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genre entier. La plupart des Poëtes Dramatiques n'ont qu'un nœud pour toutes leurs Pieces; des tyrans dans la Tragédie, des parens ridicules dans la Comédie, forment ce nœud, par les traverses qu'ils suscitent aux personnages intéressans. Ce ressort trop usé seroit un défaut, s'il n'étoit souvent nécessaire. Corneille a donné l'idée d'un noeud plus puissant, qui tient plus aux choses qu'aux caracteres, qui, sans aucune injustice de la part des hommes, sans qu'un tyran opprime, ou menace l'innocence, sans qu'il en coûte à l'Auteur de souiller son pinceau par des couleurs noires et des traits coupables, en n'admettant, enfin, que des personnages honnêtes et vertueux met un obstacle invincible au bonheur, par le seul concours des conjonctures, par la seule opposition des devoirs et des penchans. C'est ainsi que Rodrigue et Chimene (dans le Cid ), et tous les personnages de la Tragédie d'Horace, parce qu'ils font tous ce qu'ils doivent faire, parce qu'ils sont tous vertueux, sont tous infortunés. Les Pieces où cette espece de nœud domine, l'emportent de beaucoup sur les autres par le charme de l'intérêt ;

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aussi ce genre a-t-il été suivi et perfectionné.... Mais ce genre a dû être inventé par Corneille ; c'est une suite naturelle du principe qui le portoit à exciter toujours l'admiration. Dans ce systême, n'avoir à peindre que des caracteres honnêtes, étoit un avantage inestimable, et les penchans mis en opposition avec les devoirs devoient toujours leur être immolés.... Horace ne vous fait-il point passer mille fois de l'espérance à la crainte, et de la joie au désespoir ? Ne voyez-vous pas la foudre qui menace, qui fuit, qui revient en grondant, qui s'éloigne encore, qui éclate enfin, et frappe à la fois tout ces personnages illustres et infortunés? Si le qu'il mourut ne vous paroît qu'une horreur sublime, si vous ne sentez pas les larmes paternelles que la nature mêle en secret à cette férocité Romaine; si cet autre soldat Romain, qui dit à son beaufrere:

» Albe vous a nommé, je ne vous connois plus, vous étonne sans vous toucher, attendrissezvous donc au moins avec ce Curiace qui s'écrie :

» Je vous connois encore, et c'est ce qui me tue;

avec ce Curiace qui

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Rend graces aux Dieux de n'être pas Romain, » Pour conserver encor quelque chose d'humain. (1) Pleurez sur cette tendre Sabine, qui ressent à la fois tous les dangers, tous les malheurs d'Albe

(1) « Cette tirade, remarque Voltaire, Édition de P. Corneille, avec des Commentaires, fit un effet surprenant sur tout le Public, et ces deux vers sont devenus un proverbe, ou plutôt une maxime admirable... A ces mots : Je ne vous connois plus.... Je vous connois encore.... on se récria d'admiration on n'avoit jamais rien vu de si sublime. Il n'y a pas dans Longin un seul exemple d'une parcille grandeur. Ce sont ces traits qui ont mérité à Corneille le nom de Grand non-seulement pour le distinguer de son frere, mais du reste des hommes. Une telle scene fait pardonner mille défauts.... Au fameux qu'il mourut, trait du plus grand sublime, et auquel il n'en est aucun de comparable dans toute l'antiquité, tout l'auditcire fut si transporté, qu'on n'entendit jamais le vers foible qui suit, et le morceau, N'eût-il que d'un moment retardé sa défaite, étant plein de chaleur, augmenta encore la force du qu'il mourut. Que de beautés ! et d'où naissent-elles? d'une simple méprise très-naturelle, sans complication d'événemens, sans aucune intrigue recherchée, sans aucun effort. Il y a d'autres beautés tragiques; mais celle-ci est au premier rang. »

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et de Rome, et dont le cœur sensible est percé de tant de coups; versez des larmes de sang avec cette Camille, dont le frere a tué l'amant; partagez sa fureur, insultez avec elle aux triomphes de Rome, irritez avec elle le bras dénaturé qui va la réunir à Curiace. Suivez votre cœur ; il retrouvera Corneille jusques dans ce cinquieme acte, dont le grand défaut est de n'être qu'éloquent; il entendra ce cri si paternel et si Romain, ce cri du vieil Horace :

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Quoi! qu'on envoie un vainqueur au supplice... »

En 1596, Pierre de Laudun, sieur d'Aigaliers, Languedocien, fit imprimer à Paris, chez David le Clerc, in-12, une Tragédie intitulée Les Horaces, dont le sujet est le même que celui de Corneille.

Tullus Hostilius, Roi des Romains, veut terminer la guerre contre les Albains. Mutius Suffitius, Dictateur d'Albe, propose les trois Curiaces pour combattre contre trois Romains. Le pere des trois Horaces les offre pour défenseurs de Rome. Les Horaces et les Curiaces combattent sur le Théatre. Deux des premiers, et les trois derniers sont tués. Horatia, femme

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de l'un des Curiaces, s'exhale en reproches contre celui de ses freres qui survit à son époux, et il la poignarde. Tullus veut le punir ; mais le peuple l'absout, et lui décerne le triompke. Mutius vient rendre hommage à Tullus , qui traîtreusement le fait mourir. Le Ciel venge cet attentat, en lançant sa foudre sur Tullus et son confident.

« L’Auteur ne pouvoit terminer sa Tragédie d'une maniere plus bruyante , » observe Parfaict, Histoire du Théatre François, tome troisieme , page si4.

« Excepté le trait d'Histoire , dit le Duc de la Valliere, Bibliotheque du Théatre François , tome premier , page 314, il n'y a nul rapport entre cette Tragédie et celle que le grand Corneille a composée depuis, sous le même titre; sans parler de la mauvaise versification de l'une , ni des idées sublimes qu'on trouve sans cesse dans l'autre, on ne rencontre pas la plus légere ressemblance, ni dans les scenes, ni dans la conduite ; et il est très-vraisemblable que du tems de Corneille , d’Aigaliers étoit déja aussi oublié qu'il l'est de nos jours. »

A l'une des représentations de l'Horace de

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