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ou si ce mot, comme il arrive presque toujours, se trouve défini à son tour par celui même à qui il sert de définition, de sorte qu'on soit renvoyé de l'un à l'autre sans rien apprendre de l'un ni de l'autre. Ensuite, c'est induire en erreur en faisant croire à une identité absolue de signification entre le mot expliqué et le mot qui explique, identité qui a très-rarement, ou plutôt qui n'a jamais lieu. Ainsi, presque toutes les définitions des dictionnaires sont illusoires; elles promènent le lecteur d'un volume ou d'un mot à un autre, sans repos et sans fruit, sans jamais lui rien enseigner d'essentiel qui le satisfasse et l'arrête définitivement, elles le font rouler dans un même cercle, cercle vicieux suivant la juste expression des logiciens; et, si on s'en rapportait aux vocabulistes, il faudrait tenir pour équivalents, c'est-à-dire pour synonymes, car tel est le nom donné aux mots prétendus égaux pour le sens, non-seulement ceux qu'ils qualifient ainsi formellement, non-seulement ceux auxquels ils appliquent la même définition, soit sans détour, soit en ayant l'air de la varier en variant un peu les termes, mais encore tous ceux qu'ils font servir de définitions les uns aux autres, et le nombre en est fort considérable. Consultez le dictionnaire seul, vous vous imaginerez, par exemple, que la synonymie est parfaite, et qu'il n'y a jamais de choix à faire entre gourmand et glouton; ladre et crasseux; intelligent et entendu; trouver et rencontrer; bétail et bestiaux; enchérir et renchérir; odorant et odoriférant; étincelle et bluette; ineffaçable et indélébile; grandeur d'âme, générosité et magnanimité; et ainsi d'une foule d'autres.

Sous ce rapport, tous les dictionnaires pèchent également et à peu près au même degré. Celui de l'Académie détermine de la même manière que les autres les significations des mots : ou, pour parler exactement, il est à cet égard le modèle que les autres copient. L'Académie, à la vérité, a senti et déclaré dès le principe que, pour définir les termes, il ne fallait pas se contenter d'en faire connaître les synonymes; mais, dans la pratique, il lui arrive presque toujours de s'en contenter. Aussi, tout ce que nous disons ou dirons des dictionnaires s'étend à tous, bien que s'appliquant particulièrement à celui de l'Académie, le vrai régulateur de la langue française. C'est donc de celui-ci que nous emprunterons d'abord un exemple qui mette en évidence ce qu'il y a d'insuffisant dans ces ébauches de définitions.

Qu'on tâche de concevoir, d'après l'Académie, les sens attachés aux verbes suivants :

Blámer : improuver, reprendre, condamner.

Improuver désapprouver, blâmer.

Désapprouver: blåmer, condamner, trouver mauvais.

Réprouver rejeter une chose, la désapprouver, la condamner.

Reprendre blâmer, censurer, critiquer, trouver à redire.

Condamner: blâmer, désapprouver, rejeter.

Désavouer (fig.) : désapprouver, condamner, réprouver.

Censurer: blâmer, critiquer, reprendre.

Critiquer censurer, trouver à redire.

Redire (trouver à): reprendre, blâmer, censurer.
Contrôler reprendre, critiquer, censurer.
Fronder blâmer, condamner, critiquer.
Épiloguer censurer, trouver à redire.

Au lieu d'instruire le lecteur, ne semble-t-on pas se jouer de lui? Et que sait il de plus après qu'avant, sinon que tous ces verbes sont synonymes et qu'on peut indistinctement dans tous les cas employer celui-ci ou celui-là1? Du reste ces définitions ne sont point rares dans les dictionnaires; elles s'y rencontrent par centaines, par milliers; et ce sont elles apparemment qui ont fait dire à Rivarol que l'Académie avait manqué la presque totalité de ses définitions.

