un hasard dont nous ne pouvons assez nous féliciter, nous possédons la lettre qu'il écrivit alors à Sidoine, et qui devint comme le dernier mot de l'épiscopat transalpin. Sidoine et lui se connaissaient de longue date: Loup l'admirait et l'estimait. Dans ce commerce épistolaire, qui représentait au ve siècle presque toute la littérature profane, et dont Sidoine était maintenant le centre dans sa province, comme autrefois Symmaque en Italie, l'homme du monde et le saint avaient échangé plusieurs lettres, travaillées et fleuries, petites compositions faites pour passer de la confidence d'un ami à celle du public, et peut-être, dans cet échange de formes littéraires et d'idées, l'élégance et le bon goût ne se trouvèrent pas toujours du côté du poète. En effet saint Loup, cette grande et austère figure qui, contemplée à travers les âges, semble à peine toucher à l'humanité, ce soldat du Christ qui catéchisait les Bretons au milieu des batailles, dans les forêts des monts Grampiens, ce vieillard intrépide, qui aborda sans sourciller Attila vaincu et furieux, n'était pas moins célèbre par la science du monde que par celle des livres et par la sainteté. Comme beaucoup de grands évêques gaulois du v° siècle, il avait puisé le goût des lettres avec celui de la philosophie religieuse dans la savante école de Lérins, à côté des Hilaire, des Honorat et des Vincent.

« Très cher frère, lui disait-il, je rends grâce à notre Seigneur Dieu, Jésus-Christ, de ce que, dans cet ébranlement général de toutes choses, au milieu des angoisses de son épouse bien-aimée l'église, pour la soutenir et la consoler, il vient de t'appeler au suprême sacerdoce, afin que tu sois une lumière en Israël, et qu'après avoir traversé avec gloire les honneurs tant brigués de la milice du siècle, tu parcoures généreusement, le Christ aidant, les charges pesantes et les humbles fonctions de la milice céleste, de sorte qu'ayant mis la main à la charrue, tu ne tourneras point les yeux en arrière comme un laboureur paresseux.

« Une illustre alliance t'a élevé presque au niveau du trône des césars; tu as revêtu la trabée des consuls; tu as exercé les plus brillantes préfectures; en un mot, tu as possédé tout ce que l'ambition la plus insatiable des hommes du siècle considère comme le comble du bonheur aucune dignité, aucun applaudissement ne s'est refusé à tes désirs. Maintenant l'ordre des choses est changé. C'est dans la maison du Seigneur que tu tiens le premier rang, qu'il faut soutenir non par l'éclat d'un faste mondain, mais par le rabaissement le plus complet de l'esprit, par la plus profonde humi

TOME XI.

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lité du cœur. Tu t'efforçais jadis d'ajouter aux splendeurs de ta race par d'autres splendeurs, et de surpasser ta noblesse par tes dignités; tu pensais qu'il ne suffisait pas à un homme d'égaler les autres, qu'il devait s'élever au-dessus : eh bien! te voilà entré dans une condition où, si élevé que tu sois, tu ne dois te croire supérieur à personne, mais plutôt te placer au-dessous des moindres de ceux qui te sont soumis; plus l'humilité de Jésus-Christ t'environnera, plus tu seras honoré.

« Oui, il faut que tu baises les pieds de ceux sur la tête desquels tu aurais dédaigné naguère de placer les tiens. Ton travail sera désormais de te faire le serviteur de tous, toi jadis le maître de tous, et de t'incliner devant les autres, toi qui les foulais en passant, non par orgueil sans doute, mais par un effet de la majesté (j'allais dire la vanité) de tes dignités passées. Autant tu devançais le reste des hommes, autant il te faut reculer devant eux.

« Tâche aussi d'appliquer aux choses divines ce génie qui t'a valu tant de gloire et de puissance dans les choses humaines. Fais que ces mêmes peuples qui recueillaient jadis les roses de ta parole dans les fêtes du monde recueillent aujourd'hui de ta bouche dans les fêtes du Christ les épines tombées de la tête du crucifié; que l'éloquence du prêtre sache leur inculquer les leçons de la discipline céleste, comme naguère celle du magistrat leur enseignait les règles de la discipline civile!

« Pour moi, qui t'ai tant aimé quand tu suivais les arides déserts du siècle, dans quelle mesure penses-tu que mon affection s'accroît quand je te vois suivre les fertiles sentiers du ciel? Je sens que je me meurs et que ma fin est proche; mais en quittant la vie, je ne croirai point mourir, puisque je revivrai en toi et que je te laisse à l'église.....

