Page images
PDF
EPUB

L'ÉGYPTE

SOUS

LE GOUVERNEMENT DE SAÏD-PACHA

L'Europe occidentale attache un grand prix à l'intégrité de l'empire ottoman. Elle vient de faire un effort suprême; elle a prodigué ses trésors et son sang pour sauver cet empire, attaqué par un puissant voisin. La cause si vaillamment défendue a pu trouver dans le principe les opinions partagées. Aujourd'hui, en France et en Angleterre surtout, elle ne peut plus être envisagée que sous un seul et même aspect. Les sacrifices qu'elle nous a imposés l'ont grandie, nous l'ont rendue chère, et l'ont mise en quelque sorte au-dessus de toute discussion: seulement il est bien entendu que l'empire ottoman doit s'aider lui-même, et ce n'est que par une transformation, chaque jour plus complète, qu'il se mettra en mesure de maîtriser ses destinées sans avoir à faire de constans appels à l'Europe.

Cette œuvre de transformation a été commencée heureusement depuis près d'un demi-siècle déjà; elle a été entreprise à la fois au nord et au midi de l'empire par deux hommes dont les noms seront toujours honorés dans les annales de la Turquie. L'un de ces hommes était le sultan Mahmoud, l'autre le pacha d'Égypte Méhémet-Ali. Quand ils prirent en main simultanément la réforme des institutions de l'Orient, la Turquie et l'Égypte étaient en pleine dissolution. Leurs efforts n'ont pas été infructueux; on dirait que le vieil arbre veut reverdir. Il y a certainement beaucoup à faire encore pour lui rendre la vigueur, il renferme toujours bien des élé

1

mens de corruption et de mort; mais les héritiers de Mahmoud et de Méhémet-Ali paraissent comprendre l'étendue de la tâche qui leur est confiée: ils semblent décidés à poursuivre l'œuvre réformatrice, et l'Europe ne saurait leur refuser ni ses encouragemens ni ses éloges.

Un récent séjour en Égypte nous a permis d'étudier un des aspects de la réforme orientale, celui auquel est attaché le nom de Méhémet-Ali, et dont l'Europe ne s'est peut-être pas assez préoccupée depuis la mort de ce prince. Nous voudrions montrer ce que trois années d'un bon gouvernement peuvent faire pour la prospérité d'un pays obligé à la fois de réformer ses mœurs et ses institutions. La question mériterait à tous égards d'être examinée, quand même nous n'aurions pas à signaler là un des élémens du grand problème de la transformation de la Turquie. La réforme égyptienne a dû embrasser trois ordres de faits: l'administration d'abord, puis le système de la propriété, enfin le développement de la vie intellectuelle et des forces productives du pays. C'est dans cette triple direction aussi que se sont portées les recherches dont se grouperont ici les principaux résultats.

I.

Le hatti-chérif de 1841, qui assurait à Méhémet-Ali et à ses descendans le gouvernement héréditaire de l'Égypte, a détaché de ce gouvernement les provinces conquises par les armes du vice-roi, c'est-à-dire l'Arabie et la Syrie. L'Égypte proprement dite forme la totalité de l'apanage que les puissances, après le traité de 1840, ont réservé à la famille de Méhémet-Ali, sous la suzeraineté de la Porte. Toutefois le même hatti-chérif y a joint les provinces de l'intérieur, la Nubie, le Kordofan, le Sennaar, et autres pays situés aux environs du point de jonction du Nil-Bleu et du Nil-Blanc avec le fleuve qui traverse l'Égypte et qui la féconde. Tel est le territoire sur lequel s'étend aujourd'hui l'autorité du pacha d'Égypte, et que, dans les dernières années de son règne, Méhémet-Ali a divisé en soixante-quatre départemens, sans comprendre les provinces du Soudan et abstraction faite du Caire, de Damiette et de Rosette, qui devaient être administrées à part.

La vie d'un chef d'état est bien courte, surtout quand il s'agit de fonder un empire. Méhémet-Ali n'eût-il fait cependant que conquérir l'hérédité pour ses descendans, c'eût été déjà beaucoup, car il assurait ainsi à l'Égypte la continuité d'un gouvernement qui est identifié à ses destinées et qui ne peut manquer de prendre intérêt à sa prospérité. Autre chose est une espèce de souveraineté héréditaire, autre chose une succession de gouverneurs qui ne songent

qu'à leur intérêt personnel pendant leur court passage à la tête de l'administration d'un pays. L'Égypte, plus qu'aucun autre peutêtre, sait ce que vaut le gouvernement des proconsuls.