En somme, les dictionnaires ne définissent point, ou ils définissent d'une manière incomplète, en même temps qu'ils accréditent une erreur. Ils désignent d'une manière générale et approchante l'ordre d'idées exprimé par le mot donné, sans insister sur la place qu'il y occupe, sur le caractère particulier qui le distingue comme espèce dans le genre. Ils mettent sans plus de rigueur chaque mot à côté d'un autre ou d'autres mots qui lui ressemblent à peu près. Indication insuffisante qui ne fait pas connaître, qui laisse flotter dans le vague la propriété des termes, qui n'apprend rien sur le choix qu'il convient d'en faire dans les diverses circonstances, et qui n'a d'autre résultat positif que de former une masse énorme de mots qui surchargent la langue en l'appauvrissant d'idées. Les Dictionnaires des synonymes ont pour objet de remédier à cette double imperfection. Ce sont, en ce qui regarde les définitions, des compléments des dictionnaires ordinaires. Posant en principe qu'il ne saurait y avoir de synonymes parfaits, surtout dans la langue usuelle d'un peuple avancé en civilisation, ils réunissent en familles les mots qui expressément ou implicitement sont tenus pour tels, et ils assignent à chacun une idée nette et qui lui convient exclusivement.

Synonyme vient de deux mots grecs aùv, avec, ensemble, et voua, nom, pour marquer que les termes ainsi qualifiés nomment ou désignent ensemble, ou les uns comme les autres, les mêmes choses, les mêmes idées. Il y a effectivement des mots regardés comme tout à fait équivalents par les poëtes, par les mauvais surtout, qui ne consultent en les employant que le besoin de la mesure et celui de la rime. Ce qui a fait dire à Port-Royal: Combien la rime n'a-t-elle pas engagé de gens à mentir? » Ainsi, dans nos colléges, les élèves, pour s'aider à versifier en latin, ont entre les mains un dictionnaire intitulé: Gradus ad Parnassum, et dans lequel à côté de chaque mot se trouve l'indication de ses synonymes. Parmi ces derniers, qu'il y en ait un qui consente à entrer dans le vers, il est immanquablement préféré, dût-il former un contre-sens ou faire dire un mensonge. Cependant, il n'y a jamais identité de signification entre les mots réputés synonymes. Ils ont entre eux le même rapport que les variétés d'une même couleur principale. Au premier coup d'œil et à distance, ils semblent tous se confondre, tant les nuances qui les séparent sont légères. Mais, en y regardant de

1. Pour leurs différences, voy. Blamer, désapprouver, etc., p. 401 et suiv.

près, on aperçoit ce qu'il y a de particulier dans chacune de ces nuances, ou, pour parler sans figure, on s'aperçoit que chaque mot est marqué de traits distinctifs qui le rendent seul propre à exprimer dans certaines circonstances l'idée générale qu'ils représentent tous.

Conformément à ces deux manières de voir, celle du vulgaire et des versificateurs, suggérée ou entretenue par les vocabulistes, et celle des grammairiens philosophes partagée par tous les bons écrivains, les synonymes sont devenus le sujet de deux sortes d'ouvrages également appelés Dictionnaires des synonymes. Dans les uns, comme dans le Gradus, n'ayant égard qu'à leur ressemblance et les prenant pour ce que les donnent les dictionnaires ordinaires, on les a rassemblés par groupes afin que le lecteur pût à son gré se servir de celui-ci ou de celui-là, mais sans lui indiquer de choix. Tels sont le Dictionnaire de Timothée de Livoy, augmenté par Beauzée, en français, et celui de Rabbi, en italien; tel fut chez les Grecs l'Onomasticon de Julius Pollux. Dans les autres, les mots synonymes, c'est-à-dire en partie synonymes, car on n'en reconnaît point qui le soient entièrement, se trouvent aussi rangés en famille, en raison de leur ressemblance; mais à chacun est assignée une nuance propre qui le caractérise et ne permet pas d'en employer un autre dans certaines occasions. Là, on dirait des livres d'histoire, de mathématiques, de morale, jetés pêle-mêle sur les rayons d'une bibliothèque; ici, des échantillons de minéraux régulièrement classés dans un cabinet d'histoire naturelle. Nous entendons exclusivement par Dictionnaires des synonymes des ouvrages du second genre, quoique cette dénomination convienné mieux à ceux du premier, où l'on ne tient pas compte des différences, où l'on ne semble pas y croire.