«< Courage, toi jadis mon ami, aujourd'hui mon frère! Ce dernier titre efface le premier, et je ne veux plus me souvenir de mon ancienne affection, que viennent resserrer les liens d'une charité si étroite et si durable. Oh! si Dieu voulait que je pusse t'embrasser! Mais ce que je ne puis faire de corps, je le fais d'esprit, et en présence du Christ, je serre dans mes bras avec respect non plus le préfet de la république, mais celui de l'église, mon fils par l'âge, mon frère par la dignité, mon père par le mérite. Prie donc pour moi afin que, m'éteignant dans le Seigneur, j'achève l'œuvre qu'il m'a imposée, et que je consacre à ne servir que lui les courts momens qui me restent. Combien n'en ai-je pas perdu, hélas! à des œuvres inutiles ou mauvaises! mais la miséricorde du Seigneur est inépuisable. Souviens-toi de moi. »

Cette lettre fut comme un baume sur les blessures de Sidoine;

mais bientôt, fatigué de tant de combats livrés dans son âme, il tomba malade. Une fièvre ardente le saisit et le mit à deux doigts de la mort. Lui-même se crut perdu. Quand il revint à la santé, il se trouva plus calme d'esprit, plus rassuré sur sa vocation. Ses idées prirent une allure sérieuse et grave qui ne leur était point habituelle, et qu'on peut remarquer dans ses derniers écrits. Des mots touchans, des élans d'une piété douce et tendre qu'il puisait dans la lecture assidue des livres saints se mêlèrent dès-lors aux traits de son esprit, naturellement épigrammatique et mordant. « O mon ami, écrivait-il à l'un de ses plus intimes confidens, je voudrais éteindre au prix de ma vie toutes les larmes qui se versent dans le monde, excepté celles de la prière. » La recommandation que lui faisait saint Loup d'appliquer son talent littéraire à des sujets religieux, quelque répugnance qu'il eût montrée auparavant pour ce genre de travail, devint un devoir pour lui. Il publia un grand ouvrage de philosophie chrétienne sous le titre de Livre des Causes; il nous parle lui-même d'un Recueil de Préfaces qu'il avait composé pour les principales messes de l'année, de Contestations, suivant l'expression ecclésiastique employée au ve siècle. Ce recueil était encore en usage dans l'église des Gaules du temps de Grégoire de Tours. Quant à la littérature profane, Sidoine prétendit l'avoir quittée, et le crut luimême; mais on s'aperçoit à ses lettres, toujours remplies d'allusions et de citations des auteurs païens, qu'il eut plus de peine à dépouiller son esprit du vieil homme qu'à l'arracher de son âme.

Ce fut surtout dans la sphère des sentimens politiques que le changement de Sidoine parut complet à tous les yeux. Cet honnête homme, dont on avait déploré plus d'une fois la faiblesse et les entraînemens vaniteux, transformé tout à coup par la conscience d'un grand devoir et par la responsabilité d'une grande mission, donna le spectacle d'une abnégation poussée jusqu'à l'héroïsme et d'un courage qui ne recula pas devant le martyre. L'empire romain n'eut pas en Gaule de plus solide défenseur que lui, attendu que, vis-à-vis des Barbares qui menaçaient l'extrême Occident, romanité et catholicité se trouvaient une même chose, et les Visigoths n'eurent pas de plus implacable ennemi, parce qu'ils étaient ariens. A peu près indifférent entre les factions romaines qui se disputaient et s'arrachaient l'une à l'autre la domination dans ces temps malheureux, il recouvrait tout son patriotisme en face des Barbares, qui menaçaient la foi catholique en même temps que la nationalité romaine. Le citoyen puisait dans la religion une ardeur toute nouvelle de conviction et de dévouement, tandis que la religion revêtait aux yeux de l'évêque la forme d'une cause politique.

Sidoine apporta dans l'administration de son église l'expérience

d'un homme rompu aux affaires. Curieux de tout voir par lui-même, il parcourut plusieurs fois le territoire de sa juridiction, redressant les abus, se faisant l'avocat de toutes les plaintes vis-à-vis des magistrats, des gens de guerre, et même des Barbares, se constituant en un mot le défenseur de la cité d'Auvergne contre toutes les oppressions. Il sortait même volontiers des limites de sa cité pour patronner ailleurs quelque cause d'intérêt public ou privé; sa correspondance est pleine de lettres adressées dans ce sens soit aux évêques, soit aux magistrats et aux citoyens influens des autres provinces. Une véritable passion de charité l'animait. Dur et austère pour lui-même autant qu'indulgent pour autrui, le patrice-évêque, au milieu des splendeurs de son rang, avait presque les habitudes d'un anachorete; la nourriture la plus simple était la sienne, il jeûnait tous les deux jours et se soumettait aux pratiques de mortifications et d'humilité auxquelles on attachait alors l'idée de la perfection morale. « Sa vie, suivant une belle expression de Grégoire de Tours, fut sainte, d'une sainteté éminente et magnifique. »>

