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réclamait impérieusement sa place dans l'histoire de la maison de Penarvan; tantôt c'était un vide qu'il voyait se creuser au milieu de son œuvre, et dans lequel il se jetait pour essayer de le combler. Que de fois, en se réveillant, le front chargé de sueur, il s'était écrié : « Si dom Jobin vivait encore! >>

Un soir, il se promenait au parc avec Mlle Renée. Visiblement préoccupés l'un et l'autre, ils s'entretenaient avec amertume du Penarvan qui leur manquait, lorsqu'ils aperçurent au tournant de l'allée un paysan qui se dirigeait vers eux. Ce paysan revenait de la ville et apportait une lettre à l'abbé. Il la lui remit d'un air sournois qui visait au mystère, et s'éloigna sans attendre une question ou un grand merci. La lettre que l'abbé tenait entre ses mains était sans suscription Qui songeait à lui? qui s'avisait de lui écrire? Il n'eût pas été plus surpris de recevoir une épître de l'autre monde. Il brisa le cachet, reconnut l'écriture, et poussa le cri d'Archimède. C'était une lettre de dom Jobin. L'émule de d'Hozier avait miraculeusement échappé aux massacres, et vivait caché dans un faubourg de Rennes. De passage à Nantes, il ne voulait pas quitter le pays sans avoir embrassé le bon Pyrmil. Bien que la persécution se fût ralentie, il était descendu à une lieue de la vil'e, chez l'ancien seigneur de Plaisance, petit domaine situé dans la commune de SaintHerblain, près du village de La Hérissière. C'était là qu'il attendait l'abbé, tout en regrettant que son embonpoint, qui n'avait fait que croître au milieu des horreurs de la révolution, ne lui permit pas de voler jusqu'à lui. Dom Jobin n'était pas mort! L'abbé allait savoir enfin à quoi s'en tenir sur le compte de son prélat, car il ne voyait pas autre chose dans la conservation de son ami; quoique très bon, il avait l'égoïsme sauvage du collectionneur qui ferait rôtir sa famille pour compléter sa collection. Il connaissait le domaine de Plaisance. Plus d'un dimanche, après vêpres, quand il était au séminaire, il avait erré dans les jolies prairies que la Chésine baigne d'une onde avare; plus d'une fois il avait interrompu la lecture de son bréviaire pour regarder la maison qui s'élevait sur le plateau, et s'était dit en soupirant que le bonheur habitait là sans doute. Il partit le lendemain dans la matinée, après avoir promis à Me Renée de ne rentrer au gîte qu'avec le Penarvan qui leur faisait défaut.

L'abbé parti, Me Renée fut toute surprise d'éprouver un sentiment de bien-être et de délivrance. Il faisait une de ces magnifiques journées qui sont comme un appel au bonheur. Accompagnée de Fergus, elle gagna le bord de la rivière, et poussa jusqu'à Tiffauges. Ces rives sont enchantées; l'Anio n'a pas de p'us belles eaux, les vallées qu'il arrose n'ont pas de sites plus agrestes. Bien que son âme fût peu accessible aux impressions du dehors, elle subissait à

son insu le charme de ces beaux lieux. Après trois ans passés dans une crypte, elle revoyait pour la première fois le ciel bleu, les prés verts et les bois jaunissans; dégagée des préoccupations auxquelles l'acharnement de l'abbé ne laissait pas un instant de répit, elle respirait plus librement et se sentait presque légère. Rien n'était changé, rien ne devait changer dans sa destinée. Durant les trois années qui venaient de s'écouler, plusieurs gentilshommes des environs avaient recherché vainement sa main; il n'appartenait à personne de soulever le suaire dans lequel elle avait enseveli sa jeunesse. Rien ne devait changer, et sa destinée était close. Cependant autour d'elle tout se raillait de ses sermens. Les haies lui jetaient leurs parfums, les oiseaux leurs chansons; la brise entr'ouvrait son linceul; le soleil la pénétrait de ses rayons. Partout sur son passage la nature compatissante avait effacé les traces de la fureur des hommes les ruines. elles-mêmes lui souriaient sous leur manteau de lierre. La vie l'enveloppait de toutes parts; tout lui disait qu'elle était jeune et belle, et que Dieu ne l'avait pas créée uniquement pour veiller des morts. A Tiffauges, elle tomba au milieu d'une noce villageoise: si durs que soient les temps, on s'aime, on se marie. Les tables étaient dressées en plein air, au pied des tours du château de Gilles de Retz; les conviés dansaient aux sons du biniou et de la bombarde, pendant que les mendians, accourus de six lieues à la ronde, se disputaient les reliefs du festin. On la reconnut, on l'entoura, on lui fit fête; la jeune épousée lui demanda si elle ne se marierait pas bientôt, elle aussi. Après être restée près d'une heure à contempler le tableau de ces faciles joies, Mile de Penarvan revint distraite et rêveuse. Elle dîna seule, et regretta modérément l'abbé. Elle l'avait engagé à ne point hater son retour, et à jouir tout à son aise de l'érudition de dom Jobin; elle ne l'attendait que vers la fin de la semaine. Au salon, elle retrouva sans enthousiasme ses pinceaux, ses crayons, ses boîtes de couleur et ses godets de porcelaine. Elle s'affaissa dans un fauteuil, et promena un regard assez froid sur les portraits de ses aïeux. Elle s'étonnait du trouble de ses pensées, et tremblait d'interroger son cœur.