Tel est le sens du mot synonyme; tel est celui de l'expression Dictionnaire des synonymes. Si l'usage n'avait consacré cette dernière, il faudrait la remplacer par celle de Dictionnaire anti-synonymique; car l'espèce d'ouvrage qu'elle désigne est destinée à dissiper l'apparente synonymie à la faveur de laquelle les dictionnaires ordinaires, sans avoir l'air d'abandonner leur tâche, se dispensent réellement de définir les mots.

Un pareil ouvrage est une nécessité pour tout esprit droit et judicieux qui ayant à cœur la clarté et la précision du discours ne se contente pas d'une idée telle quelle des choses. Les dictionnaires ne donnent sur les acceptions des mots que des à peu près. Mais leurs définitions ne seraient ni inexactes, ni incomplètes, ni évasives, qu'elles ne satisferaient point encore, parce qu'elles sont arbitraires et dogmatiquement imposées. Et fussent-elles justifiées, en même temps qu'elles marqueraient fidèlement tous les traits caractéristiques de l'idée dont le mot est le signe, elles ne peuvent obtenir assez de développement dans le dictionnaire général pour être nettement et distinctement entendues. Voilà pourquoi un dictionnaire parfait sous ce rapport ne rendrait pas inutile l'usage du dictionnaire des synonymes. Il ne suffit pas de définitions irréprochables pour mettre en état de discerner toujours et sûrement la propriété des termes; il faut de plus en rapprochant les définitions de ceux dont le sens se touche, faire res

sortir leurs nuances distinctives, et pour cela ce n'est pas trop la plupart du temps d'une longue comparaison où on les oppose les uns aux autres sous toutes les faces, au moyen de phrases faites à dessein ou d'exemples empruntés aux écrivains les plus considérables. Voilà pourquoi les dictionnaires des synonymes, abrégés de Girard, que Boiste et Laveaux ont joints à leurs grands dictionnaires augmentent le volume de ceux-ci sans rien ajouter à leur valeur. Le fait est qu'une foule de distinctions ne s'y comprennent plus, faute d'explications et de détails. De là vient aussi en partie que les Synonymes latins de Gardin Dumesnil, imitation écourtée de Girard, jsont si insignifiants et si peu utiles à étudier1. Voilà pourquoi enfin on ne saurait donner du travail d'un synonymiste une analyse fidèle et claire, surtout quand on s'attache, ainsi que l'a fait M. Guizot par rapport à Roubaud, non pas à résumer sa pensée, mais à transcrire quelques phrases avec les termes mêmes dont l'auteur s'est servi.

Les dictionnaires ordinaires ont pour inconvénients de laisser dans l'incertitude touchant la signification propre des mots, et, en ce qui concerne le choix de ceux-ci, de favoriser la paresse et l'indifférence, de fournir au verbiage un aliment et un encouragement. En combattant deux effets si déplorables, le dictionnaire des synonymes rend un double service. Il y a plus: sans les lumières qu'il prête, on ne saisirait pas toujours dans les auteurs classiques des finesses qui tiennent à des nuances de sens fort délicates. Par exemple, Laharpe rapporte, dans son Cours de littérature, qu'à l'époque de la Révolution l'impudence des mœurs fut telle, que les femmes en vinrent à s'habiller sans se vétir; expression admirable, mais dont la justesse parfaite doit échapper à bien des lecteurs, à tous ceux qui s'en rapportent aux dictionnaires pour les sens des mots : les dictionnaires définissent s'habiller par se vétir, et se vêtir par s'habiller. Vous lisez dans Montaigne que c'est trahison de se marier sans s'épouser '; que, pour donner comme il faut, on doit épandre le grain, non pas le répandre ; et qu'en faisant souvent le piteux on n'est pitoyable à personne. Bornez-vous à consulter le meilleur de nos dictionnaires, celui de l'Académie, vous ne parviendrez pas avec son aide seule à comprendre tout ce qu'il y a de spirituel et de juste dans ces trois phrases. Vous y trouverez la même définition appliquée à se marier et à s'épouser, à épandre et à répandre, à piteux et à pitoyable. Il arrive bien quelquefois aux vocabulistes de mettre des différences entre les définitions des mots opposés par les auteurs; mais d'ordinaire, ou ces différences sont fausses, comme celle, par exemple, que prétend établir l'Académie entre c'est à vous à et c'est à vous de, ou elles ne sont qu'apparentes et en les pressant on en fait aisément ressortir tout ce qu'elles contiennent d'illusoire. A la fin du chapitre intitulé : De Democritus et Heraclitus, le même Montaigne écrit que, notre propre et pécu