Une anecdote racontée dans une de ses lettres nous peint assez bien la métamorphose qui s'opérait dans les habitudes de ces nobles Romains, qu'une bonne inspiration et quelquefois une erreur du peuple enlevaient à la vie du siècle, pour les jeter sans transition dans celle de l'église. Quelques années avant son élection, Sidoine avait fait un voyage à Toulouse pour certaines affaires, et chemin faisant l'idée lui était venue de visiter dans les montagnes du Gévaudan ou du Rouergue un de ses amis, nommé Maxime, dont il n'avait pas de nouvelles depuis longtemps. Arrivé à la maison qu'il connaissait bien, il entre, et dès le premier abord il est frappé du changement qu'il aperçoit dans son ami. Ce n'était plus l'homme du monde, le dignitaire romain, se présentant le front épanoui, la tête haute, la voix retentissante : l'attitude du maître était humble et modeste, sa parole contenue, ses traits avaient pris de la gravité, son visage de la pâleur. Il portait la barbe longue et les cheveux courts. Sa chambre à coucher avait pour tout ameublement quelques siéges d'une simplicité rustique; une toile grossière en fermait l'entrée en guise de voile, et l'on n'y remarquait ni lit de plume ni tapis de pourpre. Au dîner, la table se trouva servie convenablement, mais frugalement, avec plus de légumes que de viandes, et les mets tant soit peu recherchés qui vinrent y prendre place étaient destinés aux hôtes : Maxime n'y toucha point. « Qu'est-il donc arrivé de votre maître? demanda Sidoine en prenant à part un des serviteurs de la maison; est-il moine, ou prêtre, ou pénitent? - Il est évêque, » répondit celui-ci. Sidoine, tout ému, alla se jeter au cou de son ami, qu'il embrassa tendrement. On peut supposer que ce fut là l'idéal

que le gendre d'Avitus, devenu évêque à son tour, tâcha de réaliser.

Dès qu'il pouvait sans crime respirer quelques momens au sein de sa famille ou vaquer à quelque travail littéraire, il courait s'enfermer dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres bien-aimés. Là, s'inspirant des vieux oracles de Rome et d'Athènes païennes, il essayait d'en faire passer les beautés soit dans son traité théologique des Causes, soit dans une histoire de la guerre d'Attila, dont il n'écrivit que les premières pages. Sa femme Papianilla, devenue sa sœur, aux termes des canons, venait aussitôt prendre place près de lui avec ses filles, dont l'aînée, Sévériana, atteinte d'une toux opiniâtre, était pour la famille un douloureux objet d'inquiétude. Apollinaris arrivait de son côté, un livre en main, et Sidoine se mettait à commenter quelqu'un de ses auteurs favoris, Virgile, Homère, Euripide, Térence. Il nous a dessiné lui-même, en quelques traits qui ne manquent point de grâce, une de ces petites scènes de famille qui devaient se renouveler souvent : « Dernièrement, écrit-il à un de ses amis, mon fils, son Térence sous les yeux, savourait le sel délicat de l'Hécyre; oubliant l'évèque pour le père, je l'assistais dans sa lecture. Afin de lui mieux faire sentir par la comparaison le charme de cette poésie, je pris un Ménandre, et je l'ouvris à la pièce qui traite du même sujet; tu sais que c'est l'Epitreponte. Nous lisions tour à tour, rapprochant les textes, jugeant, échangeant mille saillies, gais et satisfaits tous deux, et tous deux remplis d'admiration, lui pour Térence, moi pour mon fils. »

A l'heure du repas, on se réunissait autour d'une table frugale, mais servie avec le luxe qu'exigeaient la condition d'un Apollinaire et celle d'une fille d'empereur. Tout survenant était bien reçu, et le pauvre mieux encore que le riche. Il arrivait parfois que Sidoine, dans un élan d'ardente charité, distribuait aux indigens quelque pièce d'argenterie qu'il regardait comme un meuble superflu. Papianilla intervenait alors au nom du décorum de sa maison, et une querelle éclatait dans le ménage de l'évêque; mais celui-ci, pour rétablir la paix troublée, courait bien vite racheter des mains des pauvres ou de celles de l'orfévre les dons de son imprudente libéralité. Nous devons ces détails à Grégoire de Tours, qui les avait puisés dans les traditions de l'église de Clermont.

II.

Sidoine Apollinaire menait depuis environ un an cette vie si pleine de labeurs, de devoirs et de vertus, quand la mort de l'évêque de Bourges, métropolitain de la première Aquitaine, province dont la cité d'Auvergne faisait partie, vint lui donner de nouveaux embar

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