Malheureusement, une fois l'hérédité obtenue, Méhémet-Ali crut sa tâche accomplie. Dès que les traités de 1841 eurent décidé du sort de l'Égypte et limité le pouvoir du vice-roi, Méhémet-Ali laissa tomber une à une toutes les institutions qu'il avait empruntées à la civilisation occidentale. C'est qu'il n'avait jamais aimé cette civilisation pour elle-même. Il l'avait moins adoptée en vue de changer le sort du peuple égyptien, que pour favoriser ses desseins politiques. Il s'en était servi surtout comme d'un instrument de conquête. Le successeur immédiat de Méhémet-Ali, son petit-fils, Abbas-Pacha, qui tint le sceptre de l'Égypte comme héritier direct d'IbrahimPacha, à qui cette succession devait d'abord échoir, prit, comme Méhémet-Ali, assez peu de souci du bonheur des Égyptiens. Il n'y avait en lui aucune étincelle de la noble ambition de son prédécesseur, aucune trace de son génie. Aussi ne montra-t-il nul désir de favoriser le progrès et d'introduire aucune réforme. Ce fut un vrai prince de l'ancien Orient. Défiant, sombre, insoucieux des destinées du pays que Dieu avait confié à ses soins, Abbas aimait à se retirer dans le secret de ses palais et à s'isoler au milieu de ses gardes, pour vivre de cette vie des despotes ombrageux et voluptueux de l'Orient, où le sang se mêle à l'orgie. Le palais Bar-el-Béda, qu'il a fait construire sur la route de Suez, en plein désert! un palais sans eau, qui se dresse dans la solitude, comme le muet témoin d'une existence inutile, souillée, et d'une mort tragique, frappe le voyageur à la fois d'étonnement et d'une sorte de crainte. L'imagination se représente cet édifice hanté par l'esprit inquiet et énervé de son fondateur, un cœur trop peu énergique pour avoir fait beaucoup de mal, un esprit trop inculte pour avoir fait aucun bien. Heureusement pour l'Égypte, Abbas-Pacha était faible dans ses rapports avec les puissances européennes, et les représentans de ces puissances purent constamment tenir en échec son hostilité sourde contre la civilisation occidentale; tutelle utile quand elle s'exerce sur un prince tel qu'Abbas-Pacha, mais qui devient tracassière et funeste quand elle prétend intervenir dans l'administration d'un souverain actif, éclairé, animé d'intentions libérales, comme le vice-roi aujourd'hui régnant.

Mohammed-Saïd, le successeur d'Abbas-Pacha, est né en 1822, neuf ans après Abbas, son neveu. Ce prince a été élevé en Égypte par des professeurs français. Un orientaliste distingué, qui n'a jamais quitté son élève et qui est devenu son secrétaire des commandemens, M. Koenig, a le mérite non-seulement de l'avoir instruit dans

toutes les branches de connaissances qui convenaient à son rang, mais d'avoir encore développé en lui le goût de la civilisation européenne et les sentimens élevés dont il a fait preuve depuis son avénement. Méhémet-Ali destinait son fils Saïd à la marine. L'éducation du jeune prince comprit donc non-seulement l'étude des langues européennes, mais aussi les mathématiques et la navigation. En 1838, un écrivain qui ne pouvait prévoir que Mohammed-Saïd régnerait jamais sur l'Égypte disait, en parlant de ce prince : « Son éducation s'est faite en mer, destiné qu'il est depuis l'origine au commandement naval. Ce jeune homme a développé de bonne heure une aptitude singulière. Entouré à son bord d'enfans de son âge, tous pris dans la classe du peuple, nourri et élevé comme eux, il rappelle sous un rapport le jeune Sésostris, à qui son père avait donné pour condisciples des Egyptiens de tout rang, nés le même jour que lui, et qui furent pendant toutes ses expéditions des compagnons vaillans et fidèles.» Mohammed-Saïd n'a pas eu cependant le même avantage que l'illustre souverain à qui on le comparait. Ce qu'il y a au contraire de plus sensible en Égypte, c'est l'insuffisance du nombre des hommes assez éclairés et assez intelligens pour seconder un prince tel que lui. Déjà Méhémet-Ali avait eu plus d'une occasion de regretter ce défaut de concours, provenant chez les uns d'un esprit de résistance au moins passive à toute espèce de réforme, chez les autres du manque de capacité. Mohammed-Saïd, à part quelques exceptions remarquables, est à peine mieux partagé, et il est obligé, comme son père, non-seulement de concevoir, mais d'exécuter presque seul le bien qu'il veut faire.