Elle était plongée dans une rêverie sans objet; elle en fut tirée par un bruit de pas qui ébranlaient les antichambres et les corridors. Elle crut à une visite domiciliaire, se leva résolument et s'avançait pour la recevoir, quand la porte s'ouvrit avec fracas et livra passage à un ouragan qui se précipita dans le salon sous les traits de l'abbé Pyrmil. C'était l'abbé, pâle, haletant, défait, couvert de poussière, inondé de sueur, dans un état d'effarement qu'il faut renoncer à décrire. Me Renée, qui pourtant ne prenait pas aisément l'alarme, ne put, en le voyant, se défendre d'un mouvement d'effroi.

Qu'y a-t-il? que se passe-t-il? Pour Dieu! monsieur l'abbé, qu'avez-vous?

L'abbé s'était laissé tomber sur une chaise et s'épongeait avec son mouchoir, pendant que Me Renée, debout contre la cheminée, le considérait avec stupeur.

-Ce qui se passe, mademoiselle? ce qui se passe? s'écria-t-il enfin la famille n'est pas éteinte, il reste encore un Penarvan!

Elle tressaillit. Un Penarvan!... dit-elle. Puis, haussant les épaules Vous êtes fou, l'abbé.

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Non, mademoiselle, j'ai toute ma raison : il reste un Penarvan de la branche cadette.

Vous êtes fou, vous dis-je! Le marquis, mon père, me répétait souvent que la branche cadette s'était éteinte bien avant que je fusse née.

- Monsieur le marquis savait lui-même le contraire, répondit l'abbé sans hésiter.

Qu'entendez-vous par-là? demanda la jeune fille avec hauteur. Monsieur l'abbé, parlez, expliquez-vous.

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L'abbé avait repris possession de lui-même il raconta tous les détails de son entrevue avec dom Jobin. C'était dom Jobin qui lui avait révélé l'existence d'un Penarvan de la branche cadette. Ce Penarvan, dernier du nom, vivait retiré, à deux lieues de Rennes, dans son domaine patrimonial de La Brigazière. Son père et le marquis étaient cousins issus de germains. La politique les avait divisés de tout temps; en 1765, l'affaire de M. de La Chalotais avait achevé de creuser entre eux un abîme. Dès-lors, les deux cousins, qui déjà ne se voyaient guère, avaient juré, chacun de son côté, qu'ils n'entendraient plus parler l'un de l'autre. Le marquis était allé plus loin : il avait déclaré la branche cadette éteinte, afin qu'il n'en fût plus question devant lui. Le vicomte Joseph de Penarvan était mort en sa terre quelques années avant la révolution, laissant un fils qui sans doute avait hérité de ses opinions et de ses sentimens, puisqu'il s'était dispensé de donner signe de vie à la branche aînée.

Mile Renée avait écouté l'abbé sans l'interrompre; pas un mot, pas un geste n'avait trahi son émotion. Ce récit était empreint d'un tel cachet de vérité, dom Jobin avait été si net et si précis, son caractère donnait à toutes ses paroles tant de poids et d'autorité, que le doute n'était pas permis: il restait un Penarvan.

- Dom Jobin l'a-t-il vu? le connaît-il? lui a-t-il parlé? demandat-elle quand l'abbé eut tout dit.

Non, mademoiselle, non..... Mais il a souvent entendu parler de lui, répliqua-t-il en branlant la tête.

- Eh bien! monsieur l'abbé, que dit-on de mon cousin? Portet-il fièrement son nom? comprend-il les devoirs que ce nom lui impose? Bon sang ne peut mentir. Nous allons lui écrire, l'appeler près de nous. Je ne sais rien, je ne veux rien savoir des dissensions qui avaient désuni nos pères. Qu'il vienne, qu'il se présente! C'est un Penarvan: il suffit.

L'abbé se taisait et examinait d'un air piteux ses bas de laine noire, où ne manquaient pas les reprises. Mlle Renée, qui avait jusque-là mis sur le compte d'une émotion bien naturelle l'état violent où il était en arrivant, finit par remarquer le trouble et l'embarras de son maintien.

-Eh quoi! s'écria-t-elle, ma maison survit à sa ruine, c'est vous qui me l'annoncez, et voilà l'enthousiasme, voilà la joie que vous laissez voir!

- Je suis plein d'enthousiasme et de joie, dit l'abbé d'un ton lamentable. Seulement je crains... j'ose craindre...