1. Le même reproche ne saurait être fait à l'excellent Traité des synonymes de la langue latine de M. E. Barrault, auquel l'Institut a décerné le prix de linguistique en 1853.

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lière condition est autant ridicule que risible. Voulant m'expliquer ce qui distingue ces deux derniers adjectifs, j'ouvre le dictionnaire de l'Académie et j'y lis ridicule, digne de risée, de moquerie; risible, digne de moquerie. Définitions absolument équivalentes, ou bien la différence tient au mot risée, qui est dans la première et non dans la seconde. Mais en cherchant la définition de risée, je trouve moquerie. De sorte que, à dire le vrai, on se donne l'air de définir différemment des mots qu'on définit tout à fait de même, et si dans la phrase de Montaigne on substituait les définitions aux définis, on aurait pour résultat : Notre propre et péculière condition est autant digne de moquerie et de moquerie que de moquerie 1.

II. Histoire des travaux qui ont eu pour objet la synonymie française.

Ce genre d'étude n'a point commencé dans les temps modernes : l'antiquité l'a cultivé de bonne heure. Le premier qui s'en soit occupé chez les Grecs, à notre connaissance, du moins, est un des maîtres de Socrate, le sophiste Prodicus. Il attachait un grand prix à la science de la propriété des mots; il donnait même sur ce sujet des leçons qu'il faisait payer cinquante drachmes par tête. Platon, à qui nous devons ces détails, rapporte quelques-unes de ses distinctions dont il se moque à cause de leur subtilité ou peut-être simplement par esprit d'hostilité contre les sophistes en général; ce qui ne l'a pas empêché d'imiter lui-même ce qu'il condamnait, en fondant sa réfutation de la philosophie ionienne sur une différence, jusque-là inaperçue, entre les deux mots ap et storyɛtov, c'est-à-dire principe et élément. On voit aussi dans Athénée que Chrysippe avait composé un livre de synonymes. Toutefois, il n'est parvenu jusqu'à nous de traité des synonymes grecs que celui du grammairien Ammonius qui vivait au commencement du second siècle ou vers la fin du quatrième après J.-C. Il a été traduit en français et augmenté d'un grand nombre d'articles tirés de divers autres grammairiens grecs par M. Al. Pillon. Les Latins ne nous ont laissé aucun ouvrage semblable. Ce n'est pas que leurs plus célèbres écrivains, grammairiens et rhéteurs aient ignoré la nature de ces mots et dédaigné leur examen Cicéron, Quintilien, Sénèque, Varron et autres contiennent nombre de passages, la plupart recueillis par Beauzée, dans lesquels les synonymes sont clairement définis, et beaucoup de distinctions synonymiques expressément établies.

Cependant, ce n'est point, on peut le croire, à l'imitation des anciens que les modernes en sont venus à se livrer aux mêmes recherches. En cela les modernes ont suivi l'exemple des Français, et ces derniers n'ont point eu de maîtres. D'abord des philologues, parmi lesquels Vaugelas, Ménage, le P. Bouhours, Labruyère et Andry de Boisregard, avaient sans conséquence indiqué ou même caractérisé certains mots synonymes. Mais, à force d'en voir augmenter le nombre,

1. Voy. Ridicule, risible, p. 274.

2. Paris, 1824, 1 vol. in-8°.

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