Quand il arriva au pouvoir, Saïd-Pacha trouva l'œuvre de civilisation commencée par son père fort compromise, en pleine décadence. Il dut la reprendre en sous-œuvre. Les temps d'ailleurs étaient changés: il ne s'agissait plus de conquérir un royaume, de fonder une dynastie, mais de continuer une grande réforme inté– rieure. Son attention se porta d'abord sur l'organisation administrative établie par Méhémet-Ali. Mohammed-Saïd ne la modifia pas sensiblement, il fit mieux sans changer essentiellement les attributions des fonctionnaires, il s'appliqua à les empêcher d'en faire un mauvais usage. Certes beaucoup d'abus subsistent en Égypte, mais beaucoup aussi ont été réformés. La pensée qui a dicté ces améliorations a été de mettre autant que possible le gouvernement suprême, c'est-à-dire le souverain lui-même, en contact avec ses sujets, de manière à les faire profiter directement de ses bonnes intentions.

Le fonctionnaire qui entravait principalement l'action directe du pouvoir central était le gouverneur de province ou moudyr. A l'exception du droit de vie et de mort, qui appartenait au souverain,

le moudyr exerçait dans les limites de son gouvernement une autorité presque sans bornes et tout arbitraire. La plupart de ces agens supérieurs étaient ignorans, inhumains et corrompus. Leur administration ne tendait qu'à un double but conserver la faveur du viceroi en lui dissimulant les vices de leur administration, et augmenter leur fortune par tous les moyens. La prospérité du pays, le bien-être des habitans, l'assainissement du territoire, l'entretien des canaux, les travaux des routes, n'étaient point l'affaire des moudyrs; ils ne s'en préoccupaient nullement. Fournir les hommes demandés pour le recrutement de l'armée, faire rentrer à tout prix les contributions, c'est à quoi se bornait la sollicitude de ces gouverneurs. Depuis la mort de Méhémet-Ali, cet état de choses ne s'était pas amélioré, bien au contraire. Les moudyrs avaient conservé des traditions de violence, d'oppression et de rapine; ils étaient demeurés peu accessibles aux idées d'amélioration et de progrès. Mohammed-Saïd était donc exposé à voir ses intentions méconnues, ses ordres éludés, ou exécutés incomplétement et avec répugnance. Il a résolument rompu cette entrave la charge de moudyr a été supprimée. Quand l'état n'y aurait gagné que de mettre un terme à des malversations scandaleuses, cette mesure serait parfaitement justifiée.

En passant des moudyrs aux fonctionnaires inférieurs, l'autorité prenait un caractère plus despotique encore. En fait d'oppression, la plus élevée est toujours la meilleure. La tyrannie qui est en contact journalier avec la population, et qui intervient dans les moindres détails de la vie de chacun, est la plus insupportable de toutes. · Le cheik-el-beled, ou chef de village, étant le dernier des tyrans auxquels obéissaient les habitans, était donc aussi le plus malfaisant. Sous le règne de Méhémet-Ali, tout se faisait par son intermédiaire. Le vice-roi avait-il besoin de soldats, l'ordre de lever des hommes était transmis par les moudyrs aux chefs des villages, et ceux-ci désignaient sans contrôle et sans appel les fellahs qui devaient marcher pour rejoindre le drapeau : pouvoir exorbitant dans un pays où la corruption règne comme le fruit naturel d'une longue oppression! Ceux que le cheik-el-beled désignait pour le service militaire étaient surtout ceux qui ne pouvaient pas payer pour en être exemptés. Il va sans dire que les fils des cheiks échappaient toujours à la nécessité de porter le mousquet. De même, quand il s'agissait de presser le recouvrement des impôts, le cheik-el-beled indiquait ceux qui devaient être principalement poursuivis, ceux qui devaient abandonner au fisc leurs bestiaux, unique propriété du fellah, dernière ressource pour la culture de son champ. La cupidité, l'inimitié, toutes les mauvaises passions trouvaient à se satisfaire par l'exercice d'une telle autorité. Les habitans les plus aisés, ceux qui, moyennant finance, savaient se

« PreviousContinue »