Il s'interrompit et tourna vers Mile Renée un regard éperdu. - Voyons, que craignez-vous?

Vous le savez, mademoiselle, reprit-il avec humilité : j'ai fait de mon cœur une chapelle ardente, uniquement consacrée au culte de votre famille. Comment la pensée d'un outrage pourrait-elle y pénétrer jamais? D'ailleurs, ainsi que l'expliquait aujourd'hui dom Jobin, dans toutes les grandes maisons, la branche aînée et la branche cadette sont deux rameaux distincts qu'il faut se garder de confondre. Pour avoir poussé sur le même tronc...

Au fait, monsieur l'abbé, au fait! que craignez-vous?

- Eh bien, d'après les bruits que m'a rapportés dom Jobin, il paraîtrait que monsieur votre cousin ne justifie pas absolument... Ce n'est pas sa faute, s'écria d'une voix suppliante l'abbé, se reprenant aussitôt son père hantait les philosophes, sa mère était une La Chalotais; on la soupçonnait d'avoir travaillé aux mémoires de son oncle contre les jésuites. Que pouvait devenir un pauvre enfant nourri, dès le berceau, de la moelle des ours et des panthères? Mieux eût valu pour lui être exposé, comme Moïse, sur les eaux du Nil. A vingt ans, mademoiselle, à vingt ans, votre cousin lisait M. de Voltaire et M. Rousseau de Genève!

-Ce fut un tort, dit gravement Mile Renée. Après?

Après, mademoiselle? Quand on a semé l'ivraie, on ne récolte pas le bon grain. Monsieur votre cousin avait sucé en naissant le poison des idées nouvelles : il a servi Goliath au lieu de le combattre, il a pris parti pour la révolution.

Cela est faux, répliqua-t-elle froidement. Un Penarvan n'a pas pris parti pour les bourreaux contre les victimes, un Penarvan n'a

pas taché son blason du sang de son roi. Qui n'a pas craint d'avancer le contraire a menti, et qui le répète m'outrage.

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Mademoiselle, au nom du Dieu vivant!... Voilà ce que je redoutais! s'écria le bon Pyrmil, se frappant le front avec désespoir. Mademoiselle, écoutez-moi!... On ne dit pas, personne ne prétend que monsieur votre cousin ait trempé dans les crimes de la révolution. Il n'est point question de cela, juste ciel! Entraîné par l'esprit de vertige qui soufflait sur la France, ce malheureux enfant, car ce n'était qu'un enfant alors, a pu se laisser prendre aux rêves insensés qui ont précipité le royaume à sa perte; mais il s'est arrêté dans la route du mal, et pas une goutte du sang versé ne crie contre lui. Soyez sûre, mademoiselle, que si l'on se fût permis d'insinuer devant moi le contraire, j'aurais répondu comme vous l'avez fait. Je ne suis qu'un pauvre abbé, mais quand il s'agit de l'honneur de la famille, l'abbé Pyrmil est un lion... Oui, mademoiselle, un lion! répéta-t-il en essuyant la sueur qui ruisselait le long de ses tempes.

Blanche comme un marbre, les bras croisés sur sa poitrine, Mlle Renée demeura quelque temps silencieuse, dans l'attitude impassible d'un juge.

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- Un Penarvan! murmura-t-elle enfin d'une voix où perçait moins de colère que de tristesse. Je comprends qu'il n'ait pas fait un pas vers moi; ma vue seule eût été sa condamnation et son châtiment. Allons! mon cher abbé, voilà de nouveaux devoirs à remplir. Puisqu'il reste encore un rameau vivant sur le tronc de l'arbre fracassé par la foudre, c'est à nous d'en diriger la séve et d'en corriger les écarts. Ce gentilhomme fut coupable: nous ne serons pas plus sévères que Dieu, qui reçoit toutes nos fautes à rançon. Vous irez le trouver de ma part. Sans doute, à cette heure, ses remords expient les erremens de sa jeunesse : vous le relèverez, vous le fortifierez, vous l'aiderez à rentrer dans sa voie. Vous lui direz que le repentir efface tout, et que, s'il a racheté ses torts, je suis prête à lui pardonner. L'abbé gardait un silence contrit.

Vous vous taisez! vous ne répondez pas! s'écria Mlle Renée, reprenant brusquement son caractère impérieux et hautain. Tenez, ajouta-t-elle, vous auriez dû naître en Égypte, sous le règne des Sésostris vous n'êtes bon qu'à embaumer des morts.

- Hélas! mademoiselle, je ne vous ai pas tout dit, balbutia l'infortuné Pyrmil: monsieur votre cousin est sur le point de se marier.

Quel mal y voyez-vous? Est-il chevalier de Malte? a-t-il fait vœu de célibat? Qu'il se marie, c'est son droit; je dirai plus, c'est son devoir. Je veux croire que, mieux inspiré que son père, il ne se commet pas avec une famille de robe: il doit savoir que nous avons toujours traité de bourgeoisie les fourrures et les mortiers.

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